BERT, [Pierre-Nicolas ?].- Le compositeur typographe (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (16.VII.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) de  Paris ou le livre des cent-et-un. Tome cinquième.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans, MDCCCXXXII.- 399 p. ; 22 cm.
 

Le compositeur typographe
par
 [Pierre-Nicolas ?] Bert

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Ne confondez pas le typographe ou compositeur avec l’imprimeur ou pressier. Ces deux agents d’un art merveilleux sont séparés par un grand intervalle dans la hiérarchie des fonctions de l’imprimerie. L’un préside à la première transformation que subit la parole visible, l’autre ne fait que diriger la machine qui doit la répéter aux yeux par des milliers d’échos. La mécanique est déjà parvenue à disputer à ce dernier son emploi ; déjà, sans lui, l’encre sait se répandre sur les caractères assemblés et serrés dans un cadre ; la feuille blanche s’étendre sur la forme, se glisser sous la presse, et sortir de l’instrument muet empreinte de la pensée et de la voix du génie. Ainsi le pressier voit son poste envahi par un ouvrier plus laborieux que lui, et qui n’est pas, comme lui, sujet à la faim, à la fatigue, au sommeil (1).

Le typographe est à l’abri d’une semblable disgrâce : il défie la force de la matière de suppléer son activité intelligente : il n’est subtile combinaison de ressorts et d’engrenage qui puisse enseigner aux doigts d’un automate à chercher dans la casse le type correspondant au caractère écrit, et à le ranger dans le composteur : car il faudrait que l’automate sût lire. Voyez le typographe en fonction : ses yeux fixés sur le manuscrit veillent à peine sur le travail de ses doigts ; et vous devinez à la vivacité de son regard, au mouvement de sa physionomie, que, chez lui, l’esprit seul est occupé, tandis que sa main droite, qui se promène de la casse au composteur, semble obéir au balancement de son corps. Lire est pour le typographe une tâche importante, et d’autant plus difficile que les littérateurs et les savants qui lui confient leurs oeuvres, négligent pour la plupart d’écrire lisiblement ; je ne parle pas de ceux qui se reposent sur lui du soin de ponctuer, voire de satisfaire aux lois de la grammaire et de l’orthographe : surcroît de peine dont on ne lui tient pas compte (2). Que de services ne rend-il pas à d’ingrats auteurs qui souvent le paient de calomnie, qui lui imposent dans leurs errata la responsabilité de leurs bévues, mises sous le nom d’erreurs typographiques ou de négligences du correcteur ? Si sa vanité avait aussi la ressource des errata, il pourrait revendiquer bien des phrases correctes substituées sur l’épreuve au solécisme original.

Vous comprenez que l’ouvrier typographe a dû, pour premier apprentissage, cultiver son esprit, acquérir les connaissances élémentaires exigées comme condition d’aptitude à toute profession lettrée ; il lui faut savoir à fond sa langue, et, selon le labeur auquel il est appliqué, posséder au moins la nomenclature de la science traitée dans le manuscrit qu’il a sous les yeux. Plus d’un compositeur, il est vrai, s’est instruit en composant, comme plus d’un auteur en écrivant. Un atelier d’imprimerie, c’est d’ailleurs une école universelle : Bérenger y préludait à ses chansons, et il apprit l’orthographe à ce métier qui fut aussi le premier métier de Franklin. Mais, pour quelques illustrations, que de mérites sans renommée ! Qui sait combien d’hommes d’esprit et de savoir vieillissent obscurément sous la blouse de l’ouvrier ? Vieillissent ! je me trompe. La vie du typographe est bientôt consumée par la fatigue et les veilles, et aussi par l’impatience d’un sort incertain, mal défini. Quelle est sa condition sociale ? Dans quelle classe le ranger ? Est-il artisan ou clerc ? Est-il du peuple ou du monde ? Il se sent déplacé quelque part qu’il se pose. La société, ce livre si méthodique, l’a oublié dans ses savantes divisions et dans sa table des matières. Il est ouvrier, car il vit de salaire, et il travaille pour un maître ; il est du peuple par son origine, ses alliances, les habitudes de sa vie ; et toutefois son instruction, sa coopération aux oeuvres de l’esprit le rapprochent des classes les plus éminentes. Peu de carrières lui sont ouvertes ; si jamais il parvient à la fortune, ce sera par des voies non frayées. Vous pourrez le retrouver écrivain, artiste, homme de guerre, homme d’état, plutôt que maître imprimeur : il ne fera pas souche d’Elzevir, d’Estienne, de Didot. Il faut des capitaux ou du crédit pour fonder une maison d’imprimerie : le typographe est sans patrimoine, sans moyens de s’enrichir ou d’emprunter : ce n’est pas lui qui spéculera sur la dot de sa femme (si femme il prend) ; et quant à sa banque, c’est-à-dire son salaire de la semaine, il est rare qu’il la voie s’enfler par l’épargne et par la puissance de l’intérêt composé. La journée du typographe, et du plus habile, ne va guère au-delà de six francs ; et, si vous supputez la somme de son revenu annuel, ne multipliez pas 365 par 6 : toutes les journées ne sont pas comptées au typographe ainsi qu’au fonctionnaire de l’état, comme journées de travail : déduisez, s’il vous plaît, les chômages forcés ou volontaires. Et puis, nous autres gens de lettres, gens de presse, savons-nous thésauriser ? nous vivons insoucieux de l’avenir et des affaires, et, suivant les variations de notre tempérament, prompts au travail ou paresseux avec délices : paresseux, non de cette paresse fainéante qui tue le temps de consomption ; mais de cette paresse énergique, ardente, qui le dévore : non de cette paresse musarde qui joue aux dominos, boit de la bière, qui se promène sur les quais et les boulevarts, qui fait nombre dans les groupes et les rassemblements, et se dissipe à la première sommation ; mais de cette paresse propre aux imaginations vives, aux coeurs tendres, aux mâles appétits, paresse qui se plaît au billard, à l’estaminet, aux réunions joyeuses, aux longues veillées.

Si le typographe met peu à la caisse d’épargne, il ne manque pas de contribuer à la bourse de secours mutuels : avant tout, il est bon camarade, autant que fidèle observateur du règlement de la société maçonique ou bachique dont il est membre. Il y paie son tribut de chansons ; car il est chansonnier, de l’école de Béranger, qu’il sait par coeur, qu’il chante avec âme : il égale presque le maître en richesse de rimes, en patriotisme, en philosophie ; il s’en distingue par une teinte de carbonarisme. Notez que, durant la restauration, il conspirait, comme nous conspirons en France, à haute voix, en choeur.

L’esprit d’association et de confraternité tient lieu au typographe et au pressier de cette prévoyance vulgaire qui n’est souvent que la vertu de l’égoïste. La société de secours lui assure un abri contre la mauvaise fortune : cette société possède un fonds commun formé et entretenu par des cotisations périodiques. Si un malheur involontaire, le manque de travail, a privé un des associés de ses propres ressources, il reçoit une subvention journalière, suffisante pour le sauver de l’indigence, mais non pas pour l’entretenir dans l’oisiveté. Est-il malade, rien ne lui manque, ni les soins du médecin attaché à la société, ni les médicaments fournis par le dispensaire spécial, ni les consolations de ses confrères. Sa veuve, ses enfants ne resteront pas sans appui ; ses restes ne seront pas déposés sans honneurs dans la tombe. Une commission ordonnera la pompe de ses modestes funérailles ; une députation de la société se joindra au cortége de ses amis ; un confrère lui dira le suprême adieu, et, dans une brève oraison, rappellera les qualités du bon confrère.

C’est le dimanche que se règlent les affaires de la communauté en assemblée générale. Le typographe du dimanche ne ressemble pas au typographe de la semaine. Il a dépouillé la blouse du travail, revêtu le frac élégant qu’il porte avec aisance, et mis en évidence la chaîne d’or qui éclate en sautoir sur le gilet de velours. Sa démarche se compose, son visage s’empreint de préoccupation : il va ouvrir un avis important, proposer ou critiquer une mesure ; un peu de vanité d’orateur se mêle dans sa pensée au zèle du bien général. Son discours, soit qu’il le lise, ou le récite de mémoire ou l’improvise, doit être grave, élégant, fleuri ; rien n’y doit rappeler la familiarité du langage habituel, encore moins l’argot de l’imprimerie. L’assemblée n’est pas toujours unanime ; il y a dans son sein des divisions, des partis ; mais point de coteries, point d’intrigues. Les finances forment l’objet principal des délibérations ; elles ne sont pas soumises à des règles de comptabilité bien rigoureuses. Toute garantie repose sur la probité des comptables et sur la confiance des commettants. La société n’a jamais éprouvé le besoin de se prémunir contre les malversations.

La séance levée, l’assemblée se dissout ; les intimes se rapprochent, des groupes se forment ; on se retient pour déjeuner, on se donne parole pour le soir ; et le reste de la journée est tout au plaisir.

Voilà les traits généraux du typographe. Ici, comme partout, il y a des exceptions, des individualités. J’en sais tel qui lit son manuscrit sans le comprendre, sans apercevoir l’idée exprimée par les caractères assemblés sous ses doigts, semblable à l’ouvrier des Gobelins qui ne voit pas le chef-d’oeuvre qu’il fabrique. J’en sais tel que je garantis sage, économe, réglé dans sa vie ; il a passé trente ans, il a femme et enfants, femme à lui, en mariage. Celui-là s’apprête à devenir metteur en pages, correcteur, chef d’atelier.

Mettons encore à part le typographe attaché à un journal quotidien ; il faut bien qu’il soit assidu. Pour lui, point de dimanche, surtout de lundi et de jeudi ; peu de relâche, si ce n’est aux quatre ou cinq jours que l’éditeur du journal prélève à son profit et au préjudice des abonnés. Le typographe journaliste a plus de peine, mais plus d’indemnités : il entre avec le rédacteur en partage de certains priviléges ; il sait les nouvelles un jour avant le public ; les entrepreneurs de spectacles, de fêtes, de concerts, le ménagent et le caressent : car il peut étendre ou resserrer l’espace réservé à la fin de la feuille pour les annonces. Aucune nouveauté ne lui échappe ; la politique, la littérature, les arts n’ont pas de mystères pour lui.

Ainsi le typographe n’est étranger à rien du monde intellectuel : on peut dire que toute idée passe par son esprit ; il la recueille, la perçoit, l’élabore à son tour, la revêt d’une expression nouvelle, et la met en circulation dans cette partie de la société qui ne lit pas ou qui lit mal. Placé comme un trucheman et un messager entre la nation lettrée et la nation ignorante, le typographe a été quinze ans le précepteur du peuple. Si les philosophes et les orateurs ont préparé la révolution, les agents de l’imprimerie en ont hâté l’accomplissement, ils l’ont semée et fait fleurir dans les masses incultes ; et quand le moment de la récolte est venu, ils ont donné le signal, et mis les premiers la main à l’oeuvre. Le pouvoir a cru, dans son aveuglement, que le peuple n’entendait rien aux théories des publicistes : « Charte, droit de suffrage, liberté de la presse, mots vides de sens : que faisait au peuple l’article 14 ? l’ouvrier est-il électeur, écrivain ? Que lui importaient les querelles qui agitaient la surface de la société ? » Ainsi parlaient des ministres téméraires ; et, lorsqu’ils entendaient ce cri de Vive la Charte ! poussé par quarante mille ouvriers, lorsqu’ils voyaient des bannières, portées par des bras nus, flotter avec cette devise : Liberté de la presse ! à peine en croyaient-ils leurs yeux et leurs oreilles. Ils ne distinguaient pas dans les rangs, à la tête de ces prolétaires intrépides, des hommes vêtus du même costume, parlant le même langage ; ces hommes au visage pâle, aux mains noircies, à l’oeil étincelant, sortis des ateliers de l’imprimerie, avaient façonné à la liberté une population réputée ignorante et asservie à ses besoins matériels. - « Que veulent-ils ? Qu’on leur donne du pain, et qu’ils se retirent. » Mais déjà ils savaient qu’il n’y a pas de pain assuré sans la liberté. Pour l’homme de la presse, la liberté, c’est le pain même ; la censure, c’est la misère et la mort. Si, pour d’autres, l’effet de la servitude est moins immédiat, il n’en est pas moins certain. C’est ce que le typographe enseignait de vive voix, ce que lui-même avait appris par la lecture ou par la fréquentation des hommes éclairés. Ainsi la lumière se propage, et, par des réflecteurs intelligents, pénètre dans les réduits les plus obscurs de la société.

L’artisan de la presse est le représentant du travail manuel dans ce qu’il a de plus noble, de plus rapproché des fonctions de la pensée. Il est destiné à stipuler en tout temps pour les intérêts et les droits de la population laborieuse. Le jour où les ouvriers réclameront en commun une répartition plus équitable des fruits de l’industrie, c’est le typographe qui portera la parole.

BERT.


NOTES :
(1) Le pressier n’est pourtant pas entièrement dépossédé. Les presses à la mécanique ne servent qu’aux impressions qui demandent plus de célérité que de perfection : elles ne sont guère employées que pour les journaux et les livres destinés aux écoles : quant aux éditions qui font la gloire de l’imprimerie et l’ornement des bibliothèques, il serait impossible de les tirer à la mécanique. Ce genre de travail exige des mains habiles ; les bons pressiers sont rares et fort estimés.
(2) La plupart des écrivains ponctuent au hasard. Les compositeurs et les correcteurs entendent bien cette partie de la grammaire. Il y a quelques années, M. Frey, employé dans l’imprimerie de Plassan, publia un traité où les règles de la ponctuation sont exposées avec beaucoup de logique et de méthode. Je doute qu’il ait été rien écrit, sur la même matière, de plus raisonnable et de plus ingénieux que ce petit ouvrage. Le premier Traité de la Ponctuation a été fait par M. Lequien. Il en a paru un second par demandes et par réponses. Le plus estimé de tous, dans la typographie, est celui de M. Raymond, correcteur d’imprimerie et auteur du Dictionnaire général de la langue française et du Vocabulaire universel des sciences, des arts et des métiers. Le Traité de la Ponctuation de M. Raymond fut publié, à Paris, en 1810.


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