BAUDIN,
A. (17..-18..).- Paris
illuminé (1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour la
collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (22.V.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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graphie
conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)
de Paris
ou le livre des cent-et-un, Tome
douzième, publié à Paris : Chez Ladvocat
en 1833.
Paris
illuminé
par
A. Baudin
~ * ~
Qu’on ne prenne
pas l’épithète titulaire de cet article dans un sens
figuré. Qu’on ne s’imagine pas que je veuille peindre la grâce efficace
du saint-simonisme ou du néochristianisme agissant sur la grande cité,
la touchant au coeur, et épurant cette moderne Ninive. Non, notre
capitale, trop dure à catéchiser, fera long-temps encore le désespoir
des utopistes religionnaires ; et, découragés de leurs efforts
stériles, MM. Enfantin, Gustave Drouineau, et le réformiste Chatel,
iront sans doute, sous d’autres climats, chercher des peuples moins
endurcis, plus malléables, plus ductiles, dont la foi toute neuve
puisse adopter des croyances nouvelles. Illuminé est ici
dans son
sens le plus grammaticalement positif. Je vais parler de Paris en
toilette, de Paris radieux, éblouissant, adonisé, paré comme pour un
bal.
Notre ville a ses grands jours d’étiquette. La fête d’un roi, la
naissance d’un enfant de la couronne, un baptême, un mariage de prince,
certaines éphémérides, telles sont ordinairement les occasions où elle
déploie toute sa coquetterie, où elle revêt ses joyaux noctiluques.
Et d’abord, dès le matin d’un pareil jour, Paris est tout entier livré
aux mains de mille caméristes. Chacun de ses monuments est entouré,
surchargé de la base au sommet d’un nombre infini de bijoux auxquels la
main de l’allumeur donnera le soir l’éclat qui leur manque. Ses places,
ses promenades publiques sont nettoyées avec un soin minutieux ; les
balayeurs eux-mêmes, gens à lenteur proverbiale, déploient de
l’activité. A quatre heures tout est prêt, et cependant rien n’est
encore changé. Vous apercevez seulement des rangées interminables de
tuiles rondes placées sur les corniches des maisons, des hôtels et des
édifices publics. Cette perspective n’a rien jusqu’alors de bien
séduisant ; mais attendez encore : ainsi que les grandes coquettes
qu’il renferme, Paris ne se montrera qu’à la nuit close, car il
comprend tous les avantages qu’on retire de l’éclat des lumières, et
Dieu sait s’il en manquera !
Il est l’heure ! voici la foule qui se dirige vers les boulevarts.
Suivez-là à travers un chemin bordé de haies de feu jusqu’à la place
Louis XV, centre de la fête, où se déroule un tableau vraiment magique,
et où doit partir le feu d’artifice, point d’attraction autour duquel
va graviter un bon tiers de la population parisienne, en dépit de
l’exiguité des lieux.
Il serait trop long de visiter en détail toutes les illuminations,
d’explorer avec minutie l’effet qu’elles produisent sur tel ou tel
monument. Cela nécessiterait trop de courses, la soirée n’y suffirait
pas. C’est pourtant dommage, car on aurait, en parcourant les rues,
l’agrément de saisir l’opinion sur le fait, d’additionner le nombre des
lampions, et de juger, après avoir trouvé le total approximatif, de
l’amour que le peuple porte à son souverain. Ici, des fenêtres
obscures, comme en deuil au milieu de la fête, décèlent le
républicanisme du locataire. Là, des hôtels ruisselants de
lampions,
pavoisés de mille drapeaux, attestent avec éclat le dévouement
incontestable à la monarchie, du noble opulent, du riche financier, et
de l’homme qui occupe les sommités administratives. Non loin, dans les
quartiers d’ouvriers, le royalisme prolétaire se montre sans faste,
sous la modeste forme de chandelles
des six, qu’on rallume avec
empressement aussitôt que le vent les éteint. Et parmi tout cela,
messieurs les inquisiteurs de prendre des notes ! Mais vous, en vous
amusant à remarquer les inégalités disparates de la fortune et de
l’opinion, vous n’auriez pas comme eux un but d’utilité sociale, et de
plus vous perdriez le spectacle de la fête ; comme c’est le plus
important, dirigez-vous donc, ainsi que je vous l’ai dit, vers la place
Louis XV ; et, débouchant par la rue Saint-Denis, tournez à gauche, non
sans donner un coup d’oeil à l’arc-de-triomphe de Louis XIV, qui se
découpe étincelant sous un ciel sombre, puis, efforcez-vous de prendre
place dans cette foule épaisse et compacte qui coule lentement vers la
Madeleine , ensuite laissez-vous entraîner par le courant ; vous
arriverez peut-être un peu tard, mais enfin vous arriverez.
Par exemple, rendez-vous maître de ce qu’on nomme vertiges. Tâchez
d’affermir vos yeux contre les éblouissements ; cuirassez vos oreilles
contre le tumulte incessant qui va les assiéger, et ne soyez pas d’une
complexion faible et délicate, car vous aurez de rudes assauts à
soutenir.
En avançant, regardez d’arbre en arbre, là où les barricadeurs de
juillet en ont laissé, ces guirlandes embrasées, dont les contours
onduleux présentent l’aspect de la mer, quand à sa surface mollement
agitée se balancent, la nuit, les vagues phosphorescentes. Si vous êtes
d’une taille élevée, contemplez ce bizarre pêle-mêle, ces flots
bariolés de corps humains, encaissés dans les boulevarts comme dans le
lit d’un fleuve étroit ; voyez comme ils épaississent à chaque pas,
grossis par le trop plein des rues latérales qui vient les rejoindre.
Regardez tout cela sans daigner remarquer que l’on vous écrase les
orteils, c’est un des moindres inconvénients que l’on puisse éprouver à
pareille fête. Demandez d’ailleurs à cet honnête marchand de bas qui
est là devant vous, suant sang et eau, distribuant courageusement force
coups de coude pour fendre la presse, et gagner, s’il est possible,
quelques minutes d’avance, tant il a crainte de ne pas arriver à temps
pour assister au feu d’artifice ; demandez-lui combien, en cas
semblable, le sort lui a été fatal, et admirez, après l’avoir entendu,
l’intrépidité qui le pousse à se confier de nouveau à tant et de si
périlleuses chances !
Courage ! vous voici bientôt à la hauteur de la rue Richelieu. Mais qui
donc arrête ainsi tout-à-coup la foule, qu’on dirait qu’elle vient de
rencontrer une muraille impénétrable ? Grandissez-vous un peu, vous
distinguerez sans peine un de ces gardes municipaux à cheval, jalonnés
dans les quartiers populeux, pour maintenir le bon ordre et empêcher
les équipages de passer. Voyez comme celui-ci caracole, comme il fait
voltiger son sabre sur le front de la multitude inoffensive, et semble
la défier ; comme il suit exactement les gracieuses traditions du
gendarme son prédécesseur de glorieuse mémoire ! On dirait un ancien
chevalier bravant seul une armée ennemie. Survienne une légère
agitation, naisse la plus petite émeute, et vous verrez tomber soudain
cet air belliqueux. Mais enfin vous avez doublé l’obstacle qu’il vous
présentait, vous voilà reparti de votre première allure, bien heureux
si mille autres temps d’arrêt ne viennent encore la ralentir. C’est que
ces haltes fréquentes ont de grands inconvénients ; entre autres, vous
pouvez être arrêté sous le degré de latitude d’une de ces brillantes
devises en verres de couleur, dont les boulevarts sont enjolivés, et
recevoir sur vos vêtements le contenu des godets dont le vent dérange
l’équilibre. Si le hasard vous a choisi pour une telle faveur, vous
exhalez toute la soirée un parfum oléagineux qui chatouille très
agréablement le sens olfactif de vos voisins, sans oublier le vôtre, et
de plus, en rentrant chez vous, c’est un habit à mettre au rebut. Mais
qu’importe, vous avancez, c’est le principal. Déjà vous avez atteint la
rue de la Paix ; déjà ce monument envié de l’Europe, l’orgueil de notre
patrie, vous apparaît entouré de l’élément qui lui donna naissance.
Arrêtez vos regards avec un respectueux enthousiasme sur cette pyramide
d’airain ; svelte et élancée, sa taille déroule en spirales les plus
glorieuses pages de notre histoire, et garde au lointain avenir des
chroniques impérissables. Sublime colonne, qu’un autre Hercule a
plantée là de son bras puissant et fort, comme pour marquer des limites
à la gloire, et dire aux conquérants futurs : Vous n’irez pas plus loin
!... Voyez : sa tête, radieuse sous le cercle de feu qui la décore,
ressemble au front d’un saint environné de nimbes ! Si l’un de vos bras
est libre, si tous vos membres ne sont pas tenus captifs par la
compression, vous vous découvrez en l’apercevant, tant elle vous paraît
noble et belle. Oui, saluez, c’est le large écusson des armoiries de
l’empereur !...
Bon espoir ! vous entrevoyez la cime inachevée de la Madeleine, édifice
auquel, si cela continue, trois générations auront mis la main. Elle
reluit tristement sous des milliers de lampions, et semble implorer
l’aide d’un architecte habile, et payé pour l’être. Espérons que nos
enfants la verront terminée. Vous n’avez plus que la rue Royale à
passer : patience donc, le terme de votre course approche.
Enfin, vous voici sur la place Louis XV. Quelle profusion de feu,
quelle prodigalité de lumière, quel luxe de clarté ! Fermez un instant
les yeux afin de les reposer, et mieux voir ensuite ce site
éblouissant. Vous les rouvrez, et l’aspect qui s’offre à vos regards
vous semble une féerie : ces palais, ces jardins, ces longs serpents de
flamme qui les enveloppent de leurs étincelants replis, tout cela vous
paraît la création d’un coup de baguette. Vous croyez être sous
l’empire d’une illusion, sous l’influence d’un songe, ou bien lire une
page des Mille
et une Nuits. Il vous semble suivre les grands poètes
dans le domaine de l’imagination, repasser leurs descriptions de points
de vue sans originaux, d’aspects sans modèles, et vous rappelant le
palais d’Armide, vous craignez qu’une ombre subite ne succède à ces
lueurs éclatantes. Quelle perspective en effet ! Près de vous le
Garde-Meuble ; à votre droite, les Champs-Élysées festonnés de lampions
; à votre gauche les Tuileries ornées de fantaisies ignées, la rue de
Rivoli chamarrée de dessins étincelants ; en face le Corps-Législatif,
derrière lequel apparaît l’hôtel des Invalides, au dôme resplendissant
de dorures. Et tout cela brillant, enflammé, scintillant comme le
château d’Aladin ! Quelques pas au-dessous du pont Louis XV, vous
voyez, sur un support invisible, et comme naturellement suspendue dans
l’espace, une immense croix d’honneur en feux multicolores. Puis, en
avançant vers le pont, par-dessus les maisons des quais, où
les illuminations courent éparses et sans symétrie, en obliquant la vue
vers la gauche, Saint-Sulpice vous montre ses tours et ses longs
télégraphes ; tout auprès vous apercevez le Panthéon qui, gracieux et
léger dans sa masse architecturale, s’élance de dôme en dôme, portant
la lumière jusqu’aux cieux, étonnés d’en recevoir à pareille heure.
Ensuite votre regard, en longeant la Seine et les quais, rencontre
l’Institut, palais de l’aristocratie littéraire, temple des lumières,
quand il est illuminé, et s’arrête aux tours gigantesques de Notre-Dame
; elles complètent le site en le terminant. Ce tableau, magnifique de
jour, vu le soir à la lueur des illuminations, et répété par les flots
de la Seine comme par un vaste miroir, est d’un effet impossible à
décrire. Afin d’en donner l’idée, il faudrait, au lieu de plume, le
pinceau d’un peintre habile, en place d’encrier sa palette, pour cahier
une grande et large toile, pour pupitre un chevalet ; car ici la poésie
doit céder le pas à la peinture. Les accidents de la lumière vive,
éclatante dans certains endroits, dans d’autres vacillante, incertaine,
y répandent une teinte fantastique qui frappe l’imagination. C’est là,
sans contredit, le plus beau point de vue de Paris, son aspect le plus
avantageux, et certes, en le faisant admirer aux étrangers de toutes
les nations, nous n’avons pas à craindre qu’ils en aient un semblable à
nous opposer.
Trois fusées partent des Tuileries. C’est le signal du feu d’artifice.
Dressez-vous sur vos pieds, et vous verrez le pont louis XV chargé d’un
échafaudage artificiel d’où vont s’élancer des jets de flamme qui
feront pâlir les illuminations. Cette foule qui vous presse de tous
côtés, que vous sentez épaissir à chaque instant, voilà l’appât qui
l’attire, voilà le spectacle dont elle est avide. La plupart de ceux
qui la composent ont déjà vu peut-être trente représentations de ce qui
va se passer ; eh bien, ils n’en sont que plus acharnés ; depuis la
première fusée jusqu’à la dernière étincelle, ceux-là ne perdront rien.
Notre marchand de bas, que le hasard, par un caprice singulier, vient
de remettre devant vous, est de ce nombre. C’est un intrépide amateur
de ce genre de plaisir ; et pourtant, pour le goûter, quelle situation
est la sienne ! Voyez sa femme qu’il traîne à sa suite comme un navire
à la remorque, et cet enfant qu’il porte à califourchon sur ses épaules
paternelles pour lui faire dominer les fêtes circonvoisines. Encore,
si, en de semblables occasions, il en avait été quitte pour s’atteler à
sa femme et porter son enfant, passe ! mais que d’autres tribulations !
N’importe, en dépit de mille désagréments de tout genre, il est resté
fidèle aux fêtes publiques. Ses habits tachés et déchirés, maints
chapeaux mis hors de service, maints foulards évaporés, sa montre
disparue ; son épouse à moitié incendiée par une baguette artificielle,
et qu’il ne parvint à éteindre qu’aux dépens de ses mains ; la luxation
de l’huméro-clavicule gauche qu’il eut presque broyée contre les parois
de l’Orangerie, tant la foule le comprimait, toutes ces calamités
réunies n’ont pu le faire renoncer à son amusement de prédilection. Au
contraire, il semble jouir en raison de ce qu’il a souffert. Mais
laissez-le regarder les chandelles romaines à travers les tibias de
monsieur son fils, qui lui entourent le visage comme les plis d’un boa,
et jetez aussi votre coup d’oeil.
Voyez ces feux qui se croisent, qui sillonnent l’air en tout sens comme
l’éclair dans un orage ; ces gerbes enflammées qui montent en
bruissant, brillent, pâlissent, et retombent en une pluie d’étincelles
; ces fusées qui serpentent et frissonnent ; ces soleils qui tournoient
et éblouissent ; ces pétards qui bondissent et éclatent ; ces ports à
feu qui se succèdent et inondent le ciel d’une lueur ardente, couleur
d’argent liquéfié. Examinez aussi la foule en extase devant tant de
merveilles pyrotechniques ; contemplez les visages sur lesquels vient
tomber une clarté blafarde comme la flamme du punch. On dirait du
festin de Balthazar en plein air, de l’enfer du Dante, du sénat
diabolique de Milton, ou mieux d’un peuple d’ignicoles célébrant les
mystères de sa religion ; puis, par-dessus, le bruit des baguettes qui
craquent, des matières combustibles qui déchirent l’atmosphère en
s’enflammant, du salpêtre qui pétille, vous entendez les cris
d’admiration de la populace.
Peut-être cet étau de chair humaine qui vous presse les
flancs et l’estomac vous empêche d’éprouver le plaisir que vous
ressentiriez sans doute à contempler ces tableaux animés, assis dans
l’embrasure d’une fenêtre du pavillon de Flore. Mais ne vous plaignez
pas, votre martyre va cesser ; le bouquet a jeté son dernier éclat ;
dans moins d’une heure la place sera assez éclaircie pour que vous
puissiez vous mettre en mouvement et regagner votre logis. Pendant ce
temps, afin de diminuer ou d’augmenter l’ennui qui paraît vous gagner,
cela dépendra de la situation de votre esprit, et non de ma manière de
conter, écoutez le récit d’un fait qui se passa pendant une fête comme
celle-ci : toutes les réjouissances publiques, ou soi-disant telles,
ont été plus ou moins marquées d’accidents fâcheux et de sinistres
catastrophes ; dans toutes, à partir de 1187, où, sous
Philippe-Auguste, Paris fut pour la première fois illuminé, jusqu’à
1833 inclusivement, il arriva de ces malheurs qu’on peut prévoir, mais
non empêcher. Il y aura toujours des victimes inévitables toutes les
fois que la curiosité générale portera les masses vers un seul point ;
toujours des drames sanglants suivront la populace ameutée, soit
qu’elle ait quitté ses faubourgs à l’appel du tocsin, et qu’elle vienne
aux Tuileries, furieuse, irrésistible, pour briser un trône et défaire
un roi, soit que, bruyamment joyeuse, elle se rende à une distribution,
à un feu d’artifice, ou à tel autre spectacle gratis.
Or, pour en revenir au fait dont je veux vous parler, ce fut sous
l’empire. L’empire !... quelle magie dans ce mot ! quelle puissante
évocation de souvenirs brillants et pénibles ! L’empire ! il atteignait
alors son glorieux apogée. C’était bien grandiose, bien inouï, bien
haut, c’était à éblouir un tout autre homme ! Le trône impérial égalait
en élévation la profondeur encore ignorée du cachot de Sainte-Hélène.
Marie-Louise venait de donner à Napoléon un fils qui semblait promettre
d’asseoir pour des siècles une dynastie commençante. En célébration de
cet heureux événement, l’empereur ordonna des fêtes magnifiques dont
Paris fut le théâtre.
Jamais l’enthousiasme, qui présidait dans ce temps-là à toutes les
réjouissances publiques, ne fut plus vif, plus ardent, et plus emporté.
L’effrayante population de Paris semblait s’être donné rendez-vous
autour des Tuileries. Un jeune homme qui tenait à son bras une jeune
personne, sur laquelle il veillait avec la sollicitude la plus tendre,
les soins les plus prévenants, s’efforçait de fendre la multitude, et
de remonter les quais vers le pont des Arts. C’était plaisir que de le
voir attentif, inquiet, préserver sa compagne des atteintes brusques et
des mouvements subits imprimés à la foule. C’est qu’aussi
c’était son bien le plus précieux au monde, son Anna adorée depuis
long-temps, qui lui était promise depuis peu, et qu’il allait bientôt
épouser. Chez lui, l’amour n’était pas le fruit d’un caprice, ni du
calcul des convenances, une des ces passions soi-disant inextinguibles
qui s’évaporent après trois mois de mariage, qui s’usent dans des
caresses non refusées, que la possession tue et change en indifférence
; c’était un sentiment profond, inaltérable, fortement enraciné dans
son âme, inhérent à son coeur, enté sur son existence. Pauvre et sans
nom, il lui avait fallu, pour obtenir Anna riche et titrée, acquérir
illustration et fortune. Deux ans lui avaient suffi pour vaincre des
obstacles qui paraissaient insurmontables ; et, riche, cité parmi nos
littérateurs les plus distingués, il s’était de nouveau présenté chez
les parents de son amante, qui cette fois l’avaient agréé. Un désir
capricieux de la jeune fiancée les amenait tous deux au milieu de ce
nombre infini de personnes, et ils faisaient mille efforts pour joindre
le pont des Arts, point d’où ils pensaient voir fort à leur aise, comme
d’un balcon commode, le brillant feu d’artifice qu’on allait tirer. Ils
arrivèrent au but qu’ils désiraient atteindre, et n’attendirent pas
long-temps le spectacle pour lequel ils étaient venus.
Et d’abord ils admirèrent. Anna, toute curieuse et jeune, regardait le
feu d’artifice avec un plaisir d’enfant, tandis que lui contemplait
avec ravissement le charmant visage de son amie, qui rayonnait par
intervalle sous les jets de lumière, comme une tête d’ange sous sa
divine auréole. Et puis, quel charme, quel plaisir n’éprouvait-il pas à
protéger contre la multitude toujours croissante cette créature frêle
et délicate, cet être mignon et joli ; à opposer son corps comme un
rempart pour conserver et agrandir l’espace qu’elle occupait, pour que
personne, excepté lui, ne pût la toucher ; à recevoir de temps en
temps, en paiement de ses soins, en récompense de ses peines, un regard
doux et suave comme une caresse, un coup d’oeil enivrant comme un
baiser !
Voici que tout-à-coup le vent s’élève avec violence. Opposé au cours de
la Seine, il entraîne les baguettes artificielles, et les disperse en
pluie de feu sur les spectateurs. On commence par rire de l’incident ;
de joyeuses comparaisons volent de bouche en bouche : Sodome, Gomorrhe,
l’aspersion métallique de Danaë, les baptêmes de l’empereur sous le feu
des ennemis, les batailles de l’époque et d’autres faits historiques et
fabuleux servent de texte aux plaisanteries, et font allusion à la
situation présente. Bientôt, cependant, l’hilarité tombe devant
l’évidence du péril. Déjà plusieurs vêtements de femme se sont
enflammés. Rien de plus contagieux que le feu. En peu d’instants
l’incendie s’est accru, il s’est agrandi, gagnant de proche en proche
avec une vitesse alarmante ; et le pont des Arts, où il s’est déclaré,
présente l’image d’un de ces hideux actes de foi de la superstition
espagnole.
Jusqu’ici, notre jeune amant a su préserver sa maîtresse de l’orage
igné ; mais un autre danger la menace. La foule, épouvantée des progrès
de l’incendie, veut en fuir le théâtre, et se précipite vers les issues
du pont, qu’une foule plus impénétrable encore ne lui permet pas de
franchir. Les efforts qu’elle fait tournent contre elle. On se
bouleverse, on s’élance l’un sur l’autre, on se pousse, on se rue, on
s’écrase… Malheur au plus faible : il étouffe dans la mêlée, broyé sous
les pieds de ses voisins !
Dans les bras protecteurs qui l’entourent et se roidissent autour
d’elle de toute la puissance de leurs nerfs, près d’un homme qui n’a
plus qu’elle pour pensée, dont l’amour a centuplé les forces physiques,
Anna trouve encore un refuge. Plusieurs fois néanmoins, tous deux,
entraînés par les mouvements brusques et irrésistibles des masses, se
sont vus ballottés çà et là comme un frêle esquif, jouet des vagues
irritées ; mais alors, dans ces moments terribles où la plupart des
femmes, horriblement pressées, étouffaient en poussant des cris affreux
et déchirants, la jeune fille, enlevée de terre par son ange gardien,
dominait de la moitié du corps les flots resserrés de la foule, et
respirait encore à l’aise.
Il espérait, lui, confiant dans sa force, l’arracher saine et sauve de
cette horrible mêlée, quand soudain, malheur imprévu ! le pont
s’ébranle sous le poids turbulent qui le surcharge. La pesanteur des
masses qu’il supporte est augmentée par leur agitation tumultueuse. Sa
membrure se disloque et craque, ses arches s’émeuvent, tremblent et
menacent d’écrouler… La foule qui sent le terrain chanceler sous ses
pas est pénétrée d’épouvante et d’effroi ; la terreur qu’inspirait le
feu a fait place à la crainte de l’élément contraire ; et chacun, d’un
mouvement spontané, s’élance de nouveau vers les issues avec toute la
rage d’un hydrophobe. Cette fois notre jeune homme n’a pu élever sa
maîtresse assez à temps ; en vain il l’enveloppe de ses bras qu’il
arrondit en cerceaux autour de sa taille, les masses les compriment de
tous côtés, les resserrent, et ces membres dont il lui veut faire un
rempart, ne servent qu’à mieux l’étouffer… O douleur ! il la voit déjà
qui pâlit et cherche avec effort à reprendre l’haleine qui lui manque ;
il entend avec angoisse sortir de sa poitrine haletante des cris
semblables au râle d’un mourant quand la respiration lui
devient pénible… Il souffre mille morts ; des tortures infernales
déchirent son coeur ; il se roidit avec rage et désespoir ; il maudit
Dieu qui ne l’a pas fait plus fort ; il tend les muscles de ses bras à
les briser, et, furieux, déploie une force surhumaine… Impossible à lui
de gagner deux lignes d’espace !... Son bel hôtel, ses riches et vastes
fermes, sa renommée si chère, sa gloire littéraire, vingt années de son
existence même, oh ! comme il les échangerait volontiers contre un
terrain inoccupé de trois pieds carrés, fût-ce dans un horrible désert
!... mais il ne s’arrête pas à des pensées décourageantes, à des voeux
stériles et impuissants ; il comprend que le salut d’Anna dépend de lui
seul, qu’un effort désespéré peut encore la sauver, et il le tente
aussitôt. D’une secousse violente il se dégage et abat à ses pieds ceux
qui l’entourent ; il renverse indistinctement hommes et femmes, et les
foule avec indifférence ; puis, quand il a conquis assez de place,
quand il s’est ouvert un espace suffisant, il se précipite à genoux
devant Anna prête à défaillir : « Vite, place-toi sur mes épaules, lui
crie-t-il, n’hésite pas un instant, c’est le seul moyen de te sauver ! »
Il se relève chargé d’un fardeau précieux, et fort à temps, car la
multitude se rapprochait, comme une onde déplacée par la chute d’un
corps revient combler son vide en rétrécissant le cercle qu’elle a
décrit. Il se dispose à s’éloigner de nouveau du lieu de cette scène
affreuse, où l’horreur augmente, où le danger va toujours croissant.
Dès le premier pas qu’il fait, une femme qui s’est laissée choir auprès
de lui s’empare d’une de ses jambes, qu’elle s’efforce de retenir dans
une étreinte convulsive ; il s’en débarrasse en la repoussant
violemment. Que lui importe la mort de cette infortunée, de mille
autres, pourvu qu’il sauve sa maîtresse ! Anna est sa seule inquiétude,
c’est l’égoïsme de son coeur, c’est l’intérêt auquel il sacrifierait
tout ! Pour elle il passe impitoyablement sur le corps de ceux qui lui
barrent le passage ; pour elle il ranime son courage épuisé, pour elle
il se crée de nouvelles forces, et fend, avec une agilité surprenante,
la presse qui s’entr’ouvre devant lui comme l’onde devant un habile
nageur. En peu de temps il a quitté le pont, remonté les quais, et
trouvé un endroit où la foule éclaircie lui permet de déposer sur le
parapet sa bien-aimée qu’il vient d’arracher à la mort. Il l’assied
doucement, et, plein de joie et d’ivresse, il la couvre de baisers, lui
adresse mille paroles confuses, échos de son coeur en délire, puis il
s’essuie le visage que la sueur inonde, les yeux que troublent des
larmes de bonheur !
Au même instant, le bouquet du feu d’artifice monte et s’élève aux
cieux qui resplendissent d’une lumière aussi pure que le gaz, aussi
vive et plus durable que l’éclair. Tous les objets sont inondés de
clarté.
Il profite de cet éclat propice pour parcourir les traits de son amie.
- Il la contemple avec amour, comme fait une mère à l’enfant
convalescent que ses soins ont sauvé. - Enfer et malédiction ! ce n’est
pas elle.… Un visage qu’il n’a jamais vu frappe ses regards…. Il croit
rêver, il pense être sous le poids de quelque horrible cauchemar…. Il
examine encore. - La figure étrangère le convainc de l’effrayante
réalité ! Cette femme, qu’il considère dans un morne étonnement, dans
une stupeur muette, cette femme indigne avait écarté la pauvre Anna,
faible et suffocante, et lui avait lâchement volé sa vie…. A genoux, la
tête inclinée, il n’a pu s’en apercevoir ; cela s’est fait si vite, et
dans un tel moment ! jouet d’une ruse infernale, abusé par une erreur
funeste, il a repoussé sa pauvre amie qui s’attachait à ses pas, et
sauvé une inconnue…. Cette affreuse déception lui donne un accès de
rage, il rejette avec horreur la misérable qui s’appuie encore sur son
bras, et la précipite dans la Seine…..
Quelques instants après, les quais étaient déserts, le théâtre de la
fête vide, et du pont des Arts où gisaient plusieurs corps inanimés, un
jeune homme, pâle, hagard, étreignant dans ses bras le cadavre d’une
jeune fille, s’élança dans les flots.
Le gouffre, par un son lugubre, accusa réception de la double victime !
Le lendemain, on repêcha trois corps aux filets de Saint-Cloud, la
Morgue fut encombrée, et les journaux de l’empire vantèrent la
magnificence de la fête !
A. BAUDIN.
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