BALZAC, Honoré de (1799-1850) : La femme de province (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (29.X.2009)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
La femme de province
par
Honoré de Balzac

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EN acceptant pour femmes celles-là seulement qui satisfont au programme arrêté dans la Physiologie du mariage, programme admis par les esprits les plus judicieux de ce temps, il existe à Paris plusieurs espèces de femmes, toutes dissemblables : il y a la duchesse et la femme du financier, l’ambassadrice et la femme du consul, la femme du ministre qui est ministre et la femme de celui qui ne l’est plus ; il y a la femme comme il faut de la rive droite et celle de la rive gauche de la Seine. Foi de physiologiste, aux Tuileries, un observateur doit parfaitement reconnaître les nuances qui distinguent ces jolis oiseaux de la grande volière. Ce n’est pas ici le lieu de vous amuser par la description de ces charmantes distinctions avec lesquelles un auteur habile ferait un livre, quelque subtile iconographie de plumes au vent et de regards perdus, de joie indiscrète et de promesses qui ne disent rien, de chapeaux plus ou moins ouverts et de petits pieds qui ne paraissent pas remuer, de dentelles anciennes sur de jeunes figures, de velours qui ne sont jamais miroités sur des corsages qui se miroitent, de grands châles et de mains effilées, de bijouteries précieuses destinées à cacher ou à faire voir d’autres oeuvres d’art.

Mais en province il n’y a qu’une femme, et cette pauvre femme est la femme de province ; je vous le jure, il n’y en a pas deux. Cette observation indique une des grandes plaies de notre société moderne. La jolie femme qui, vers avril ou mai, quitte son hôtel de Paris et s’abat sur son château pour habiter sa terre pendant sept mois, n’est pas une femme de province. Est-elle une femme de province, l’épouse de cet Omnibus appelé jadis un préfet, qui se montre à dix départements en sept ans, depuis que les ministères constitutionnels ont inventé le Longchamp des préfectures ? La femme administrative est une espèce à part. Qui nous la peindra ? La Bruyère devrait sortir de dessous son marbre pour tracer ce caractère.

Oh ! plaignez la femme de province ! Ici l’encre devrait devenir blême, ici le bec affilé des plumes ironiques devrait s’émousser. Pour parler de cet objet de pitié, l’auteur voudrait pouvoir se servir des barbes de sa plus belle plume, afin de caresser ces douleurs inconnues, de mettre au jour ces joies tristes et languissantes, de rafraîchir les vieux fonds de magasin que cette femme impose à sa tête, de cylindrer ces étoffes délustrées, de repasser ces rubans invalides, remonter ces rousses dentelles héréditaires, secouer ces vieilles fleurs aussi artificieuses qu’artificielles, étiquetées dans les cartons, ou serrées dans ces armoires dont les profondeurs rappelleraient aux Parisiens les magasins des Menus-Plaisirs et les décorations des opéras qu’on ne joue plus ? Quel style peut peindre les couleurs passées de la bordure qui entoure le portrait de cette pâle figure ? Comment expliquer que les robes sont flasques en province, que les yeux sont froids, que la plaisanterie y est, comme les semestres des rentes sous l’empire, presque toujours arriérée ; que les coeurs souffrent beaucoup, et que le laisser-aller général de la femme de province vient d’un défaut de culture de ce même coeur infiniment négligé, mal entretenu, peu compris. La femme de province a un coeur, et s’en sert très-peu ou mal, ce qui est pis. Or la vie de la femme est au coeur, et non ailleurs. Aussi la sagesse des enseignes a-t-elle précédé les lois de la science médicale, en disant la femme sans tête pour exprimer une bonne femme, la vraie femme. Une femme heureuse par le coeur a un air ouvert, une figure riante ; jamais vous ne verrez une femme de province réellement gaie ou ayant l’air délibéré. Presque toujours le masque est contracté. Elle pense à des choses qu’elle n’ose pas dire ; elle vit dans une sorte de contrainte, elle s’ennuie, elle a l’habitude de s’ennuyer, mais elle ne l’avouera jamais. J’en appelle à tous les observateurs sérieux de la nature sociale, et une femme de province a des rides dix ans avant le temps fixé par les ordonnances du Code Féminin, elle se couperose également plus promptement, et jaunit comme un coing quand elle doit jaunir ; il y en a qui verdissent. Les femmes de province ont des blessures à l’esprit et au coeur, blessures si bien couvertes par d’ingénieux appareils que les savants seuls savent les reconnaître, et si sensibles qu’il est difficile à un Parisien d’être une demi-journée avec une femme de province sans l’avoir touchée à l’une de ses plaies et lui avoir fait grand mal. Il a imité ces amis imprudents qui prennent leur ami par le bras gauche sans voir les bandelettes dont l’humérus est enveloppé et qui le grossissent. L’amour-propre impose silence à la douleur. L’ami ventousé par Hippocrate présente dès lors sa droite et refuse sa gauche à cette aveugle amitié. La femme de province, si elle rencontre un étourdi, ne sait bientôt plus quel côté présenter.

Sachons-le bien ! la France au dix-neuvième siècle est partagée en deux grandes zones : Paris et la province : la province jalouse de Paris, Paris ne pensant à la province que pour lui demander de l’argent. Autrefois Paris était la première ville de province, la Cour primait la Ville ; maintenant Paris est toute la Cour, la Province est toute la Ville. La femme de province est donc dans un état constant de flagrante infériorité. Aucune créature ne veut s’avouer un pareil fait, tout en en souffrant. Cette pensée rongeuse opprime la femme de province. Il en est une autre plus corrosive encore : elle est mariée à un homme excessivement ordinaire, vulgaire et commun. Les gens de talent, les artistes, les hommes supérieurs, tout coq à plumes éclatantes s’envole à Paris. Inférieure comme femme, elle est encore inférieure par son mari. Vivez donc heureuses avec ces deux pensées écrasantes ! Son mari n’est pas seulement ordinaire, vulgaire et commun, il est ennuyeux, et vous devez connaître ce fameux exploit signifié à je ne sais quel prince, requête de M. de Lauraguais, par lequel on lui faisait commandement de ne plus revenir chez Sophie Arnoult, attendu qu’il l’ennuyait, et que les effets de l’ennui, chez une femme, allaient jusqu’à lui changer le caractère, la figure, lui faire perdre sa beauté, etc. A l’exploit était joint une consultation signée de plusieurs médecins célèbres qui justifiaient les dires de la signification. La vie de province est l’ennui organisé, l’ennui déguisé sous mille formes ; enfin l’ennui est le fond de la langue.

Que faire ? Ah ! l’on se jette avec désespoir dans les confitures et dans les lessives, dans l’économie domestique, dans les plaisirs ruraux de la vendange, de la moisson, dans la conservation des fruits, dans la broderie des fichus, dans les soins de la maternité, dans les intrigues de petite ville. Chaque femme s’adonne à ce qui, selon son caractère, lui paraît un plaisir. On tracasse un piano inamovible qui sonne comme un chaudron au bout de la septième année et qui finit ses jours, asthmatique, à la campagne. On suit les offices, on est catholique en désespoir de cause, l’on s’entretient des différents crûs de la parole de Dieu ; l’on compare l’abbé Guinaud à l’abbé Ratond, l’abbé Friand à l’abbé Duret. On joue aux cartes le soir, après avoir dansé pendant douze années avec les mêmes personnes dans les mêmes salons. Cette belle vie est entremêlée de promenades solennelles sur le mail, sur le pont, sur le rempart, de visites d’étiquette entre voisins de campagne. La conversation est bornée au sud de l’intelligence par les observations sur les intrigues cachées au fond de l’eau dormante de la vie de province, au nord par les mariages sur le tapis, à l’ouest par les jalousies, à l’est par les petits mots piquants.

Un profond désespoir ou une stupide résignation, ou l’un ou l’autre, il n’y a pas de choix, tel est le tuf sur lequel repose cette vie féminine et où s’arrêtent mille pensées stagnantes qui, sans féconder le terrain, y nourrissent les fleurs étiolées de ces âmes désertes. Ne croyez pas à l’insouciance ! L’insouciance tient au désespoir ou à la résignation.

Quelque grande, quelque belle, quelque forte que soit à son début une jeune fille, née dans un département quelconque, elle devient bientôt femme de province. Malgré ses projets arrêtés, les lieux communs, la médiocrité des idées, l’insouciance de la toilette, l’horticulture des vulgarités l’envahissent nécessairement. L’être sublime et passionné que cache toute femme s’attriste, et tout est dit, la belle plante dépérit. Dès leur bas âge, les jeunes filles de province ne voient que des gens de province autour d’elles, elles n’inventent pas mieux, elles n’ont à choisir qu’entre des médiocrités, car les pères de province marient leurs filles à des garçons de province, et l’esprit s’y abâtardit nécessairement. Personne n’a l’idée de croiser les races. Aussi, dans beaucoup de villes de province, l’intelligence y est-elle aussi rare que le sang y est laid. L’homme s’y rabougrit sous les deux espèces : la sinistre idée de la convenance des fortunes y domine toutes les conventions matrimoniales. J’y ai vu de belles jeunes filles, richement dotées, mariées par leur famille à quelque sot jeune homme du voisinage, enlaidies, après trois ans de mariage, au point de n’être pas non point reconnaissables, mais reconnues. Les hommes de génies éclos en province, les hommes supérieurs sont dus à des hasards de l’amour. Quand la femme de province est devenue ce que vous la voyez, elle veut alors justifier son état : elle attaque de ses dents acérées comme des dents de mulot, les nobles et terribles passions parisiennes ; elle déchire les dentelles de la coquetterie, elle ronge les beautés célèbres, elle entame le bonheur d’autrui, elle vante ses noix et son lard rances, elle exalte son trou de souris économe, les couleurs grises de sa vie et ses parfums monastiques. Toute femme de province a la fatuité de ses défauts. J’aime ce courage. Quand on a des vices, il faut avoir l’esprit d’en faire des vertus.

L’infériorité conjugale et l’infériorité radicale de la femme de province sont aggravées d’une troisième et terrible infériorité qui contribue à rendre cette figure sèche et sombre, à la rétrécir, à l’amoindrir, à la grimer fatalement. Toute femme est plus ou moins portée à chercher des compensations à ses mille douleurs légales dans mille félicités illégales. Ce livre d’or de l’amour est fermé pour la femme de province, ou du moins elle le lit toute seule, elle vit dans une lanterne, elle n’a point de secrets à elle, sa maison est ouverte et les murs sont de verre. Si, dans la province, chacun connaît le dîner de son voisin, on sait encore mieux le menu de sa vie, et qui vient, et qui ne vient pas, et qui passe sous les fenêtres, avant de passer par la fenêtre. La passion n’y connaît point le mystère. L’un des plus agréables flatteries que les femmes s’adressent à elles-mêmes est la certitude d’être pour quelque chose dans la vie d’un homme supérieur, choisi par elles en connaissance de cause, comme pour prendre leur revanche du mariage où elles ont été peu consultées. Mais, en province, s’il n’y a point de supériorité chez les maris, il en existe encore moins chez les célibataires. Aussi, quand la femme de province commet sa petite faute, s’est-elle toujours éprise d’un prétendu bel homme ou d’un dandy indigène, d’un garçon qui porte des gants, qui passe pour monter à cheval ; mais, au fond de son coeur, elle sait que ses voeux poursuivent un lieu commun plus ou moins bien vêtu.

Quand une femme de province conçoit une passion excentrique, quand elle a choisi quelque supériorité qui passe, un homme égaré par hasard en province, elle en fait quelque chose de plus qu’un sentiment, elle y trouve un travail, elle est occupée ! aussi étend-elle cette passion sur toute sa vie. Il n’y a rien de plus dangereux que l’attachement d’une femme de province. Elle compare, elle étudie, elle réfléchit, elle rêve, elle n’abandonne point son rêve, elle pense à celui qu’elle aime quand celui qu’elle aime ne pense plus à elle. Vous avez passé quelques mois en province, vous avez dit par désoeuvrement quelques mots d’amour à la femme la moins laide du département ; là, elle vous paraissait jolie, et vous avez été vous-même. Cette plaisanterie est devenue sérieuse à votre insu. Madame Coquelin, que vous avez nommée Amélie, votre Amélie vous arrive à six ans de date, veuve et toute prête à faire votre bonheur, quand votre bonheur s’est beaucoup mieux arrangé. Ceci n’est pas de l’innocence, mais de l’ignorance. Vous la dédaignez, elle vous aime ; vous arrivez à la maltraiter, elle vous aime ; elle ne comprend rien à ce que l’on a si ingénieusement nommé le français, l’art de faire comprendre ce qui ne doit pas se dire. On ne peut pas éclairer cette femme, il faut l’aveugler.

Toutes ces impuissances de la province prennent les noms orgueilleux de sagesse, de simplicité, de raison, de bonhomie. On ne saurait imaginer la masse imposante et compacte que forment toutes ces petites choses, quelle force d’inertie elles ont, et combien tout est d’accord : langage et figures, vêtement et moeurs inférieures. Dans la toilette d’une femme de province, l’utile a toujours le pas sur l’agréable. Chacun connaît la fortune du voisin, l’extérieur en signifie plus rien. Puis, comme le disent les sages, on s’est habitué les uns aux autres, et la toilette devient inutile. C’est à cette maxime que sont dues les monstruosités vestimentales de la province : ces châles exhumés de l’Empire, ces robes ou exagérées, ou mal portées, ou trop larges, ou trop étroites ! La mode s’y assied au lieu de passer. On tient à une chose qui a coûté trop cher, on ménage un chapeau. On garde pour la saison suivante une futilité qui ne doit durer qu’un jour.

Quand une femme de province vient à Paris, elle se distingue aussitôt à l’exiguïté des détails de sa personne et de sa toilette, à son étonnement secret et qui perce, ou ostensible et qu’elle veut cacher, excité par les choses et par les idées. Elle ne sait pas ! Ce mot l’explique. Elle s’observe elle-même, elle n’a pas le moindre laisser-aller. Si elle est jeune, elle peut s’acclimater ; mais passé je ne sais quel âge, elle souffre tant dans Paris, qu’elle retourne dans sa chère province. Ne croyez pas que la différence entre les femmes de province et les Parisiennes soit purement extérieure, il y a des différences d’esprit, de moeurs, de conduite. Ainsi la femme de province ne songe point à se dissimuler, elle est essentiellement naïve. Si une Parisienne n’a pas les hanches assez bien dessinées, son esprit inventif et l’envie de plaire lui font trouver quelque remède héroïque ; si elle a quelque vice, quelque grain de laideur, une tare quelconque, la Parisienne est capable d’en faire un agrément, cela se voit souvent ; mais la femme de province, jamais ! Si sa taille est trop courte, si son embonpoint se place mal, eh bien ! elle en prend son parti, et ses adorateurs, sous peine de ne pas l’aimer, doivent la prendre comme elle est, tandis que la Parisienne veut toujours être prise pour ce qu’elle n’est pas. De là ces tournures grotesques, ces maigreurs effrontées, ces ampleurs ridicules, ces lignes disgracieuses offertes avec ingénuité, auxquelles toute une ville s’est habituée et qui étonnent les Parisiens. Ces difformités orgueilleuses, ces vices de toilette existent dans l’esprit. A quelque sphère qu’elle appartienne, la femme de province montre de petites idées. C’est elle qui, à Paris, trouve de bon goût d’enlever à sa meilleure amie l’affection de son mari. Les femmes de province sont assez généralement enleveuses ; elles ressemblent à ces amateurs qui vont aux secondes représentations, sûr que la pièce ne tombera pas. Elles ne savent pas se venger avec grâce, elles se vengent mal ; elles n’ont pas dans le discours ni dans la pensée l’atticisme moderne, ce parisiénisme (ce mot nous manque), qui consiste à tout effleurer, à être profond sans en avoir l’air, à blesser mortellement sans paraître avoir touché, à dire ce que j’ai entendu souvent : – Qu’avez-vous, ma chère ? quand le poignard est enfoncé jusqu’à la garde. Les femmes de province vous font souffrir et vous manquent, elles tombent lourdement quand elles tombent ; elles sont moins femmes que les Parisiennes. Mais, ce qui dans tout pays est impardonnable, elles sont ennuyeuses, elles ont le bonheur aussi ennuyeux que le malheur, elles outrent tout. On en voit qui mettent quelquefois un talent infini à éviter la grâce.

La femme de province n’a que deux manières d’être : ou elle se résigne, ou elle se révolte. Sa révolte consiste à quitter la province et à s’établir à Paris. Elle s’y établit légitimement par un mariage et tâche de devenir Parisienne : elle y triomphe rarement de ses habitudes. Celle qui s’y établit en abandonnant tout ne compte plus parmi les femmes. Il est une troisième révolte qui consiste à dominer sa ville et à insulter Paris ; mais la femme assez forte pour jouer ce rôle est toujours une Parisienne manquée. Aussi la vraie femme de province est-elle toujours résignée.

Voici les choses curieuses, tristes ou bouffonnes qui résultent de la femme combinée avec la vie de province.

Une jeune fille s’est mariée ; elle était belle, elle reste encore pendant quelque temps belle malgré le mariage ; elle est proclamée une belle femme. La ville est fière de cette belle femme ; mais chacun la voit tous les jours, et quand on se voit tous les jours, l’observation se blase. Si cette belle femme perd un peu de son éclat, la ville s’en aperçoit à peine. Il y a mieux, une petite rougeur, on la comprend, on s’y intéresse ; une petite négligence est adorée, une toilette qui ne se renouvelle pas est une concession à la philosophie du pays. D’ailleurs la physionomie est si bien étudiée, si bien comprise, que les légères altérations sont à peine remarquées, et peut-être finit-on par les regarder comme des grains de beauté. Un Parisien passe par la ville, un de ses amis lui vante la belle madame une telle, il le présente à ce phénix, et le Parisien aperçoit un laidron parfaitement conditionné. Il arrive alors des aventures comme celle-ci. Un jeune homme a quelques jours d’exil à passer dans une petite ville de province, il y retrouve l’éternel ami de collége, cet ami de collége le présente à la femme la plus comme il faut de la ville, une femme éminemment spirituelle, une âme aimante et une belle femme. Le Parisien voit un grand corps sec étendu sur un prétendu divan, qui minaude, qui n’a pas les yeux ensemble, qui a passé quarante ans, couperosé, des dents suspectes, les cheveux teints, habillé prétentieusement, et le langage en harmonie avec le vêtement. Le Parisien fait contre bonne fortune mauvais coeur, et se garde bien de revenir à ce squelette ambitieux. Le Parisien moqueur félicite son ami de son bonheur, il le mystifie en prenant cet art convaincu que prennent les Parisiens pour se moquer. La veille de son départ, le Parisien, questionné par son ami sur l’opinion qu’il emporte de la petite ville, répond quelque chose comme : « Je me suis royalement ennuyé, mais j’ai toujours eu la plus belle femme de la ville ! » Le lendemain matin, l’ami le réveille ; armé d’une paire de pistolets, il vient lui proposer de se brûler la cervelle, en lui posant ce théorème : « Si vous avez eu la plus belle femme de la ville, ce ne peut être que ma maîtresse, allons nous battre, vous n’êtes qu’un infâme. »

On vous présente à la femme la plus spirituelle, et vous trouvez une créature qui tourne dans le même genre d’esprit depuis vingt ans, qui vous lance des lieux communs accompagnés de sourires désagréables, et vous découvrez que la femme la plus spirituelle de la ville en est simplement la plus bavarde.

Deux femmes également supérieures et toutes deux en province, où l’auteur de ces observations a eu la douleur de les trouver, expliquent admirablement le sort des femmes de province.

La première avait su résister à cette vie tiède et relâchante qui dissout la plus forte volonté, détrempe le caractère, abolit toute ambition, qui enfin éteint le sens du beau. Elle passait pour une femme originale, elle était haïe, calomniée, elle n’allait nulle part, on ne voulait plus la recevoir, elle était l’ennemi public. Voici ses crimes. Pour entretenir son intelligence au niveau du mouvement parisien, elle lisait tous les ouvrages qui paraissaient et les journaux ; et, pour ne jamais se laisser gagner par l’incurie et par le mauvais goût, elle avait une amie intime à Paris qui la mettait au fait des modes et des petites révolutions du luxe. Elle demeurait donc toujours élégante, et son intérieur était un intérieur presque parisien. Hommes et femmes, en venant chez elle, s’y trouvaient constamment blessés de cette constante nouveauté, de ce bon goût persistant. La priorité des modes et leur perpétuelle coïncidence avec leur apparition à Paris, choquaient les femmes qui se trouvaient toujours en arrière d’une mode, et, comme disent les amateurs de courses, distancées. Une haine profonde s’émut, causée par ces choses. Mais la conversation et l’esprit de cette femme engendrèrent une bien plus cruelle aversion. Cette femme se refusait au clabaudage de petites nouvelles, à cette médisance de bas étage qui fait le fond de la vie en province. Elle ne souffrait chez aucun homme ni propos vides, ni galanterie arriérée, ni les idées sans valeur ; elle parlait des découvertes dans la science, dans les arts, des poésies nouvelles, des oeuvres fraîches écloses au théâtre, en littérature ; elle remuait des pensées au lieu de remuer des mots. Elle fut atteinte et convaincue de pédantisme, chacun finit par se moquer effrontément de ses nobles et grandes qualités, d’une supériorité qui blessait toutes les prétentions, qui relevait les ignorances et ne leur pardonnait pas. Quand tout le monde est bossu, la belle taille devient la monstruosité. Cette femme fut donc regardée comme monstrueuse et dangereuse, et le désert se fit autour d’elle. Pas une de ses démarches, même la plus indifférente, ne passait sans être critiquée, dénaturée. Il résultait de ceci qu’elle était impie, immorale, dévergondée, dangereuse, d’une conduite légère et répréhensible. – Madame une telle, oh ! elle est folle : tel fut l’arrêt suprême porté par toute la province.

La seconde avait deviné l’ostracisme que sa résistance lui vaudrait, elle était restée grande en elle-même, elle livrait son extérieur seulement à ces minuties. Ce fut à elle que je demandai le secret de l’amour en province, je ne voyais pas dans la journée une seule occasion de lui parler, dans toute la ville un seul lieu où l’on pût la voir sans qu’elle fût observée. « Nous souffrons beaucoup l’hiver, me dit-elle ; mais nous avons la campagne ! » Je me souvins alors qu’au mois d’avril ou de mai, les jolies femmes d’une ville de province sont les premières à décamper. En province, la maison de campagne est le fiacre à l’heure de Paris. Quoique l’homme le plus spirituel de la ville, un homme d’avenir, disait-on, et qui fit un épouvantable fiasco à la Chambre, lui rendît des soins, cette femme mourut jeune et dévorée comme par un ver : la supériorité comporte une action invincible qui, au besoin, réagit sur celui que la nature a doué de ce don fatal.

Une des fatalités qui pèsent sur la femme de province est cette décision brusque et obligée dans les passions, qui se remarque souvent en Angleterre. En province, la vie est définie, observée, à jour. Cet état d’observation indienne force une femme à marcher droit dans son rail ou à en sortir vivement comme une machine à vapeur qui rencontre un obstacle. Les combats stratégiques de la passion, les coquetteries qui sont la moitié de la Parisienne, rien de tout cela n’existe en province. Il y a dans le coeur de la femme de province des surprises comme dans certains joujoux. Elle vous a parlé trois fois pendant un hiver, elle vous a serré dans son coeur à son insu ; vient une partie de campagne, une promenade, tout est dit ; ou si vous voulez, tout est fait. Cette conduite, bizarre pour ceux qui n’observent pas, a quelque chose de très-naturel. Au lieu de calomnier la femme de province en la croyant dépravée, un poëte, un philosophe, un observateur, comme l’a été Stendhal dans Rouge et Noir, devinerait les merveilleuses poésies inédites, savourées à elle seule, toutes les pages de ce beau roman dont le dénoûment seul est connu de l’heureux sous-lieutenant ou du roué capitaine, qui en profitent.

Paris est le monstre qui fait toutes ces victimes, le mal a sept lieues de tour et afflige le pays entier. La province n’existe pas par elle-même. Là seulement où la nation est divisée en cinquante petits états, là chacun peu avoir une physionomie, et une femme y reflète alors l’éclat de la sphère où elle règne. Ce phénomène social existe encore en Italie, en Suisse et en Allemagne ; mais en France, comme dans tous les pays à capitale unique, l’aplatissement des moeurs sera la conséquence forcée de la centralisation ; aussi les moeurs ne prendront-elles du ressort et de l’originalité que par une fédération d’états français formant un même empire, ce qui peut-être n’est pas à désirer. L’Angleterre ne jouit pas de ce malheur, elle a quelque chose de plus horrible dans son atroce hypocrisie, qui est un bien autre mal. Londres n’y exerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France, et à laquelle le génie français finira par remédier. L’aristocratie anglaise (méditez bien ceci), qui comprend toutes les supériorités, qui les produit ou se les assimile, l’aristocratie couvre le sol ; elle vit dans ses magnifiques parcs, elle ne vient à Londres que pendant deux mois, ni plus ni moins ; elle est toute en province, elle y fleurit et la fleurit. Londres est la capitale des boutiques et des spéculations, on y fait le gouvernement. L’aristocratie s’y recorde seulement pendant soixante jours, elle y prend ses mots d’ordre, elle donne son coup d’oeil à sa cuisine gouvernementale, elle passe la revue de ses filles à marier et des équipages à vendre, elle se dit bonjour et s’en va promptement : elle ne se supporte pas elle-même plus que les quelques jours nommés la saison. Aussi, dans la perfide Albion du Constitutionnel, y a-t-il chance de rencontrer de charmantes femmes tous les points du royaume, mais de charmantes femmes Anglaises !

DE BALZAC

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