BONNEAU, Alcide (1836-1904) :  Les Cadenas et ceintures de chasteté, notice historique (1883)
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.IV.2013)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collection particulière de l'édition donnée en 1887 par Isidore Liseux dans Curiosa, essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue.


Les Cadenas et ceintures de chasteté
(1)
par
Alcide BONNEAU
_____

ON verra si l'on veut l'origine des Cadenas de chasteté dans ce nœud spécial, appelé Herculéen, qui attachait la ceinture de laine des vierges Grecques, et que le mari seul devait dénouer, le soir de ses noces. Solidifiez ce nœud, appliquez-le à une armature de métal, et vous avez à peu près le Cadenas ; mais les Grecs ne paraissent pas avoir connu cet appareil de sûreté. Ce n'est que dans le conte de Voltaire que l'on voit Proserpine défendue par une armure de ce genre ; Vulcain, l'habile ouvrier, ne réussit jamais qu'à forger le fameux filet qui lui permit de surprendre le flagrant délit, non de l'empêcher ; et quand Ulysse fermait la porte de son royal logis au moyen d'une cheville passée dans des courroies, il eût sans doute été bien en peine de mettre une serrure à Pénélope.

La ceinture de virginité des jeunes Grecques se revêtait à la nubilité et se quittait dés le mariage ; tout au contraire, la Ceinture de chasteté était présentée par le mari à la femme le matin de la nuit de noces, comme excellemment propre à maintenir entre eux l’union et le bon accord en dissipant toutes ses défiantes appréhensions. Dans l’Aloysia du pseudo-Meursius, cette élégante peinture des mœurs du XVIe siècle, voici par quels arguments un mari, qui a bien ses raisons pour se tenir sur ses gardes, décide sa femme à en revêtir une. C'est elle-même, Tullia, qui raconte l'incident à son amie Ottavia : « Certes, » me dit-il, « je suis bien persuadé que tu es on ne peut plus honnête et chaste ; néanmoins j'ai peur pour ta vertu, si toi et moi ne lui venons en aide. — Qu'ai-je donc fait pour qu'il te vienne à l'idée un soupçon pareil, mon cœur ? » demandai-je ; « quelle opinion as-tu de moi ? Je n'entends pourtant pas m'opposer à ce que tu as pu résoudre. — Je veux, » reprit-il, « te mettre une Ceinture de chasteté ; si tu es vertueuse, tu ne t'en fâcheras pas ; dans le cas contraire, tu conviendras que c'est avec raison que je suis porté à agir de la sorte. — Je mettrai tout ce que tu voudras, » répliquai-je ; « je n'existe que pour toi, je ne serai femme que pour toi, bien volontiers, isolée de tout le reste du monde, que je méprise ou que je déteste. Je ne parlerai pas même à Lampridio, je ne le regarderai même pas. — Ne fais pas cela, » s'écria-t-il; « au contraire, je veux que tu en uses avec lui familièrement, quoique honnêtement, et que ni lui ni moi nous n'ayons sujet de nous plaindre de toi : lui, si tu le traitais trop rudement, moi, si tu lui faisais trop bonne mine. La Ceinture de chasteté te permettra de vivre en pleine liberté avec lui, et me donnera vis-à-vis de Lampridio sécurité entière. » A l'aide d'un ruban de soie dont il m'entoura le corps au-dessus des reins, il prit alors la mesure, à la grosseur de mon corps, des dimensions que devait avoir la ceinture, puis, d'un autre ruban de soie, mesura l'intervalle de mes aines à mes reins. Cela fait : « J'aurai soin, » ajouta-t-il, « de te montrer ostensiblement combien je t'estime. Les chaînettes, qui doivent être recouvertes de velours de soie, seront en or ; l'ouverture sera en or, et le grillage, en or aussi, sera extérieurement constellé de pierres précieuses. Un orfèvre, le plus renommé de notre ville, à qui j'ai souvent rendu des services, va s'appliquer à en faire le chef-d'œuvre de son art. Je te ferai donc honneur, tout en semblant te faire injure (2). »

Quel honneur! M. de Laborde (3) semble croire que les spécimens qui nous restent de ces engins sont dépourvus d'authenticité. « Des interprétations forcées, » dit-il, « ont donné une sorte d'existence légale à un conte et servi de passeport à des pièces curieuses de musées d'amateurs. Comme usage établi, ces Ceintures n'ont point existé, surtout chez une nation aussi spirituelle que la nôtre : comme lubie de quelque maniaque, elles peuvent avoir été forgées exceptionnellement. Je les rejette donc, et conseille aux amateurs d'en faire autant. » Qu'une telle pratique ait existé chez un peuple Européen à l'état de coutume générale, d'usage établi, nul ne le prétend ; mais en Espagne, en Italie et même en France, les maris ou les amants jaloux qui ont jugé à propos d'y contraindre leurs femmes étaient peut-être plus nombreux qu'on ne pense. Quoi qu'en ait dit Molière, les verroux et les grilles sont des obstacles d'une efficacité réelle ; l'efficacité sera bien plus grande encore si celte serrurerie est appliquée non seulement aux portes et aux fenêtres, mais à la personne même de la femme, rendue ainsi artificiellement invulnérable. A un point de vue très égoïste, le corps de la femme est comme le garde-manger des plaisirs de l'homme ; quoi de plus simple que de mettre au garde-manger un cadenas, de peur que quelque intrus ne vienne faire main basse sur les meilleurs morceaux et dévorer les friandises ? En Europe, le plus ancien personnage dont l'histoire ou plutôt la légende fasse mention comme ayant appliqué à ses femmes ou à ses maîtresses un appareil de ce genre est Francesco da Carrara, le dernier seigneur souverain de Padoue au XVIe siècle. Freydier l'en considère comme l'inventeur, il avait puisé ses renseignements dans l'abbé Misson (Voyage d'Italie, tome 1er, P. 112), qui dit avoir vu au Palais Ducal de Venise le buste de ce tyran « fameux par ses cruautés, » étranglé avec ses quatre enfants et son frère, par ordre du Sénat de Venise. « On y montre de plus, » ajoute-t-il, « un coffret de toilette dans lequel il y a six petits canons qui y sont disposés avec des ressorts ajustés d'une telle manière, qu'en ouvrant le coffret les canons tirèrent et tuèrent une dame, la comtesse Sacrati, à laquelle Carrara avait envoyé la cassette en présent. On montre avec cela de petites arbalètes de poche et des flèches d'acier dont il prenait plaisir à tuer ceux qu'il rencontrait sans qu'on s'aperçût presque du coup, non plus que de celui qui le donnait. Ibi etiam sunt serae et varia repagula quibus turpe illud monstrum pellices suas occludebat (4). » Dulaure, après Freydier, a quelque peu brodé sur ce passage. Il prétend, ce que ne dit pas Misson, quoiqu'il le laisse entendre, que ses actes de cruauté traînèrent sur l'échafaud Francesco da Carrara ; qu'un des chefs d'accusation relevés contre lui fut l'emploi des Ceintures de chasteté dont il avait cadenassé toutes les femmes de son sérail, et que l'on conserva longtemps un coffre rempli de ces Ceintures et Cadenas comme pièces de conviction dans le procès fait à ce monstre. Le désir tout naturel d'avoir quelques détails sur un procès si extraordinaire et sur un tyran Moyen-âge si bien réussi, nous a conduit à faire quelques recherches, et notre désappointement a été grand de ne rien trouver, ou de ne trouver que des faits en contradiction complète avec les assertions de Misson, de Freydier et de Dulaure. Francesco II da Carrara, dont les Chroniques Italiennes recueillies par Muratori parlent presque toutes et très longuement, car il joua un rôle considérable à la fin du XIVe siècle, fut bien étranglé dans sa prison à Venise, mais comme ennemi politique, pour s'être emparé de Vérone et de quelques villes Lombardes à la mort de Galéaz Visconti. Bloqué dans Padoue et forcé de capituler, il reprit les armes, après avoir feint d'accepter les conditions du vainqueur qui, s'étant emparé de lui, résolut de s'en défaire. Son procès et son exécution sont racontés dans leurs plus menus détails par Andréa Navagero (Storia della republica Veneziana), par Sanuto (Vite dei Duchi di Veneziana), par l'auteur du Chronikon Tarvisianum, et surtout dans l’Istoria Padovana d’Andrea Gattaro ; de son sérail, de ses femmes cadenassées, de la boite à surprise qui tua la comtesse Sacrati, des arbalètes de poche, il n'est pas dit un traître mot. L'abbé Misson aura prêté une oreille trop confiante aux contes d'un cicérone fallacieux. Restent donc seulement ces Cadenas et ferrements qu'il a dû voir et dont l'existence parait certaine, qu'ils provinssent de Francesco da Carrara ou de tout autre. Moins d'un siècle après ce voyageur, quand le président de Brosses visita le petit Arsenal du Palais des Doges, ces engins se trouvaient réduits à un seul, et le sérail du tyran, diminué dans la même proportion, ne se composait plus que d'une femme, son épouse légitime. « C'est aussi là, » dit le spirituel président, « qu'est un Cadenas célèbre dont jadis un certain tyran de Padoue se servoit pour mettre en sûreté l'honaeur de sa femme. Il falloit que cette femme eût bien de l'honneur, car la serrure est diablement large ! » (Lettres familières, XVIe). Voilà comment s'évanouissent les légendes quand on les examine d'un peu prés.

Le président de Brosses n'ayant pas jugé à propos de nous décrire ce Cadenas, et la pudeur de l'abbé Misson l'ayant empêché de dire autre chose que quelques mots, en latin, de ceux qu'il avait vus, nous ne pouvons que conjecturer ce qu'ils étaient. Les divers systèmes employés dans la construction de ces appareils ingénieux nous sont heureusement connus, soit par des descriptions précises, soit par des spécimens encore existant dans les collections publiques. Le plus simple est celui d'une des Ceintures de chasteté conservées au Musée de Cluny, L'occlusion est formée par un bec d'ivoire rattaché par une serrure à un cerceau d'acier muni d'une crémaillère. Le bec d'ivoire, dont la courbe suit celle du pubis et s'y adapte exactement, est creusé d'une fente longitudinale pour le passage des sécrétions naturelles; la crémaillère permet d'ajuster à la taille le cerceau, qui est recouvert de velours, pour ne pas blesser les hanches, et on le maintient au cran voulu en donnant un tour de clef. Une tradition que rien ne justifie prétend que cette Ceinture est celle dont Henri II revêtait Catherine de Médicis ; son exiguïté n'aurait pas permis de l'ajuster à une femme d'un aussi riche embonpoint que l'était la reine, à qui un soldat fit la réponse rapportée par Brantôme. Elle demandait pourquoi les Huguenots avaient donné son nom à une énorme couleuvrine :

— « C'est, Madame, » lui dit l'homme, « parce qu'elle a le calibre plus grand et plus gros que toutes les autres. »

La Ceinture de chasteté décrite par N. Chorier dans l'ouvrage cité plus haut reposait sur une combinaison différente : un grillage d'or était maintenu fixe sur le pubis par quatre chaînettes dont deux, soudées au haut de la grille, s'attachaient par devant à la ceinture ; deux autres s'attachaient par derrière en passant sous les cuisses.

Mais tout n'était pas en sûreté avec ce système, pas plus qu'avec le précédent. La grille d'or, comme le bec d'ivoire, ne protégeait que la chasteté du devant, en laissant l'autre absolument sans défense. Un Français pouvait s'en contenter, aussi croirions-nous volontiers ces engins de fabrication Française ; mais un Italien du XVIe siècle (ménageons nos contemporains), n'aurait jamais cru sa femme entièrement sauvegardée par un appareil si incomplet. Les maris jaloux de ce temps-là étaient trop soupçonneux, trop bien au fait des habitudes de leurs compatriotes, pour ne prendre leurs précautions que d'un seul côté.

La seconde ceinture conservée au Musée de Cluny répond au double objet que les Italiens devaient se proposer, et elle est de plus fort remarquable : excellente comme engin préservatif, elle est en même temps un objet d'art. Elle se compose de deux plaques de fer forgé, gravé, damasquiné et repiqué d'or, réunies dans le bas par une charnière et dans le haut par une ceinture en fer ouvragé et à brisures. Tout autour des plaques et de la ceinture sont ménagés des trous destinés à la piqûre des doublures. La plaque de devant porte à l'extrémité inférieure une ouverture dentelée de forme allongée ; l'ouverture de celle de derrière est en forme de trèfle. Toutes deux sont décorées de mascarons et d'arabesques ; sur la partie antérieure sont de plus gravées les figures d'Adam et Eve. C'est une cuirasse à l'épreuve des armes les mieux trempées et défiant d'un côté comme de l'autre les tentatives les plus audacieuses. Voilà un véritable ouvrage Italien ; aussi bien est-ce d'Italie que Mérimée l'a rapporté, pour en faire don au Musée de Cluny.

L'auteur de l'article Ceinture de chasteté, dans l'Encycopédie, en décrit une autre d'une fermeture aussi exacte, mais d'une construction tout à fait primitive. « Cette Ceinture, » dit-il, « est composée de deux lames de fer très flexibles assemblées en croix ; ces lames sont couvertes de velours. L'une fait le tour du corps, au-dessus des reins, l'autre passe entre les cuisses, et son extrémité vient rencontrer les deux extrémités de la première lame ; elles sont toutes trois réunies par un Cadenas dont le mari seul a le secret. La lame qui passe entre les cuisses est percée de manière à assurer un mari de la sagesse de sa femme, sans gêner les autres fonctions naturelles. »

Faut-il placer parmi les spécimens du genre la Ceinture dont parle Freydier, dans son plaidoyer pour la demoiselle Lajon ? Ce n'était pas, en tout cas, un objet d'orfèvrerie comparable à celui que nous avons décrit plus haut. Freydier la définit « un caleçon bordé et maillé de plusieurs fils d'archal réunis par des coutures, » au maintien desquelles veillaient de nombreux cachets de cire d'Espagne. Elle ne devait pas être d'une solidité exemplaire, malgré la serrure qui commandait tout le système ; le sieur Berlhe, le tyran de Padoue de la dlle Lajon, avait dû la fabriquer lui-même des débris de quelque vieille cotte de mailles. Elle n'en serait que plus curieuse, si on l'avait conservée au Musée de Nimes, comme produit d'un art naïf et spontané, ne devant rien à l'imitation des maîtres.

Tout le monde est d'accord, au moins chez nous, pour rejeter en Italie l'invention et l'usage plus ou moins commun de la Ceinture de chasteté. Diderot l'appelle l'engin Florentin ; Voltaire croit ou feint de croire qu'à Rome et à Venise l'emploi en est général ; Saint-Amand dit aussi que la plupart des Romaines portaient de son temps des caleçons ou brayers de fer :

D'un brayer que Martel en teste
De ses propres mains a forgé
Leurs femmes ont le bas chargé,
De peur qu'il ne fasse la beste.

(Rome ridicule.)


Rabelais (Pantagruel, III, xxvi) fait dire à Panurge : « Le Diantre, celluy qui n'a point de blanc en l'œil, m'emporte doncques ensemble, si je ne boucle ma femme à la Bergamasque, quand je partiray hors de mon serrail ! » locution qui ferait croire que les Bergamasques usaient encore plus communément que tous les autres Italiens de ces sortes de clôture mécanique, ou que les serruriers de Bergame avaient acquis en ce genre de fabrication la supériorité des armuriers de Tolède pour la trempe des fines lames d'épées.

Dans les Mémoires du comte de Bonneval sont racontés les amours de cet aventurier célèbre avec une dame de Côme qui se trouvait porter une de ces Ceintures. Il n'était pas possible de la couper ou de la découdre sans qu'on s'en aperçût, et sa vie en dépendait. Bonneval tue en duel le mari et est obligé de s'enfuir à Vienne où, l'histoire ayant transpiré, les dames de la haute aristocratie et l'empereur François-Joseph lui font mille questions sur ce curieux instrument, inconnu en Autriche. Mais ces Mémoires sont apocryphes. Particularité assez étrange, autant on trouve de renseignements sur les Ceintures de chasteté Italiennes dans les auteurs Français, autant les Italiens sont muets là-dessus. On n'y relève, à notre connaissance, aucune allusion dans leurs conteurs du XVe et du XVIe siècle, si féconds pourtant en histoires d'amours, en mésaventures conjugales, en vengeances de maris jaloux. Explique qui voudra cette anomalie.

Quoi qu'il en soit, la mode faillit s'en introduire chez nous, sous Henri II. Brantôme (Dames galantes, Discours 1er) parle d'un quincaillier « qui apporta une douzaine de certains engins à la foire de Sainct-Germain pour brider le cas des femmes ; ils estoient faits de fer et ceinturoient comme une ceinture, et venoient à prendre par le bas et se fermer à clef ; si subtilement faits, qu'il n'estoit pas possible que la femme, en estant bridée une fois, s'en peust jamais prévaloir pour ce doux plaisir, n'ayant que quelques trous menus pour servir à pisser. On dit qu'il y eut quelque cinq ou six marys jaloux fascheux, qui en acheptérent et en bridèrent leurs femmes de telle façon qu'elles purent bien dire : Adieu bon temps ! Si y en eut-il une qui s'advisa de s'accoster d'un serrurier fort subtil en son art, à qui ayant montré le dit engin, et le sien et tout, son mary estant allé dehors aux champs, il y appliqua si bien son esprit qu'il lui forgea une fausse clef, que la dame le fermoit et ouvroit à toute heure, quand elle vouloit. Le mary n'y trouva jamais rien à dire ; elle se donna son saoul de ce bon plaisir, en dépit du fat jaloux cocu de mary, pensant vivre toujours en franchise de cocuage. Mais ce méchant serrurier, qui fit la fausse clef, gasta tout, et si fit mieux, à ce qu'on dit, car ce fut le premier qui en tasta et le fit cornard. On dit bien plus qu'il y eut beaucoup de gallants honnestes gentilshommes de la Cour, qui menacèrent de telle façon le quincaillier, que, s'il se mesloit jamais de porter de telles ravauderies, qu'on le tueroit, et qu'il n'y retournast plus, et jettast tous les autres qui estoient restez dans le retrait, ce qu'il fit. Et depuis onc n'en fut parlé, dont il fut bien sage, car c'estoit assez pour faire perdre la moitié du monde, à faute de ne le peupler, par tels bridements, serrures et fermoirs de nature, abominables et détestables ennemis de la multiplication humaine. »

L'introduction et l'emploi de ces engins en France remonterait beaucoup plus haut que le régne de Henri II, si l'on prenait au pied de la lettre certaines paroles assez obscures des écrivains du XVe siècle. Guillaame de Machault disait, par exemple, en parlant d'une de ses maîtresses :

« A donc la belle m'accola...,
Si attaingnit une clavetie
D'or, et de main de maistre faite,
Et dist : « Ceste clef porterez,
Ami, et bien la garderez,
Car c'est la clef de mon trésor.
Je vous en fais seigneur dès or,
Et desseur tout serez en maistre,
Et si l'aim plus que mon œil destre :
Car c'est m'honneur, c'est ma richesse,
C'est ce dont.puis faire largesse... »


Agnès de Navarre écrivait à ce même Guillaume de Machault : « Ne veuilliez mie perdre la clef du coffre que j'ai, car si elle estoit perdue, je ne croi mie que j'eusse jamais parfaite joie. Car, par Dieux ! il ne sera jamais deffermé d'autre clef que celle que vous avez, et il le sera quand il vous plaira. » Guillaume répondait à Agnès : «... Quant à la clef que je porte du très riche et gracieux trésor qui est en coffre où toute joie, toute grâce, toute douceur sont, n'ayez doubte qu'elle sera très-bien gardée, se à Dieu plaist et je puis. Et la vous porterai le plus briément que je porrai, pour veoir les grâces, les gloires et les richesses de cest amoureux trésor. » Des commentateurs ont pensé que, pour assurer son amant de sa constance, Agnès de Navarre portait de son plein gré une Ceinture de chasteté dont elle avait donné la clef à Guillaume de Machault ; mais on peut interpréter ces passages dans un sens tout allégorique et immatériel, assez conforme au symbolisme raffiné des fidèles d'Amour.

De la fin du XVI siècle au milieu du XVIIIe, les indications relatives à l'emploi des Ceintures de chasteté, sans être bien nombreuses, laissent pourtant croire que le quincaillier de Brantôme avait eu des successeurs. M. Niel, dans ses Portraits du XVIe siècle cite une gravure satirique dont on pourrait conclure que Henri IV était soupçonné de prendre ce genre de sûreté avec une de ses maîtresses. Elle est intitulée : Du coqu qui porte la clef et sa femme la serrure, et représente assise sur un lit une femme nue, dans laquelle on reconnaît les traits de la marquise de Verneuil. Celle-ci a autour corps une Ceinture à cadenas dont elle remet la clef au Béarnais ; mais derrière les rideaux du lit la chambrière présente une seconde clef à un galant gentilhomme, qui tire sa bourse pour la payer.

Voltaire eut l'occasion, dans sa jeunesse, d'en voir et d'en palper une, bien authentique, celle-là, et solidement verrouillée autour du corps d'une de ses premières maîtresses, qu'il désigne sous le nom resté mystérieux de Mme de B...; c'est ce qui nous a valu le joli conte du Cadenas. L'auteur, dit une note de l'édition de Kehl, avait environ vingt ans quand il fit cette pièce, adressée en 1716 à une dame contre laquelle son mari avait pris cette étrange précaution ; elle fut imprimée pour la première fois en 1724.

Les Ceintures de chasteté n'étaient donc pas d'un emploi aussi rare qu'on serait tenté de le croire à première vue, et nous en trouvons encore une preuve dans le plaidoyer de Freydier, avocat de Nimes, en faveur de la malheureuse que son amant forçait à s'embarrasser de cette prison portative, quand il allait en voyage. Ce plaidoyer est antérieur à 1750, année où il a été imprimé pour la première fois. Pour bien  connaitre l'affaire, il nous faudrait  avoir le reste dossier, la défense de la partie adverse et surtout le jugement, dont les considérants ne pouvaient manquer d'être curieux ; mais la harangue de l'avocat Nimois a été seule sauvée de l'oubli. Un Nicolas Chorier aurait peut-être tiré de cette cause grasse un meilleur parti ;  cependant, tel qu'il est, ce morceau mérite d'être apprécié des connaisseurs. C'est, en tout cas, le dernier document positif que nous ayons sur la matière ; il termine la série des renseignements que l'on peut réunir sur un usage très probablement tombé aujourd'hui en pleine désuétude.

Août 1883.

NOTES :
(1) Les Cadenas et Ceintures de chasteté; notice historique, suivie du Plaidoyer de Freydier, avocat à Nimes. Avec Figures. Paris, Liseux, 1883, in-16.
(2) Nicolas Chorier, Dialogues de Luisa Sigea, tome II, pages 202 et suiv. de l'édition in-8°, (Paris, Liseux, 1882.)
(3) Notice des émaux du Louvre, tome II, Glossaire ; art. Ceinture de chasteté.
(4) Là encore sont des cadenas et divers ferrements dont cet horrible monstre bouclait ses concubines.

retour
table des auteurs et des anonymes