« Si j’écoute l’opinion d’autrui,
il
faut
qu’elle soit exprimée d’une manière positive ;
car j’ai déjà trop d’opinions
problématiques
en moi.
»
GŒTHE.
Sous un ciel triste et beau comme un grand désespoir, l’automobile va
vite, sur la route, à perte de vue, à travers la plaine hongroise, dans
un paysage d’estampe où les taches errantes des paysans se mêlent à la
tache noire des terres labourées.
Le Danube coule au fond du paysage, mais invisible comme un Dieu couché.
Un parfum de miel monte de partout dans le mouvant décor des prairies
coutumières ourlées de collines. Les silhouettes épiques des châteaux
dominant la pourpre rouillée des bois trempés de brume, alternent avec
les clochers d’églises guillochés comme des sceptres de rois.
Les petits étangs, où les cerfs vont boire sans peur, sont sur la terre
comme de grands miroirs brisés et oubliés, autour desquels des
troupeaux de bœufs mal racés, ruminent lentement sous le passage des
nuages ronds.
L’échappement libre de la voiture froisse la soie pourpre des fleurs,
des dernières fleurs qui se penchent pour regarder, tandis que les
branches des arbres, secouées par le vent, se jettent au devant de nous.
… Mais l’automobile s’arrête brusquement. Le chauffeur, qui est un
soldat français, descend, lève les bras au ciel, regarde la route
parcourue, et décide :
- Toute l’essence a fui du réservoir par l’ouverture d’une soudure. Je
n’ai pas de réserve dans la voiture !
Hésitations, consultations ; aucun village ne paraît dans le proche
horizon. Le chauffeur va laisser la voiture avec le voyageur et aller
jusqu’à la ville chercher de l’essence. Il reviendra, fera la soudure.
Et tout cela représente cinq ou six heures d’arrêt.
Il est midi.
Un paysan travaille dans le champ voisin. Je vais à lui. C’est un grand
diable, au teint clair, aux cheveux brefs et blonds, à la longue
moustache qui donne à tout Magyar l’air d’un Vercingétorix échappé d’un
moderne tableau. Celui-ci travaille avec des gestes de hussard qui
marche à la charge : les jarrets saillent ; le torse se cambre dans un
mouvement de gymnastique à mesure que l’homme avance dans le sillon.
Les grands bras ont des mouvements si harmonieux qu’ils ont l’air de
jongler avec la lourde gerbe de paille.
Le visage qui serait dur est adouci par des yeux violets, le violet des
scabieuses, couleur qu’on n’a vue nulle part en Europe à des yeux
humains, si ce n’est au pays des Magyars, couleur qui est le souvenir
de la lointaine terre, où la race s’est formée avant de descendre aux
plaines danubiennes.
Le paysan ne sait ni le français ni l’allemand. J’indique d’un geste
désespéré la voiture abandonnée sur la route et, d’un autre mouvement,
le désir extrême où je suis de déjeuner.
Les yeux violets regardent ; ils ont compris. Le paysan me montre du
doigt, là-haut, sur la colline, l’étincellement d’une maison blanchie à
la chaux, sous les ombrages dormants de grands arbres et, d’un geste
seigneurial, il m’invite à le suivre.
Au dedans comme au dehors, la maison est très propre. Les meubles de
vieux bois solide, les chaises garnies de paille vernie, les faïences
aux fleurs imprévues, ont l’air d’être dans la grande salle comme un
décor de théâtre. De la pièce voisine, vient un bruit de pas, ceux
d’une femme. Mais elle ne paraît pas, comme si nous étions en Orient,
au pays du harem fermé. L’homme, avec le même geste souple que j’ai
remarqué dans son travail, porte le linge parfumé, le linge
merveilleusement tissé à la main, le plat chargé de jambon, la grande
écuelle où les œufs sont dans l’eau bouillante, et la lourde bouteille
où brille le rubis rose du vin des coteaux.
Je m’assieds et je mange comme tout voyageur mange après un accident
sans mal, avec une rage vengeresse. L’homme est en face de moi,
attentif et silencieux, avec ce grand air de courtoisie qui, dans la
nation magyare, appartient aux plus humbles sujets de la Sainte
Couronne, comme aux plus fiers magnats.
Le repas terminé par une assiette de fromage frais et un verre
d’eau-de-vie de fruits, je me lève et je veux payer. Le geste du
portefeuille ouvert a suffi pour dresser en face de moi un être
transformé : les yeux couleur de scabieuse jettent des feux. De rose,
le visage est devenu pourpre, et la dure main du travailleur tire avec
fureur les longues moustaches blondes. Il ne prononce aucune parole,
signe de rare distinction de la part d’un homme dont les paroles ne
seraient pas comprises. Mais il me prend par le bras, d’une main dont
je sens la force, et me conduit devant une photographie que je n’avais
pas aperçue, au fond de la chambre, sur le dressoir. Cette image est
celle d’un officier en uniforme de guerre, avec trois rubans sur la
gauche de la poitrine. Très lentement, d’une voix timide comme celle
d’un enfant, mon hôte prononce ces quatre mots, les seuls peut-être
qu’il sache de la langue française, mais d’un accent si harmonieux que
je les entends comme une musique venue de mon lointain pays.
- Officier (et il montre sa poitrine) pas contre France !
Je suis l’hôte d’un soldat de son pays, d’un de ces gentilshommes
magyars dont la noblesse a neuf siècles d’obscurité, partagés entre le
libre travail de la terre et la dure servitude de la gloire militaire
dans des grades inférieurs.
Je serre la main qui se tend avec une réserve fière. Dans le silence de
la nature et de nos voix, nous nous regardons : les idées inexprimées
valsent de nos yeux à nos yeux comme un essaim de feuilles mortes. Je
sais maintenant tout ce qu’il me dirait et il sait ce que j’exprimerais
si nous n’étions pas séparés par la profondeur des verbes inconnus.
Nous nous tenons ainsi l’un en face de l’autre, jusqu’au moment où le
chauffeur, qui a trouvé de l’essence, vient me prévenir que la voiture
est prête et que nous pouvons partir.
Le gentilhomme du Danube m’accompagne au seuil de sa maison, mais pas
un mètre plus loin. Il se retire à reculons sans jeter un regard sur la
voiture qui est au bas du jardin, au milieu de la petite route. Cette
réserve de curiosité, cet aristocratique mépris, ne sont vraiment pas
coutumes populaires, ni attitudes du paysan, si prompt à se distraire
dans le spectacle de l’accident passager.
J’ai vu pour la première fois un de ces hommes appartenant au groupe
des petits propriétaires, qui font la force, la sécurité et la durée de
la nation hongroise, placée entre l’Orient et l’Occident pour défendre
et attaquer tour à tour, pour être l’amie violente et l’ennemie sûre.
Les tenants de la Hongrie ne sont pas ceux qui voulaient naguère
immoler les nations vivantes à un état Moloch. Ce ne sont pas ceux qui
voulaient le long suicide de tous les voisins non Magyars.
Les vrais Magyars sont les soldats de la terre, fils de la Hongrie
antique, pères de la Hongrie future, qui, avec les Deak et les
Eoetvoes, veulent que la Hongrie soit une patrie de liberté, protégée
contre les faiseurs d’Etats-Fiefs et les exploiteurs de
Provinces-Fermes.
Une démocratie de noble sang peut faire vivre une Hongrie nouvelle,
suite légitime de l’ancienne, héritière d’une civilisation millénaire
et d’une constitution sacrée.
Le paysan magyar, de race forte et grave, gentilhomme sans titres,
occuperait le premier rang dans une fédération danubienne et
balkanique, s’il n’avait pas suivi l’Autriche dans la paix et
l’Allemagne dans la guerre.
Aux hommes politiques qui gémissent sur une Hongrie diminuée, il faut
répondre que la défaite a sauvé la nation hongroise de la Mitteleuropa
qui l’aurait dévorée.
Victorieuse avec les Allemands, la Hongrie du Français Gerbert, du
Magyar saint Etienne, aurait dû abdiquer son légitime orgueil, son
indépendante tradition, sa subtilité politique, et même briser ses
haines traditionnelles qui sont ses liens les plus solides pour
l’attacher au passé.
La guerre gagnée par les Allemands de toutes les Allemagnes aurait fait
en dix ans ce que n’ont pas fait les siècles de germanisation
diplomatique : une Hongrie, province allemande.
Aujourd’hui, les Magyars peuvent reprocher justement aux Slaves tout ce
que les Slaves leur ont reproché. Ils peuvent regretter le temps où ils
formaient un état hétérogène, une agglomération de nationalités. Mais
ils ont la supériorité de former le seul état séculairement national,
originairement unitaire des pays danubiens.
Leur avenir appartient à celui des alliés qui saura gagner la
reconnaissance des Magyars en assurant les justes libertés de ce
peuple, qui a eu le tort de dresser son courage contre ses amis
naturels au profit de ses ennemis perpétuels, mais qui a payé assez
cher sa faute pour qu’on reconnaisse les hautes vertus et les qualités
agréables de la monarchie fondée par le premier pape français pour le
duc Etienne.
*
* *
Avant la guerre, les Français ne s’occupaient guère de la Hongrie :
Budapest leur apparaissait dans la brume rose et grise, comme une ville
de plaisir et de luxe chevauchant le Danube, là où il franchit, dans la
majesté de sa largeur dorée les vraies limites de l’Occident et de
l’Orient. Ils n’en savaient pas plus sur la capitale faite de deux
rivalités tard unies : Buda, capitale royale, tabernacle laïque de la
Couronne, et Pest, moderne, souriante, sonnante, dansante et répandue
joyeusement dans la plaine.
Le reste du pays n’était pour l’étranger qu’une réunion de chasses
merveilleuses, à l’usage des magnats et de leurs invités.
Le gouvernement impérial de Wien cachait soigneusement au monde cette
nation, ses ardeurs, son orgueil, sa fermeté, sa richesse.
A un Anglais, qui voulait visiter le royaume de Hongrie, l’archiduc
Ferdinand disait en janvier 1913 :
- La Hongrie ! C’est un grenier bien garni. On ne visite pas les
greniers !
Capitale et pays valaient et valent par la longueur et la hauteur de
l’Histoire, par l’ardeur de la vie moderne, par l’élégance naturelle
des âmes, par la beauté physique des hommes et des femmes, qui ont
cette vertu héréditaire et méconnue : de la pureté dans la race.
Budapest ! C’est une grande capitale, faite de deux villes, Buda et
Pest, deux villes qui se sont détestées, qui se sont battues, qui se
sont méprisées, qui ont eu toutes les querelles et toutes les disputes
que des Etats ennemis peuvent avoir entre eux.
La rivalité a duré du moyen âge jusqu’à l’année 1873, moment où un vote
du Parlement a réuni les deux ennemies en une seule capitale et les
deux noms hostiles en un seul mot, sans trait d’union.
Buda royale, Pest marchande, respirent maintenant d’un même souffle,
vivent dans les mêmes deuils et dans les mêmes espérances.
Le miracle réalisé pour les cités se renouvellera-t-il un jour par
l’union des pays danubiens, qui serait féconde dans la paix de l’Europe
et dans la civilisation du monde ?
En attendant ces invraisemblables jours, Buda et Pest ne diffèrent plus
que par leur air et leur caractère.
A Buda, c’est le sommeil majestueux et grandiose d’un quartier de
palais et de ministères, d’une ville de cour que la Cour a quittée
provisoirement.
C’est l’auguste léthargie des résidences princières, vieilles, mais
repeintes et refaites comme les dames qui refusent de vieillir. Les
larges façades sont animées le jour par le va-et-vient des officiers en
uniforme, des fonctionnaires porteurs de serviettes vides, des petites
dactylographes, jolies et nombreuses, qui sont en coquetterie avec le
travail comme avec les chefs.
Quand le soir descend sur la ville, Buda se vide dans l’ascenseur qui
pose ses hôtes au pied du rocher sur le quai du Danube. Les palais
deviennent muets. Le silence n’est plus troublé que par le pas cadencé
des sentinelles qui veillent aux portes du château royal et devant
l’ample villa du feld-maréchal archiduc Joseph.
A l’extrémité du rocher, après les rues larges et mornes, la cathédrale
du couronnement dresse vers le ciel les bras éperdus de ses flèches. En
elle, autour d’elle, l’ogive et le cintre se mêlent imprécis, en des
architectures grises, comme si elles étaient vues derrière une toile
d’araignée. Près de la cathédrale, si restaurée qu’elle est à l’état de
neuf, s’enroule une sorte de cloître fortifié, ou mur d’enceinte ou
chemin de ronde moderne, avec des tourelles, des créneaux, d’inutiles
et formidables défenses : c’est le Bastion des Pêcheurs, reconstitution
du style national roman, ennuyeuse comme sont toutes les
reconstitutions, comme sont toutes les imitations sans âme des œuvres
qui furent belles, par l’harmonie entre le temps où elles furent
exécutées et la foi de ceux qui les exécutaient.
Sur le parvis, saint Etienne, en statue de bronze, a l’air d’un
revenant qui va vers la cathédrale, non en dévôt mais en conquérant.
Statues partout ! Dans l’escalier du couronnement, c’est un petit saint
Georges en bronze, copie de l’adorable chose, qui éclaire toute la
grande cour d’
Hradschin.
Plus loin, le monument de Gerbert, du pape
Sylvestre II, père spirituel de la monarchie, regarde de haut le cours
du fleuve dans un magnifique isolement.
A côté de Buda, sur la même rive du fleuve, une autre colline,
le
Gellerthegy,
est un gros rocher dolomitique dressant sur le fleuve
son contrefort sombre, couronné d’une ancienne citadelle, décoré à
mi-côte de la statue – encore une statue – d’un évêque : Géllert.
Ici et là, partout un peu, des eaux minérales, des cascades
sulfureuses, des établissements de bains qui guérissent tous les maux
un peu, sauvent des rhumatismes, fortifient, purgent, réchauffent et
conservent dans la boue les corps fatigués.
Tel établissement date des Romains et de la colonie d’Aquincum,
d’autres rappellent la domination turque. D’autres enfin, ceux de l’île
Marguerite, ont été installés par les soins de l’archiduchesse
Clotilde, petite-fille du roi des Français, qui s’est ruinée dans de
grandes entreprises architecturales à Budapest.
Derrière les rochers du Buda et de Gellert, toute une cité de villas se
forme sur le tapis vert des jardins dessinés en parcs.
De l’autre côté du fleuve, Pest paraît une immense broderie étendue sur
la plaine.
Ce sont des boulevards sans fin, des rues larges et régulières comme
les mailles d’un filet, les quais du marché découvert où les fruits
rouges se mêlent en tas hauts comme des collines, raisins sombres ou
blonds, melons roses ou blonds, pommes, poires, toute cette richesse
des arbres de la campagne magyare.
Partout coule, glisse, rit, la foule bruyante, gesticulante. Partout
passent les belles filles à la peau aussi dorée que les cheveux,
enlacées par les souples bras de l’homme qui a l’air d’un soldat
encore, dans le vêtement de travail. Les ménages d’ouvriers regagnent
les faubourgs, pendus en grappes aux marches des tramways, tandis que
les familles de paysans, après le marché, montent sur le grand char qui
n’a pas changé de forme depuis Attila, et qui est traîné par de lourds
chevaux ornés de bandes en cuir, parées de clous en cuivre,
caparaçonnés à la manière des étalons qui conduisirent les ancêtres,
des lointaines montagnes jusqu’aux champs ubéreux du Danube.
De quoi est fait le charme de Pest, décors d’affaires, de chatoiement
de musique et de caresses sous les flocons de nuages qui s’accrochent
aux clochers des églises, aux toits des maisons, aux tours du Parlement
avec des formes de toisons en lambeaux ?
De quoi est fait ce charme ? Nul ne le sait, mais tous l’éprouvent, le
passant et l’habitant.
Il y a peu de monuments, mais la ville est monumentale.
Tout a de la grandeur autour d’un Parlement géant. Ce palais n’est que
le mensonge moderne du style ogival. Ses coupoles sont des tombeaux de
grands rêves ; ses salles sont trop vastes, et ses galeries s’allongent
à l’infini pour mieux prolonger les mirages dans la sonorité des
phrases et des mots. Mais tout cela devient la merveille dans la magie
du coucher de soleil, quand cela se détache sur un ciel de turquoise
malade et de topaze brûlée, quand cette masse qui a la couleur de la
pierre mouillée se mire dans le fleuve couleur de vitre polie.
La nuit descend très vite à la mode de l’Orient sur les toits et les
rues.
Par pauvreté de force électrique, la ville de nuit jadis si brillante,
a maintenant l’air de dormir aux premières heures de la nuit : les
magasins sont clos à six heures, les lampes électriques sont rares,
partout, même sur le
Corso
aimé des jeunes filles et des amoureux.
Les fenêtres semblent éteintes. Le clair de lune élargit les
boulevards, allonge les ponts, grandit le fleuve. Les églises ont les
irréelles formes de fantômes arrêtés.
Où sont les anciens feux des cafés, des restaurants, des cabarets, de
l’Opéra, et les éclairages
a
giorno qui duraient toute la nuit ?
Tout s’est attristé, tout semble entrer dans la grave méditation du
lendemain, et les innombrables orchestres veulent maintenant jouer en
sourdine, eux qui symbolisaient jadis, dans le délire de leur jeu,
l’espèce d’extase, la joie énervée et trépidante que la musique
communique aux tempéraments glacés.
Pest nocturne qui recélait dans une atmosphère de brouillard tant de
surprises et de visions, ne dort pas, mais veille comme une sentinelle
; et la Hongrie imite la capitale.
*
* *
Grave et méditante s’étend la plaine hongroise, qui est la Hongrie
nouvelle décapitée de ses montagnes, veuve de ses forêts où les arbres
sans âge bercent de leurs mouvements les légendes païennes et
chrétiennes, terribles et charmantes !
Sérieuse se tient la Hongrie, veuve de treize millions d’habitants,
fermée entre le bruit de Budapest et le silence de la calviniste
Debreczen !
La petite Hongrie n’a plus de mer et ne regarde que son lac Balaton, où
les angélus légers du monastère de Tihany disent l’agonie des rois
apostoliques et murmurent la gloire périmée du roi André Ier, enseveli
dans la crypte à trois nefs.
Lac Balaton, mourant au sud parmi les roseaux de la plaine, fermé au
nord par la douceur des collines et l’impertinence aiguë des volcans
éteints !
Lac Balaton où les magnats privés de leurs châteaux dans la Tatra
viennent, chaque été, mourir un peu d’ennui et, chaque hiver, valser
sur la glace !
Danube glauque souvent, vert parfois, bleu jamais, fleuve aux rives
grises ou roses, au cours de nacre liquide, sur lequel la lune se
penche avec la mollesse d’un puéril ballon et le roulement d’un astre
las de courir !
Air de Hongrie à la limpidité pénétrante et froide, à la douceur
subtile comme un éclairage longuement préparé pour la plus grande
beauté des femmes !
Pourquoi dire ce qu’il y a de calme et profond dans les lentes chutes
de lumière sur ces plaines ? Comment savoir pourquoi on aime les
détails intimes de ce paysage fuyant vers les monts et les rochers ?
Comment peindre la pénombre et l’imprécision des campagnes où le labeur
immense se voit à peine ? Comment évoquer les noms difficiles qui
peuplent les solitudes du pays, où régnèrent les fées du royaume, où
les contes et les légendes sont dépassés par l’Histoire ?
Le sortilège du Danube suffit-il à rendre mystérieuses et douces les
terres qu’il traverse, à répandre au loin ce clair obscur où la couleur
argentée s’enfonce dans le noir ?
Sur la terre de Hongrie, les quenouilles des peupliers et les murs en
ruines, les donjons carrés et les tours rondes, la veillée perpétuelle
des pierres et la jeunesse de la nature, disent la même chose : « Ce
pays a aimé la gloire et la beauté ; ce pays a commis des fautes mais
n’a jamais menti à son passé, et ce qu’il a subi d’outrages rachète ce
qu’il a eu d’orgueil ! »
Les petites et les grandes villes sont ici débordantes de souvenirs que
racontent les murs ébréchés, les enceintes éventrées, les portes
fortifiées, les clochers aux trois étages, symboles de la Trinité, les
hôtels de ville coiffés de toits lourds, et les maisons gardiennes du
clair passé dans les brumes de l’avenir !
Le ciel même de ce pays ne ressemble à aucun autre dôme divin dominant
d’autres terres. Il est d’or verdâtre, strié de nuages allongés, ou
bien rouge orangé, sous des bandeaux d’un bleu violent. Il a toujours
l’air d’une grave enluminure au-dessus des villages innocents et
laborieux qui dédoublent leurs images dans le miroir moiré des étangs,
et qui, du côté de la terre, finissent dans les longues allées des
saules ou des chênes.
Toute la Hongrie prend par cet éclairage la magie d’un paysage ondulé,
où tout ce qui n’est pas noir paraît être bleu, et transforme le fleuve
en un collier de métal inconnu, prenant et renvoyant le mystère de la
lumière.
*
* *
Pas une pierre des villes, pas une motte de terre hongroise, pas une
goutte des eaux précieuses qui n’aient leur histoire, qui ne tiennent
leur place dans l’histoire de la nation. Les lieux et les êtres
conservent avec le soin d’une dévotion les souvenirs du passé, qu’il
s’agisse d’Attila, de saint Etienne, de Mathias Corvin, de Kossuth.
Dans un rapport, qui est un acte de justice, M. Daniélou a fort bien
dit :
« Huns et Hongrois sont de la même famille, et de nombreux poètes et
historiens magyars ont célébré Attila comme un de leurs plus
glorieux ancêtres : « Tant que fermentera dans nos veines le sang
d’Attila, tant que le nom magyar n’aura pas disparu… » écrivait le
poète Baroti en 1789, à la veille de la convocation au château de Buda
de la Diète par Léopold III. « Qui ne reconnaîtrait en lui un
précurseur de Napoléon ? » va jusqu’à s’écrier dans son enthousiasme
l’historien moderne Boldewyi. « Quand un prince manque d’un Homère, dit
Fénelon, c’est qu’il n’est pas digne d’en avoir un. « Si cela est vrai,
ajoute Boldewyi, que dire d’Attila qui eut vingt Homère, que toutes les
langues européennes célèbrent à l’envie et que Raphaël lui-même ne
dédaignait pas d’illustrer de son pinceau ! » Voilà ce que pense encore
de son héros légendaire cette noblesse magyare dont l’
attila est le
vêtement national.
Mais c’est Etienne le Saint qui fut le plus grand roi civilisateur. Il
fit de la Hongrie un état absolument indépendant entre l’Orient et
l’Occident et, par d’heureuses alliances, après l’avoir déclaré « fief
de la Sainte Eglise romaine » lui permît de prendre rang dans la
famille des états européens. » (1)
*
* *
L’histoire des Magyars, à son matin, tient dans les invasions, les
reculs, les victoires et les défaites. Ce peuple turbulent et courageux
cherche sa place dans le monde, et quand il a trouvé un centre
d’existence, il part de là pour les conquêtes nouvelles parfois
terminées en échecs cruels.
L’histoire de la civilisation pacifique commence avec Geisa Ier, qui a
le sentiment national et organisateur, dans un temps où les chefs
pacifiques ont disparu de la civilisation païenne.
Paganisme ! Etait-elle bien du paganisme cette religion du Magyar où le
seul dieu Isten gouvernait des dieux inférieurs, des dieux soumis qui
ressemblent déjà aux saints des paradis chrétiens.
Paradis de guerriers que celui des Magyars où, après des funérailles en
armes, l’âme passait à cheval sous la voûte de la mort et traversait un
pont conduisant à l’autre monde ou terre du bonheur.
Noble image que celle du pont jeté entre le fini et l’infini, entre
l’accident de la vie et l’événement de l’éternité !
Cette religion primitive a créé par le sentiment d’égalité
l’innombrable et légitime noblesse magyare. Car tous les membres de la
tribu étaient frères égaux.
L’origine lointaine et la certitude absolue de cette noblesse lui
donnent un caractère de simplicité qui est contraire aux goûts et aux
complications de l’Allemagne.
La religion des ancêtres était si proche du catholicisme, que nulle
part au monde la transition n’a été aussi douce que sur la terre
hongroise.
La religion de Christ est naturellement entrée par la femme, par la
douce sœur du duc de Pologne, épouse de Geisa.
Le chef se fit baptiser par amour de Dieu et de sa femme ; mais s’il
n’eut qu’une épouse il prit deux religions, continuant les pratiques du
culte national dans la foi chrétienne.
Par l’union touchante et malheureusement interrompue des Tchèques et
des Magyars, ce fut saint Adalbert, apôtre des Tchèques, qui vint
à
Esztrgom
(Gran), séjour du duc de Hongrie, pour baptiser l’enfant qui
devait être un fondateur, si le fondateur d’une nation est vraiment le
premier législateur et le porteur de civilisation.
Saint Etienne, premier roi de Hongrie, est l’auteur de cette
constitution et de cette organisation unitaires qui ont triomphé du
temps et de la haine, de la défaite extérieure, des querelles
intérieures.
Dans la terreur et l’écrasement, le monde attendait alors la fin du
monde avec l’an mil.
Deux hommes, le moine auvergnat Gerbert, devenu le pape Sylvestre II et
le duc Etienne de Hongrie, taillèrent leur courage dans la peur
universelle.
Parmi les hésitations de ceux qui croyaient l’humanité arrivée au seuil
de la mort universelle, ils préparèrent l’avenir avec tant de fermeté
dans la main, qu’il est impossible de comprendre la Hongrie du
vingtième siècle sans apercevoir le présent dominé par les têtes de
Sylvestre II et d’Etienne Ier.
La grandeur de Gerbert a le pittoresque qu’ont les grandeurs du moyen
âge. Exalté par son œuvre, écrasé par ses historiens, il
gisait dans l’
in pace
de sa gloire chaque jour plus muette, quand un
de ses compatriotes, le duc de la Salle de Rochemaure, l’en a tiré par
un livre terminé à la fin de 1914, mais publié par les soins pieux de
sa famille après la mort de l’auteur. (2)
Le premier, La Salle a compris ce moine, qui entend le gouvernement des
hommes en le regardant du point de vue de Dieu qui est l’Autorité.
D’autres avaient cherché ailleurs pour expliquer les efficacités et les
puissances d’un ordre surnaturel. Les historiographes du moyen âge
avaient rattaché Gerbert au diable plutôt qu’à Dieu. La Salle a remis
la vérité en place et montré comment la grande politique et la morale
s’entrelacent, quoi qu’on dise, autour de ce moine qui pétrissait le
globe, les yeux au ciel.
Gerbert, parti de la cabane de Belliac, monta les degrés de la fortune,
sans souffler ni s’essouffler, s’arrêtant à chaque marche de son
élévation dans cette attitude monumentale, qui eut sa perspective quand
il fut arrivé au faîte, et gouverna l’Europe du sommet romain.
Sous les différentes bures, pourpres et moires du commandement qu’il
revêtit avec tant de magnificence, la forte sandale du moine se
retrouve, qui écrase sans pitié ce que le moine veut écraser.
Gerbert n’avait ni la souplesse dans la flatterie, ni le respect verbal
qui caresse en se courbant. Il calmait les ombrages des rois et
dirigeait les volontés des peuples en les éclairant de haut et tout
droit.
Il avait une incommode et inflexible volonté, laquelle faillit barrer
sa carrière au début. Pourquoi n’aurait-il pas eu, par-dessus cette
volonté la grâce et l’élégance, comme les avait Alcibiade ?
Les faits parlent plus que les historiens d’une beauté, au moins d’une
grandeur physique qui aide l’homme à dominer les princes, les
princesses et les événements.
Pape, il devient le justicier plus grand que les justiciers de toute la
hauteur de cette estrade unique, plus grand que les autres grands papes
parce qu’il a le charme du mystère, parce qu’il va au paradis sous les
feux diaboliques des portes de l’enfer.
L’alchimiste fait passer le saint dans la mémoire des hommes. Et la
grandeur humaine de l’homme d’Etat cache, dans le lointain, la grandeur
monastique qui est d’ordre divin.
Gerbert ne montre pas la tête inébranlable et inaltérable d’un Grégoire
le Grand. Il n’est pas seulement le pape, mais un homme de mystère et
de génie qui est pape par surcroît. Il a même cette faculté inconnue du
moyen âge monastique qui est l’esprit. Sa correspondance innombrable,
et sauvée du temps, déborde de traits féroces ou charmants, de mots
heureux et d’images ironiques.
Paradoxal dans le sublime, le « faiseur de rois » est républicain de
goût et de tempérament. Il récuse en théorie le principe de l’hérédité
et ne l’admet en pratique que pour garantir contre le trouble des
élections multipliées l’enfance des peuples.
A Rome comme à Senlis, Gerbert affirme son opposition à l’idée
dynastique. Nourri de la pâture antique, il voit le régime idéal dans
le système romain. Les mots d’empire, de monarchie, viennent rarement
dans ses écrits ; celui de république lui est familier.
Son affection pour Othon ne l’empêche pas de prévoir l’avenir et de
travailler à libérer le Saint-Siège d’un empire unique.
Après avoir instauré contre le principe d’hérédité l’autorité
capétienne, il crée la monarchie magyare en la personne du duc Etienne.
C’est ainsi qu’il fait des rois apostoliques, des chefs soumis au
Saint-Siège seul, afin que les papes futurs aient des soutiens naturels
contre les prétentions absolues des empereurs.
Mesureur d’hommes, Gerbert a trouvé dans le duc Etienne, un homme de
grand sens et de fermeté digne d’être roi près de son pape, couronne
contre couronne. La supériorité de Gerbert se tient près de la valeur
d’Etienne. Le premier roi de Hongrie est ainsi plus précieux de toute
la valeur de celui qui l’a créé.
Et nous en sommes à l’histoire de la Bulle, vraie ou fausse, de la
Sainte Couronne authentique ou imitée.
Il y a des légendes que nous devons aimer mieux que les vérités. Car la
légende est l’idéal du vrai, l’essence subtile de ce qui devient exact,
non par le mensonge, mais par la continuité de la croyance ; la poésie
de l’incertain met plus de lumière dans l’éclat de la vérité.
Si elles ont été fausses, comment la Bulle et la Couronne ne
deviendraient-elles pas vraies dans la durée de l’illusion.
Il serait vraiment surhumain et tout à fait divin que l’opinion unanime
du peuple hongrois fût faite, en 1920, d’une erreur perpétuée depuis
l’an mil.
Il faudrait le rire amer de Tacite ou le sourire pincé de Montesquieu
pour étudier les suites et les conséquences du fait divers pontifical
d’où jaillit toute l’histoire de la nation hongroise.
Ce qui est vrai, c’est que la Hongrie a été construite en forme de
monarchie, avec ou sans bulle, avec ou sans couronne, par le moine
français qui s’est érigé sur l’apocalypse d’un monde nouveau, pour
faire une carte d’Europe avec les débris de l’empire romain dispersé,
avec le trône rompu de Byzance.
Ce qui est vrai, c’est que de tels hommes, le pape Gerbert et le roi
Etienne, méritent dans le terrible et splendide médaillier de
l’histoire, des portraits enlevés en haut relief sur le plus dur granit.
La pierre seule peut donner cette énergie d’empreinte que demandent les
figures des deux fondateurs de la Hongrie.
La preuve de la vérité est moins dans les faits que dans le lien non
coupé de leur ensemble.
La Couronne et la Bulle sont vraies maintenant, parce que des siècles
de gloire, de bonheur et de souffrances les ont légitimées.
Une force organisée depuis mille ans, triomphera-t-elle des forces qui
sont organisées depuis quelques années, et qui s’unissent contre elle ?
Sous la cuirasse comme sous l’uniforme moderne, sous le velours et le
vair comme sous le sayon grossier, les magyars appartiennent à un culte
historique et légendaire, et tout culte reste un amour fougueux. C’est
ainsi que les Hongrois aiment non la monarchie, mais une couronne qui
est le symbole de la nation.
La force de la religion monarchique est telle, en Hongrie, que
l’impétuosité vers la religion proprement dite en est affaiblie. Pour
ce motif, la Hongrie du XXe siècle est le seul pays où le catholicisme,
religion de l’unité, de l’autorité absolue, puisse voisiner sans
querelle avec la doctrine protestante, scindée en d’innombrables
communions, avec le judaïsme, forme conservée d’une tradition ancienne
et d’un esprit moderne.
Comment faire comprendre à ceux d’Amérique et même d’Europe, cette
sorte de peuple qui est traditionaliste unanimement, avec une solennité
sans emphase ?
On connaît les diplomates qui confondent le Magyar et le Viennois, ces
deux pôles opposés. Les Magyars n’ont jamais été les hommes de
l’impassible désespoir. La colère et la violence les ont sauvés tant de
fois de l’anéantissement, qu’elles peuvent encore leur venir en aide.
Nous avons si bien perdu la coutume d’appeler les choses par leur nom
lorsque ces noms sont terribles, que nous osons à peine dire la vérité
: les Hongrois veulent vivre avec une amertume ulcérée, ils veulent
vivre par la flamme, par la morsure, par la blessure reçue, par la
blessure rendue. Ce sont des hommes complets qui n’hésiteront pas à
étrangler pour ne pas être étranglés. Leur douleur est imposante parce
qu’elle est active, opposée à la désolation immobile et assise des
Viennois, doux comme des condamnés à mort qui voudraient bien retarder
la mort, calmes à la manière des êtres et des choses qui vont finir.
Comme l’a courageusement dit dans son rapport M. Daniélou « malgré une
situation quasi désespérée, la Hongrie donne l’impression de la plus
grande vitalité. »
*
* *
« La Hongrie (Magyarorszog) est un royaume indépendant (
corpus juris
Ungarici). Le pouvoir législatif est exercé par
l’Assemblée Nationale
élue par le suffrage universel du peuple.
« L’Assemblée Nationale a élu l’amiral Nicolas Horthy de Nagybanya
comme
régent
du pays et a ratifié le traité du Petit-Trianon. Mais
elle a différé la solution de la question du Roi jusqu’à la
consolidation de la politique extérieure et intérieure. »
Tel est le texte officiellement revu, corrigé et envoyé par le
gouvernement hongrois à l’
Almanach
de Gotha pour 1920.
Ce texte contient une erreur : l’amiral Horthy n’a jamais été
régent.
Il a été élu
kormanyzo,
c’est-à-dire
gouverneur,
du mot
kormany,
gouvernement. Le même mot veut dire pilote, ce qui est joli pour un
marin. Il n’a pas le sens de régence.
C’est un homme sain et vigoureux, d’un grand sens pratique à l’endroit
de la réalité, avec une netteté de ton qui devient piquante contre la
rhétorique et la diplomatie. Avec d’agréables brusqueries, il marche
lestement entre les pièges qu’on a tendus autour de lui, comme il
marcherait en bon marin sur le pont d’un navire encombré et balloté.
Discret, intelligent et hermétique, l’amiral est un observateur de
nature, qui a mis par circonstance la main droite dans l’action, puis y
est entré délibérément tout entier.
Ce n’est pas un homme qui totalise dans sa personnalité les défauts
séduisants ou les vertus sublimes de son pays : c’est le collaborateur
désintéressé d’une nation qui veut sauver l’unité de sa race.
« Toute la Hongrie est monarchiste », dit-on en Europe et c’est vrai.
Mais en Europe, en France et en Angleterre surtout, on croit qu’il
s’agit d’une monarchie de droit divin. On se représente tout un peuple
religieusement et mystiquement attaché à un roi descendu du ciel. On
voit dans la nation hongroise le dernier exemplaire des peuples
légitimistes du droit divin.
Rien n’est plus faux.
La nation est royaliste par attachement à la constitution millénaire.
Cette Constitution est la Bible, l’Evangile, le livre saint du pays.
Elle a sauvé la Hongrie de tous les orages. Même au temps de
l’oppression turque, elle a été administrativement conservée.
Rien de divin ou de religieux, dans le sens catholique du mot, ne se
mêle au respect constitutionnel voué par le pays au
roi couronné. Ce
roi tient son pouvoir de la constitution et fait
un avec la nation.
Cette vérité certaine établie, on s’aperçoit que le parti monarchiste
est en Hongrie à l’état révolutionnaire, et que la vérité n’est plus
vraie.
Tous les Hongrois sont royalistes mais ils ne sont pas tous dédiés au
même roi. Là commence le triomphe de l’idée subversive dans le
dévouement unanime à la couronne.
Charles de Habsbourg a été régulièrement couronné ; donc il est roi de
Hongrie et ne peut, selon les textes légaux, perdre son trône que par
une abdication régulière, acceptée par les représentants de la nation.
Charles IV connait les textes et son droit : malgré les conseils du
cardinal primat, malgré le dur traitement que lui a imposé le
gouvernement du comte Bethlen, il a refusé d’abdiquer, ce qui sauve
tous ses droits futurs pour le peuple épris de la Sainte Couronne.
La reine Zita de Bourbon a imposé son ardeur et son courage au roi,
qui, lors d’une première tentative, avait repris avec un peu trop de
facilité le chemin de la Suisse.
Il n’y a pas de secret ; il n’y a que des vérités tardives. Un jour
proche ou lointain, l’abbaye de Tihany livrera le tableau d’une scène
historique.
Les toits de ce couvent, lourds comme des couvercles de tombeaux, ces
murs bâtis en épaisseur de forteresse, cet enchevêtrement de chapelles,
de tours, de ponts, préparés pour une chûte romantique, ces barreaux de
fer découpés sur des vitraux qui, vus du dehors, ont l’air d’être en
métal poli plutôt qu’en verre, l’émoi des feuilles et le tremblement
des branches sur les eaux chaudes du lac, tout cela accompagnait
naguère le charme enveloppant des ballades et des contes, des légendes
plus vraies, dans le recul des dates et des siècles imprécis, que les
constatations et les preuves du temps présent.
Désormais, les huis du couvent se ferment sur le drame neuf et
légendaire vécu dans ces murs par un roi de la maison de Lorraine qui
porte, par substitution, le nom de Habsbourg, et par une reine, frêle
héroïne faite pour vouloir et ne pas savoir, par une femme dont le
manteau de coupe anglaise couvre les lys d’or cachés sur sa poitrine.
Si les hautes lucarnes des hautes toitures de Tihany restent
mystérieuses comme des prunelles de chat embusqué et guettant, on saura
par ailleurs comment le jeune couple fut victime de l’aveugle confiance
plus que de l’aveugle ambition.
Par sa première entrée en Hongrie, Charles IV avait voulu affirmer ses
droits et confirmer sa volonté. Ce que la diplomatie appela sa première
fugue n’était qu’une affirmation plus visible, une affirmation faite
devant son peuple et devant l’Europe. Cette entrée dans le royaume
était un démenti visible aux bruits d’une probable abdication.
La reine Zita, fille du feu duc Robert de Parme, sœur du prince Sixte
de Bourbon, arrière-petite-fille de Charles X, ne permettait pas à son
mari les joies de la retraite.
Mais son mari était-il encore roi de Hongrie à l’époque de sa première
excursion entreprise avec le passeport d’un gentilhomme français, dont
le nom n’est plus un mystère ?
En novembre 1918, Charles IV a reçu la députation des seigneurs
hongrois conduits par le président de la Chambre des magnats. Il a
solennellement déclaré :
- La Hongrie peut disposer de son sort.
La république du peuple n’a été proclamée qu’en vertu de cette
abdication. C’est après cet acte que le feld-maréchal, archiduc Joseph,
citoyen hongrois, a prêté serment de fidélité à la République.
Il est vrai que cette abdication et le gouvernement de la République
n’ont pas été formellement reconnus par les puissances. Cependant les
alliés ont eu des conversations avec les émissaires de la très
provisoire République : le général Franchet d’Espérey les a reçus à
Belgrade. La France a envoyé le colonel Vix à Budapest. Le gouvernement
tchécoslovaque a nommé un représentant à Budapest et reçu le délégué de
la République à Prague.
Charles et ses partisans répondaient par le premier retour du roi que
le manifeste du 13 novembre 1918 avait réservé tout.
Il reste certain que la petite Entente et la grande étaient en harmonie
pour ne pas accepter le retour de Charles, ou de sa femme comme régente
au nom de l’enfant archiducal Otto. Cette dernière solution aurait été
la plus impopulaire du monde en Hongrie où l’ex-impératrice était
chargée de toutes les fautes commises.
Le veto des alliés pèse de même sur les autre Habsbourg qui sont des
candidats réservés ou déclarés. Ce sont bien tous les membres de la
maison de Habsbourg que les traités excluent formellement de leurs
anciens trônes.
Le roi Charles, après son retour en Suisse, restait soutenu par les
magnats, les évêques et par la majorité des paysans.
Il était dirigé par sa femme. Mais la reine Zita, assez indépendante au
début de son règne, est tombée, parmi ses malheurs, dans une dévotion
qui livre sa volonté à beaucoup d’intrigues. Sans descendre aux
anecdotes et aux racontars, il faut noter, pour comprendre l’état de la
famille exilée, que chaque matin la reine, le roi, les aînés parmi les
enfants et toute la maison, entendaient en Suisse deux messes, celle
d’un simple prêtre et celle d’un moine : on avait des craintes sur la
qualité de la première, près de Dieu.
Dans cet état d’esprit, la reine, qui fut très intelligente, était
prête à se laisser choir dans les pièges de tous les aventuriers
portant masque de dévotion.
Elle était, à l’automne 1921, sous la domination d’un ménage qui était,
dans la petite cour, l’agent à peine discret du pouvoir allemand. Le
mari s’appelle Werthmann. Simple officier de réserve pendant la guerre,
il intrigua pour entrer dans l’état-major impérial où il obtint une
situation modeste, celle de secrétaire des audiences. Il était chargé
d’inscrire les noms des personnes que recevait l’empereur. Dans la
déroute finale il se fit le compagnon du malheur et suivit, avec sa
femme, née prussienne, le ménage impérial en exil.
M. et Mme Werthmann se rendaient utiles dans le menu de la vie mais
n’inspiraient aucune confiance à la reine Zita.
Un matin, la reine qui allait prier aperçut une masse étendue au pied
de l’autel.
La masse gémissait fortement et baisait abondamment les dalles et le
tapis. La masse était M. Werthmann qui préparait l’effet de son
évolution religieuse.
La reine, prise d’émotion devant cet élan sincère, voulut instruire
elle-même le ménage dans la vérité catholique. Le baptême couronna les
efforts des cathécumènes et de leur royale cathéchiste.
Inclinés devant la communion presque quotidienne des deux époux, la
reine et le roi devinrent « soumis à la Providence ». Et le ménage
Werthmann régna, gouverna et… trompa la généreuse naïveté d’un ménage,
pieux encore plus que royal.
A seule fin de déchaîner le désordre dans les Etats danubiens et
balkaniques et de pêcher quelque avantage dans les eaux troublées du
Danube, l’Allemagne faisait inspirer au roi Charles de nouvelles
aventures par le ménage Werthmann. L’enthousiasme juvénile de la reine
excitait le courage du prince. La course en avion, le jour anniversaire
de l’heureux mariage, ajoutait l’illusion amoureuse à l’illusion
politique, et vraiment l’imprévoyant ménage n’apercevait pas la ruine
de la Hongrie au bout d’un triomphe provisoire. L’amiral Horthy est
royaliste, le comte Bethlen, président du conseil, est royaliste, le
comte Banffy, ministre des affaires étrangères, est royaliste. Tous ces
royalistes eurent le courage de compromettre leur popularité pour
respecter le traité de Trianon et pour sauver la Hongrie d’une invasion
qu’elle est incapable de repousser par la force.
M. Bainville, qui comprend mieux que les autres la politique étrangère,
a justement écrit :
« Beaucoup de personnes pensent que Charles 1er aurait pu réussir. Nous
ne le croyons pas. Pour entrer dans Budapest il devait, avec son armée
carliste, battre les faibles contingents dont l’amiral Horthy disposait
ce jour-là. Mais un roi légitime ne fait pas tirer sur son peuple.
Aucun roi ne l’a jamais fait et l’ordre de Louis XVI à ses Suisses
était plus qu’un symbole, c’était une loi. »
Ce refus de verser le sang hongrois honore Charles 1er et montre en
effet de la race et de la tradition royales. Mais puisqu’il savait
qu’il ne pourrait pas se servir de la force, que tout son être y
répugnerait, il n’était que plus inconséquent de se lancer dans cette
aventure. Charles 1er, que Maurras a nommé le « gentilhomme européen »
a été gentilhomme par le cœur. Il reste européen par position. Pour
reconquérir un trône, il faut encore être un peu béarnais.
La conférence des ambassadeurs, composée d’hommes qui savent l’histoire
et la politique, a mesuré la grandeur du sacrifice accompli par le
gouvernement de la Hongrie.
Cette conférence a donné une discrète leçon aux professeurs de
violences qui s’agitaient à toutes les frontières de la Hongrie, par
une note dont la discrète importance n’a peut-être pas été aperçue :
« Le Conseil a appris avec satisfaction le succès du gouvernement
hongrois dû à son énergie et à sa fermeté, empêchant la tentative de
restauration qui menaçait une seconde fois la paix de l’Europe
Centrale. »
De fait, l’attitude du gouvernement hongrois a sauvé la Hongrie et
peut-être l’Europe.
Le grand honneur en est au comte Bethlen qui a été l’homme qu’il
fallait à la place où il était. Par le calme de son tempérament
transylvanien, par le sens pratique des difficultés, par le renoncement
de tout effet d’orgueil, le comte Bethlen a su ne pas s’immobiliser
dans des sentiments historiques. Il n’a pas brisé l’unité de la
politique hongroise. Mais la grande avenue n’étant pas libre il a pris
le sentier d’à côté.
Il a trouvé la collaboration du ministre des affaires étrangères, comte
Banffy, aimable et sceptique revenant de l’ancien régime, sous lequel
il dirigeait l’Opéra impérial. La guerre a transformé ce gentilhomme
amateur en homme politique qui porte dans les affaires étrangères
l’observation fine et détachée des événements, le dédain courtois
vis-à-vis des ennemis, la politesse un peu sceptique vis-à-vis des amis.
Ces deux hommes, comme leur chef, l’amiral Horthy, ont compris que pour
sauver le pays, il fallait ne pas défendre les institutions anciennes
qui ont craqué de toutes parts.
*
* *
Il ne faudrait pas croire cependant que l’affaire de la monarchie soit
terminée par une déchéance prononcée sous le talon de l’Europe parmi
les protestations du déchu : quand le sentiment monarchique est au fond
des êtres depuis mille ans, ce n’est pas une opinion qui finisse en
rêverie comme la flamme finit en fumée.
La violente opération imposée par l’Europe a donné au peuple hongrois
un de ces vertiges affreux qui déconcertent les hommes d’Etat,
épouvantent les diplomates et font surgir parfois une solution par un
homme de génie.
La dynastie des Habsbourg qui n’est pas nationale au pays des Magyars,
peut ne pas être considérée comme une base permanente et stable de
légitimité, comme un môle historique dans lequel puisse être soudé le
nouvel anneau relié aux premiers anneaux de la tradition.
La Hongrie n’a pas toujours eu le respect des couronnements qui
compromettaient la vie nationale. Malgré le couronnement sacré qui rend
indissoluble l’union du roi et de la nation, les Magyars n’ont pas
hésité à détrôner le roi Pierre, neveu de saint Etienne, et à le
remplacer par un chef de tribu : Samuel Ala.
Monarchie sans roi, la Hongrie est riche en candidats.
Le premier est l’archiduc Joseph, personnage beaucoup plus moderne que
son très détesté cousin, le roi Charles. Depuis quatre générations
cette branche de la maison de Habsbourg est détachée du sol autrichien
et a pris racine sur la terre de Hongrie. Il faut reconnaître que
l’archiduc Joseph, son père et son grand-père le palatin de Hongrie,
étaient les gens les plus mal vus à Wien.
Vus est un terme
inexact,
car ils n’allaient jamais dans la capitale impériale. Le père de
l’archiduc actuel ne savait pas un mot d’allemand. Aucun des trois n’a
voulu les honneurs des cryptes réservées aux Habsbourg dans le couvent
des Capucins. On est en face d’une opposition sincère, vieille d’un
siècle.
L’archiduc Joseph est par sa mère, la princesse Clotilde,
l’arrière-petit-fils du roi des Français, Louis-Philippe. Sa grand-mère
était la princesse Clémentine d’Orléans. Sa sœur a épousé le duc
d’Orléans. Mais le feld-maréchal ne tire aucun orgueil de ce dernier
incident : il se contente de soigner avec affection la malheureuse
duchesse qui se meurt douloureusement et lentement dans le château
d’Alcsuth. L’archiduc Joseph va dans cette retraite chaque semaine voir
sa mère, ruinée par des spéculations hardies mais imprudentes, et sa
sœur immobile depuis deux ans sur un lit.
L’archiduc Joseph est le seul maréchal de la Hongrie. Il vit avec sa
femme, son fils et sa fille dans le palais important, somptueux et
abominable, qui s’étale sur la place de la Colline à Buda, à côté des
ministères et du château impérial. Le gouvernement provisoire de
Hongrie donne à l’archiduc les honneurs dus à un maréchal. Sentinelles
aux portes sur la place ; sentinelles encore dans le parc dont les
allées descendent vers la campagne, tournant le dos à la ville de Pest
; sentinelles même dans les longues galeries tout égayées par des
tableaux modernes, libidineux et mal peints.
Un ami du prince a demandé pour moi une audience immédiatement accordée.
A dix heures et demie, un matin, l’aide-de-camp du maréchal m’a conduit
sans aucune attente dans un petit salon où l’archiduc Joseph se tenait
assis au pied d’un affreux tableau de Munkatchy représentant une femme
occupée à passer sur ses seins découverts la caresse d’une fleur
mollement tenue.
L’archiduc est en petite tenue de maréchal, mais la poitrine bombée
disparaît sous les décorations. Trente-sept croix pendent à leurs
rubans. Deux Ordres sortent du col. Plaques à gauche, plaques à droite
et des rubans encore avec des médailles aux boutonnières inférieures du
dolman. Admirablement proportionné de tout le corps, le prince a une
attitude simple. La tête est régulière, d’expression douce, avec de
l’hésitation dans les yeux. La voix est très lente dans le plus pur
français, avec des expressions de Paris, de la gaîté et une
bienveillance fort agréable. Je suis en face d’un homme d’autrefois,
mais qui s’est refondu et coulé dans le moule le plus
moderne. L’archiduc parle longuement des malheurs de sa patrie qu’il
juge immérités. Puis il ajoute :
- Nous, Hongrois, nous avons pour nous notre forte unité, notre
concentration vraiment nationale autour de notre Constitution
millénaire.
Une race moins forte que celle-ci se serait dissoute comme du sucre
dans de l’eau, sous les ondes et les courants des invasions. Nous avons
appris à vivre malgré les défaites.
… Esprit différent, horizons changés, vues nouvelles, rien ne modifie
notre volonté de vivre…
Les nations à tête d’argile qui forment la nouvelle Europe risquent de
se briser en se heurtant… Notre nationalisme nous a sauvés, nous a
laissés unis mais sans fer, sans charbon, sans bois, sans les richesses
du sol que nous avions pris l’habitude de trouver chez nous…
L’avenir est à celui qui rendra, je ne dis pas facile, mais possible,
la vie de la nation la plus complètement amputée par les rudes
chirurgiens de la paix.
- La popularité de Votre Altesse permet, Monsieur le Maréchal, à vos
amis de croire que vous êtes peut-être ce sauveur.
- Il est vrai que je suis aimé par les soldats et par leurs familles,
ce qui fait beaucoup de monde. J’ai fait mon devoir pendant la guerre
comme tout le monde l’a fait de ce côté-ci et du vôtre. Mais j’ai vécu
vraiment avec le peuple dans les premiers rangs. J’ai dormi sur le sol
près des soldats. J’ai avancé avec eux et j’ai appris à les aimer.
Cependant je ne suis pas ambitieux. Je ne cherche, je ne demande rien.
Je ne reculerais pas, il est vrai, si je pouvais être utile à la paix
extérieure et intérieure de mon pays. Les alliés ne me connaissent pas.
Une démarche, une promesse aurait l’air d’un geste d’ambition. Si on
m’appelle, je viendrai. Mais je ne mendierai pas cet appel.
Le plus curieux c’est, qu’ainsi parlant, l’archiduc est parfaitement
sincère, presque naïf.
Sa figure paisible ne s’anime qu’au nom de son fils. Tandis que
j’évoque le souvenir d’une rencontre, l’autre hiver, dans un salon
romain avec le jeune prince, officier de vingt-cinq ans, timide encore,
mais charmant, de physionomie ouverte et curieuse :
- Ah ! ce voyage, dit le maréchal. On a cru encore aux ambitions ou aux
jeux de la diplomatie. Mon « garçon » est tout simplement amoureux
depuis huit ans. Il a été bien accueilli à la cour d’Italie et il est
en correspondance avec la princesse Iolanda, fille du roi. Ces deux
enfants s’aiment avec une simplicité biblique. Mais, mon pauvre «
garçon » pourra-t-il jamais revenir à Rome ? La politique le
permettra-t-elle ? Puisque vous avez aperçu mon « garçon », je vais le
faire appeler. Il sera content de voir un Français.
Et l’archiduc fait appeler son fils qui reste introuvable.
La conversation dévie ensuite vers la famille française du prince, à
laquelle il est fort attaché. Souvenirs de Randan, d’Eu, de Paris aussi.
A peine une question :
- Le gouvernement français sait-il seulement mon existence ? On doit me
confondre avec les autres, comme si j’étais un Allemand, moi. Nous
sommes Hongrois, rien que Hongrois.
Telle est la pensée exprimée d’un prétendant que ses fidèles comparent
à Henri IV, à qui les autres trouvent les mérites combinés de
Philippe-Egalité et de Louis-Philippe. Le feld-maréchal n’a-t-il pas
donné – ou prêté serment de fidélité à la défunte république hongroise
? Ne laisse-t-il pas entre que, s’il était roi ou simplement chef
d’Etat, il réaliserait le partage des grandes propriétés, partage
inscrit dans le texte de la loi mais non réalisé. Les petits
propriétaires aiment pour cette promesse le feld-maréchal. Les magnats
le détestent somptueusement et le traitent de révolutionnaire, surtout
depuis le jour assez récent où il a refusé de renouveler à Charles un
serment écrit de fidélité.
L’archiduc a épousé la princesse Augustine de Bavière, personne active
dont le physique, le moral et les attitudes rappellent le bel air d’un
lieutenant. L’archiduchesse a du courage, de la virilité et vit dans
une popularité personnelle, car elle a été une infirmière très dévouée
pendant la guerre. Trois enfants accompagnent le fils, archiduc Joseph,
qui est né en 1895.
Au demeurant, le feld-maréchal est un candidat qui voudrait compter sur
l’appui de la France et qui donnerait des gages au jeu de la couronne.
Il est ambitieux non par lui-même mais par influence de famille. Il se
montre trop négligemment variable pour savoir rester le noble soldat
qu’il a été. Il est poussé vers le pouvoir par le mauvais génie de sa
naïveté. Pour être roi, il se laisserait porter à bras avec ses
décorations et son cheval, jusqu’au chœur de l’église de Buda.
*
* *
L’archiduc Albrecht est le dernier venu dans l’ordre du temps parmi les
candidats à la couronne de Hongrie.
Ce timide jouvenceau est le candidat de… sa mère. Il est l’enfant
tardif, né en 1897, après six filles, de l’archiduc Friedrich, duc de
Teschen, ancien feld-maréchal autrichien, chef de la défaite, et de
l’archiduchesse Isabelle, née princesse de Croy. Dans le ménage, la
mère seule compte. Elle fut d’abord, dans l’ancienne Cour, la plus
ambitieuse, la plus orgueilleuse, la plus allemande des princesses.
Reniant ses origines belges et françaises, elle admirait sans réserves
tout ce qui venait de Berlin, et se déclarait la sujette, par le cœur
et par l’âme, de l’empereur Guillaume II. Les déceptions se succédèrent
dans cette existence en exaspérant l’orgueil au lieu de l’abattre.
Une des filles était fiancée à l’archiduc-héritier Ferdinand, quand le
prince déclara ses préférences pour la demoiselle d’honneur de la
princesse, la comtesse Sophie Chotek. On sait que l’héritier Ferdinand
s’unit à Mlle Chotek jusque dans la mort qui devait frapper la femme et
le mari à Serajevo.
L’archiduchesse Frédéric fut blessée par le divorce et la scandaleuse
annulation du mariage de sa fille, l’archiduchesse Isabelle-Marie,
contre le prince Georges de Bavière (annulation de mars 1913 par le
Saint-Siège).
Elle est ulcérée par les procès de son autre gendre, Elie de
Bourbon-Parme, le mauvais frère des bons princes Sixte, Xavier, etc…
Elle est endeuillée par la mort de son gendre, le prince de Salm-Salm,
tué à la bataille de Pinsk.
Elle est scandalisée par la mésalliance de sa fille, l’archiduchesse
Marie-Alice, qui, le 8 mai 1920, a épousé un simple baron von Waldbott.
Elle est déçue dans son orgueil par les fautes militaires qui ont rendu
son mari, le feld-maréchal, ridicule aux yeux du dernier sous-officier.
Mais elle n’a pas abdiqué ; elle met son dernier espoir dans le fils
qu’elle a eu après vingt ans de mariage, après « l’inutilité de six
filles », selon sa propre expression.
Ce fils est l’archiduc Albrecht, âgé de vingt-quatre ans, ancien
lieutenant autrichien. La mère a lancé cet enfant à travers l’Europe
pour le faire admirer, d’abord en Prusse où il a fait un séjour assez
malheureux.
Le voyageur a plus tard habilement évolué et a fait très adroitement sa
propagande à Paris au printemps de 1921.
Il l’a continuée en Espagne où il est allé saluer la reine
Marie-Christine, sœur de son père, et le roi Alphonse XIII, son cousin
germain.
Ce jeune homme, pâle, frais et blond sera-t-il un jour le candidat des
grands magnats ? Sa mère l’espère. Mais il repousse d’une mine
scandalisée les propos sur le sujet royal et répond assez drôlement : «
Je suis à la disposition de mon maître le roi Charles ».
*
* *
Déclarés ou secrets, les deux candidats de la maison de Habsbourg ont
le même malheur que leur parent le roi Charles, celui d’appartenir à la
dynastie déchue, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent pas, qu’ils
s’en proclament solidaires ou ennemis. Si leurs espérances avaient le
succès final, ils auraient en outre le désagrément d’être plus
illégitimes que le dernier venu, en cueillant le fruit tombé ou en
secouant l’arbre pour le faire tomber.
La Hongrie n’a pas eu que des rois nationaux, avant de se rompre dans
les lacets de la maison d’Autriche.
La dynastie Arpadienne elle-même a fini par Vacsla III de Bohème et par
Otto de Bavière.
La France est représentée par deux princes de la maison d’Anjou,
Charles-Robert et Louis-le-Grand.
Les rois élus venaient de l’étranger comme Sigismond de Luxembourg,
Albert d’Autriche ou Ladislas de Pologne.
La Hongrie moderne préférerait-elle à une République nationale un des
candidats étrangers qui pourraient lui être proposés ?
Il semble que la nation entière se lèverait contre l’intrus. La
xénophobie naturelle dans ce pays y est à l’état aigu depuis les
malheurs qui ont coupé la nation en plusieurs tronçons. C’est en vain
que le prince de Teck, candidat anglais, prétend avoir du sang royal
hongrois dans des veines fatiguées.
Le duc de Connaught et ses mérites seront aussi mal accueillis, ni plus
ni moins, si l’Angleterre expose ce vieillard aux dangers du Danube.
Deux princes italiens sont cités pour exaspérer la Hongrie. Le duc
d’Aoste serait au surplus un excellent roi, avec l’aide de son
admirable femme.
Un Saxe-Cobourg, le prince Cyrille de Bulgarie, ou le deuxième fils du
roi des Belges seraient des victimes expiatoires.
Ceux qui connaissent l’âme magyare ne sauraient envisager davantage le
succès d’un magnat : quel que fût l’élu, tous les autres se
dresseraient contre lui et l’abattraient du premier coup.
Esterhazy ne résisterait pas un jour, même en sacrifiant ses deux cent
mille hectares de terre.
Le comte Szerheny, marié à Gladys Vanderbilt, serait assez riche pour
payer les dettes du royaume ; mais la Hongrie n’est pas un domaine à
vendre.
On parle alors d’autres combinaisons plus secrètes qui appartiennent
peut-être à la fable : Le comte Bethlen, président du Conseil, aurait
pu être partisan de l’union personnelle roumaine-hongroise sous un roi
roumain. On attribue cette opinion au ministre parce qu’il est de
Transylvanie et que la Transylvanie est roumaine. Si on parle de ce
projet à l’homme d’Etat, l’homme d’Etat lève les épaules et ne dit rien.
Le reste des prétendants ne vaut pas d’être cité.
Les précautions doivent être simplement prises contre un coup d’état
dirigé par Friedrich, qu’il agisse pour son compte ou pour celui d’un
roi.
*
* *
Telle est la situation en Hongrie au point de vue monarchiste.
Le régent, amiral Nicolas Horthy de Nagybanya profite de ces
complications qui prolongent son gouvernement. Il semble ne pas prendre
parti et attendre avec correction l’expression de la volonté populaire
et il exécute le traité vis-à-vis des Alliés.
Si la popularité du régent se maintient, si le succès de sa politique
extérieure s’affirme, s’il arrive à gagner pacifiquement quelques
portions de terre, le provisoire peut avoir une longue continuité, ou
prendre en faveur de l’amiral une forme définitive. Mais au premier
échec de l’amiral Horthy, le pays fera un coup de tête qui sera un coup
d’état…
Certaines solutions trouveraient la nation complice et favorable. La
religion ne dresse d’obstacle devant aucune, parce que les querelles
religieuses sont inconnues dans la Hongrie moderne : les catholiques,
les protestants et les juifs n’ont entre eux aucune haine. La majorité
énorme des catholiques voit sans aucune inquiétude de nombreux
protestants au pouvoir : le gouverneur Horthy n’a pas un adversaire de
ce chef. Jamais on ne lui a reproché la religion qu’il pratique
ouvertement, qui est la protestante.
De même l’antisémitisme, si absurde en Bavière, est une rareté en
Hongrie. Et il convient de dire le rôle des israëlites dans la
monarchie. Car la France ne peut avoir que par eux une action
commerciale et financière à Budapest. Le Hongrois, le vrai Magyar ne
sait ni vendre ni acheter. L’israëlite est vraiment le seul négociant
de la Hongrie : le jour du Grand Pardon, presque tous les magasins sont
fermés ; les banques entr’ouvertes n’ont plus de chefs de service ; la
Bourse est close.
Catholiques, protestants ou israélites, les Hongrois ont pour eux
l’unité formidable et la volonté de vivre. Des êtres de la valeur de
Marie-Thérèse ou de Joseph II, des administrateurs choisis parmi les
plus habiles ont échoué contre une volonté tenace. Les Hongrois sont
restés hongrois malgré les promesses, malgré les menaces, malgré la
bureaucratie.
Mille ans de luttes contre la Constitution ne l’ont pas même ébréchée.
Amis ou ennemis, nous devons donc reconnaître que ce peuple est un des
plus forts de l’Europe nouvelle.
Le nombre des kilomètres carrés, le chiffre de la population ne font
rien à l’affaire : les Magyars gardent leur puissance de résistance et
de progrès par la solidarité de leur bloc, par l’isolement de leur
parler venu de Chine.
Les races ne périssent que par l’abdication de leur passé ou par leur
refus d’accommoder ce passé aux nécessités du présent. Jamais les
Hongrois ne se sont affirmés vivants avec plus d’énergie que dans le
malheur. Que l’infortune soit méritée ou qu’elle soit une injustice de
l’histoire, elle reste la leçon, mettons l’examen d’où ils sortent
mieux instruits.
Si la Hongrie nouvelle trouve des haines ou des méfiances, s’il y a des
malentendus douloureux, cela est honorable : la Hongrie compte. Elle
est trop intelligente pour s’enfermer dans des rancunes sans profit,
dans des querelles douanières.
Le grand honneur que les voisins font à la Hongrie, c’est de vouloir
que la Hongrie vienne ou revienne à eux. Beaucoup de bons esprits ont
peur que la Hongrie ne se laisse attirer vers le cercle du germanisme,
ce cercle dans lequel la nation hongroise a mal respiré dans l’
union
contre nature imposée pendant le dernier siècle. Les
Hongrois ont
prouvé par leur résistance que ce ne sont pas les éclairs de l’épée qui
civilisent : ce sont les mains libres des paysans et des ouvriers, avec
les cerveaux des penseurs. Déplacez un homme, mettez par l’imagination
Benès et son génie créateur de traditions, mettez cet homme dans la
tradition millénaire de la Hongrie ; ajoutez à ce génie d’aujourd’hui
toute la force du passé pour l’exploitation de l’avenir ; acceptez
l’idée que le berceau de ce Tchèque ait été posé en pleine terre
magyare. Quel changement dans l’Europe centrale si un tel homme
trouvait devant lui l’unité toute faite au lieu d’avoir à la réaliser !
Ce qui attire vers la Hongrie ses adversaires de l’heure et des
siècles, c’est la certitude que son histoire n’est pas faite de noms
bons à exhumer, de détails glorieux, de curiosités sociales. Les
Magyars forment un chiffre nécessaire dans l’addition de l’Europe.
Selon l’union de ce chiffre aux autres nombres, l’Europe continuera à
tenir l’univers en laisse devant elle ou, au contraire, elle sera
remorquée par le nouveau monde et même par la jeune Asie. Dans sa
mesure, la Hongrie peut aider à éviter la dislocation des forces
européennes.
La politique et la diplomatie ne font pas tout, même quand elles font
quelque chose. Une solide union économique, l’établissement de saines
relations commerciales donneront des résultats meilleurs que les
traités politiques forcément improvisés.
La paix a été faite sur deux principes : le respect de la race ; la
liberté pour chaque peuple de disposer de soi-même. Ces principes ont
été oubliés à la douane d’entrée dans la Hongrie diminuée. Les hommes
des partis les plus opposés ont proclamé cette vérité à la chambre et
au Sénat français, et quels hommes ! Les Paul Boncour, les Monzie, les
La Marzelle, et au delà de tous, avec la discrétion qui convient à un
chef d’état, Aristide Briand, son collaborateur le plus proche a pu
écrire :
« Aussi quand la Hongrie se tourne vers nous pour nous demander de
l’aider à réorganiser ses finances, de rétablir son réseau de voies
ferrées et d’exploiter le port de sa capitale, qui n’apercevrait pas le
rôle de première place que la France pourrait jouer dans ce pays tout
autant pour le rayonnement de sa propre civilisation que pour la
reconstruction et la pacification de l’Europe Centrale ? Les
difficultés de réalisation ne nous échappent pas, d’ailleurs. »
Pour obtenir le résultat souhaité il importe de ne pas laisser à la
jeunesse l’héritage des rancunes et des haines.
*
* *
Les Tchécoslovaques, les Roumains, les Yougoslaves, ou, du moins, les
hommes de premier ordre qui sont MM. Benès ou Take Janesco, nos amis et
nos alliés, doivent être les premiers à favoriser l’effort de la France
pour le maintien de la vie hongroise. Car, ont-ils déclaré, « ils
veulent vivre en paix avec la Hongrie et ils comprennent, selon les
expressions de l’un d’eux, la solidarité d’intérêts déterminée par la
géographie et consolidée par les traités de paix, entre les pays de
l’Europe danubienne. »
L’homme d’état qui a dit cela a prononcé le mot utile :
la géographie
! Comme vient de le montrer, avec un talent qui a l’éloquence de la
précision, M. Jean Brunhes, la paix est une affaire géographique ou
plus exactement la paix moderne découle de la géographie.
Cette patrie magyare d’où est partie la première lumière souveraine qui
ait éclairé les marches de l’Orient, après l’extinction des feux
romains, cette patrie doit être conservée, fortifiée. Quoi qu’on fasse
elle ne périra pas. Mais si, contre son désir, contre son histoire, on
la persécute ; si on la force à lier sa partie à celle de la Germanie,
cette terre sera le point de départ de luttes nouvelles. Si au
contraire les alliés fortifient la patrie hongroise et réconfortent
l’âme magyare, Budapest sera un centre d’ordre et de gouvernement, car
ce peuple a la grandiose originalité d’être reconnaissant, même fidèle
dans la reconnaissance.
Mais, au surplus, les expressions d’amitié, de sentiment n’ont plus de
sens. Elles se traduisent par le mot d’
équilibre. M.
Thiers disait le
3 mars 1866 : « L’équilibre, c’est l’indépendance de l’Europe. »
Depuis lors, l’accélération des transports a rapetissé le continent
ridé. Aucun état ne peut vivre isolé. Chaque petite nation a une
fonction qui la met à sa place dans la marqueterie du monde : la
Belgique garde les bouches de l’Escaut ; la Hollande garde les gueules
du Rhin ; la Suisse est la bonne concierge des Alpes ; le Danemark
veille sur les détroits ; la Hongrie doit être la sentinelle éveillée
du Danube.
Sans quoi l’équilibre solennel n’est plus qu’une balançoire accrochée
aux arbres des grands chemins pour le sommeil des esprits paresseux
jusqu’au jour où les branches cèderont sous la cognée d’un passant
audacieux, et jusqu’à l’instant où, par la chute des arbres, les
endormis seront précipités et roués sur le sol.
En Hongrie, il est plus facile de lutter contre les anciennes dynasties
que contre le manque de bois, de charbon, de pétrole, de blé, de
viande, de ces matières qui entretiennent la vie de la précieuse
guenille humaine.
En arrachant les choses nécessaires à la Hongrie, après l’avoir privée
de ses enfants légitimes, on risque de lui inspirer le courage des
grands désespoirs. Car le Magyar n’est pas celui qui, blessé, se couche
en gémissant et « se laisse » mourir. Il saurait tuer avant d’être tué.
Les roseaux timides qui tremblent au bord du fleuve ne sont pas les
symboles de la Hongrie.
Plus semblable au sapin des forêts que le vainqueur a prises, le
Hongrois peut se rompre en écrasant ce qui est dans le rayon de sa
chute ; mais il résiste.
Dans ces branches mortes des nations européennes, hachées par les
événements de la guerre, éparpillées en grand désordre par les
précipitations de la paix, la Hongrie attire le regard de l’observateur
parce qu’elle a gardé sa hauteur, son tronc solide, sa racine profonde.
Les Magyars rassasiés de gloire militaire, sur une terre qui boit le
sang, gardent les forces et les généreuses folies de la jeunesse, au
fond de l’Europe chenue, à la barrière de l’Orient épuisé.
JEAN DE
BONNEFON.
_____
NOTES :
(1) Rapport Daniélou, page 5.
(2) Duc de la Salle de Rochemaure, «
Gerbert » (
Silvestre II) Emile
Paul, Editeur, Paris, 1914.