ANSPACH, Maria d' (18..-18..) : La modiste (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.IV.2010)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 3 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
  
La modiste
par
Maria d'Anspach

~ * ~

IL est dix heures : Paris s’éveille, les magasins sont ouverts. Quelques promeneurs longent le boulevard pour respirer l’air du matin et secouer l’engourdissement du sommeil ; des commis se rendent à leurs bureaux ; des femmes d’extérieur modeste, des jeunes gens en habit du matin vont au bain ou en reviennent ; de diligents célibataires entrent dans les cafés pour déjeuner et lire leurs journaux. Si, parmi tous ces individus d’aspect différent, vous voyez passer une jeune fille à la tournure dégagée et libre, qui marche vite, est mise avec plus de coquetterie que de bon goût, jette un coup d’oeil curieux sur tout ce qui l’entoure, et prête, chemin faisant, l’oreille aux galants propos des jeunes gens qui la suivent ou s’arrêtent sur son passage ; – c’est la modiste. Suivez-la vous-même un instant, et vous la verrez se rendre à un magasin où les demoiselles de vente l’ont déjà devancée pour faire leur brillant étalage.

L’étalage, cette chose si futile et si simple en apparence, est pourtant une spécialité qui exige autant de savoir que de bon goût : il donne au magasin ce cachet d’élégance qui éblouit et attire. L’art ici vous fait deviner bien plus qu’il ne vous montre ; on dirait d’un livre dont le titre éveille la curiosité. Il faut que d’une disposition savante ressortent la forme et la couleur des ravissants chapeaux apportés de l’atelier si frais et si jolis qu’on croirait qu’ils se sont faits sans être touchés. Regardez : l’étoffe n’est pas froissée, le ruban n’a pas un pli, le brillant du satin n’a rien perdu de son lustre. Eh bien ! mettez ce vert à côté de ce bleu, et vous verrez quel horrible contraste choquera vos yeux. Combinez les nuances, variez les tons : que le vert, le blanc le rose, le bleu, habilement rapprochés, se fondent dans un ensemble harmonieux. Placez à côté du noeud qui s’attache à la modeste capote de poult de soie, la riche plume qui orne l’élégant chapeau de velours épinglé. Ces coquilles de dentelle et ces marabouts vaporeux ressortiront mieux à côté de l’humble bruyère et de cette touffe de violettes ; la fleur aimée de Rousseau se penche avec plus de grâce auprès de l’aigrette orgueilleuse, et les grappes de perles de ce turban pendront comme des gouttes de rosée au-dessus des fleurs de l’aubépine à demi cachées sous les barbes flottantes de ce léger bonnet de blonde. – Prestigieux effet du grand art de l’étalage !

Un autre talent de la demoiselle de vente est de mettre au premier rang les choses destinées à éblouir, et de cacher, comme un trésor, les parures créées d’hier que les petites curieuses des autres maisons ne manqueraient pas de copier. Car ici, comme dans beaucoup d’autres professions, la jalousie revêt différentes formes pour s’approprier le succès ou les inventions d’une maison rivale. Quelquefois une demoiselle se glisse incognito dans un établissement plus en réputation pour y acheter des modèles. Cette sorte de contrebande n’est pas sans quelque danger pour celle qui la fait : un accueil peu flatteur, voire une expulsion honteuse sont souvent les seuls résultats de cette audacieuse tentative.

La demoiselle de vente a besoin aussi, pour satisfaire aux exigences de son art, d’un tact et d’une finesse admirables. Vous la prendriez pour un conseiller désintéressé, quand elle s’empresse d’offrir à une jolie blonde des couleurs pâles, et sait persuader à sa cliente qu’il est de son intérêt de prendre ce chapeau qui demain l’aurait fort embarrassée ; car, encore un rayon de soleil, et il serait fané. Grâce aux mille séductions de sa faconde commerciale, les formes vieillies, les couleurs passées de mode, disparaissent ainsi des armoires où elles gisaient abandonnées, et c’est toujours comme en lui faisant violence qu’on l’en débarrasse.

Les demoiselles de vente sont prises, en général, parmi les plus expérimentées et les plus capables de représenter dignement une maîtresse de maison : c’est le bataillon d’élite.

Mais revenons à la jeune fille que nous avons aperçue tout à l’heure. Mademoiselle Julia entre dans le magasin. C’est une petit brune à l’air mutin : elle est frisée comme une femme qui va au bal, porte une robe de soie rayée, un cachemire français, des bottines vernies et des gants noirs. Elle est à la fois en négligé et en toilette. Sa robe est faite en peignoir, et son cou s’entoure d’une chaîne d’or d’une grosseur remarquable ; son col garni de dentelle est fixé sur sa poitrine par une énorme broche à laquelle est attachée une seconde petite chaîne qui suspend une cassolette. Mademoiselle Julia a quelquefois des attaques de nerfs, des migraines, des spasmes qui se calment à l’aide des sels renfermés dans cette cassolette. Car n’allez pas croire, avec ses malignes compagnes, que c’est pour faire voir toutes ses richesses qu’elle se charge ainsi d’un magasin d’orfèvrerie. – Or, mademoiselle Julia gagne trente francs par mois.

Julia monte dans l’atelier où se trouvent réunies douze ou quinze jeunes filles qui causent entre elles en formant plusieurs groupes ; car ce que disent celles-ci ne doit pas être entendu par celles-là. Ce sont les apprêteuses, ainsi appelées parce que leur tâche est de préparer les éléments de travail pour la première demoiselle. La plus habile d’entre elles prend le titre de seconde.

Au dernier échelon de la hiérarchie des modistes se trouvent les trotteuses. – Ce sont de pauvres petites filles, qui font, chargées d’un énorme carton, les commissions de la maison, et paient ainsi leur apprentissage par une sorte de domesticité.

L’arrivée de la nouvelle venue suspend les conversations. « Vous venez bien tard, Julia, dit la première demoiselle ; la patronne se fâchera. – Est-ce ma faute, si je ne puis m’éveiller plus tôt, répond-elle dédaigneusement... Bonjour, Mariette ; tu n’es jamais en retard, toi : je ne sais comment tu fais. – Oh ! pour Mariette, c’est bien différent, reprend une autre, elle est comme l’alouette ; dès que le jour paraît, elle chante et travaille. – Aussi, j’ai déjà quelques pratiques, et ce matin j’ai fait un chapeau pour la fille de ma propriétaire ; je l’ai fait tout entier, j’y gagne dix francs ! – Pauvre Mariette ! dit Julia d’un ton de pitié insultante. – Quel air de protection ! Est-ce parce que ma robe, au lieu d’être de soie comme la vôtre, n’est qu’en mousseline de laine à deux francs l’aune ? j’aime autant, ma chère, être pauvre comme je le suis que riche comme vous l’êtes. » Julia, sans répondre, ôte tranquillement son châle et son chapeau, qu’elle suspend à un clou sur la muraille, en compagnie des châles et des chapeaux des autres demoiselles : en sorte que l’on pourrait se croire chez un loueur de costumes en temps de carnaval, ou chez une marchande à la toilette. Tout le monde est arrivé. C’est le moment du déjeuner que l’on trouve toujours mauvais, mais que l’on n’a guère le temps de critiquer ; car ces demoiselles viennent presque aussitôt s’asseoir en deux files autour d’un long comptoir, sur de hauts tabourets, la première demoiselle à leur tête.

Disons un mot de la première demoiselle. Elle est ordinairement la moins jeune et la plus prétentieuse ; elle commande en souveraine, parle volontiers de son talent, et gagne de 800 à 3,000 francs. Plus elle est payée, plus elle hausse son propre mérite. Elle se croit réellement artiste ; car si elle emprunte au peintre ses modèles, le peintre, à son tour, ne lui prend-il pas les siens pour embellir ses tableaux ? Ne riez pas de son enthousiasme ; la modiste aime son état. En effet, quel plus agréable travail que d’avoir sans cesse entre les mains, sous les yeux, le velours, la soie, des fleurs et des plumes ? Aussi, que de rêves n’ont pas fait faire ces gracieux chapeaux à la jeune fille qui se pique les doigts et se fatigue en se hâtant, parce que dans une heure votre caprice de coquetterie aura changé. Ce qui l’ennuie surtout, c’est de corriger. Parce qu’elle n’aura pas réussi à rendre jeune une vieille, jolie une laide, on maudit son oeuvre. « Je voulais un chapeau comme celui de madame de..., et celui-ci ne lui ressemble en rien. » Observez que madame de... a vingt ans, qu’elle est jolie, et que celle qui parle en a cinquante bien comptés. Que de patience il faut, que de sang-froid surtout pour ne pas répondre à cette femme : « Mais, madame, je ne puis changer vos traits, moi, ni rendre à votre teint ce qu’il a perdu. » La modiste se tait : elle se rappelle à propos que cette femme achète le droit d’être ridicule impunément. Il faut que vous sachiez en revanche qu’être belle et distinguée, c’est une recommandation aux yeux de la modiste. On se surpassera alors, car cette jolie tête parera votre chapeau comme elle en sera parée. Mais malheur à la femme assez mal avisée pour oser se livrer à la critique des oeuvres de la modiste ; on défait avec rage, et refait en dépit du bon goût ce qui va être trouvé charmant à force de ridicule. Pour quelques-unes, c’est une profanation de leur donner ce qui est bien ; elles trouvent mieux le bizarre et l’extravagant. Celles-là tendent à l’originalité.

L’heure du travail a sonné ; la première demoiselle distribue à chacune de ses élèves la tâche de la journée. L’ouvrage terminé, elle le reprend pour y mettre la dernière main, le façonne, l’embellit, et lui donne ce je ne sais quoi qui constitue la perfection. « Voilà, Julia, un chapeau pour vous ; c’est une tête de soixante numéros. – Ah ! quelle horreur ! ce ne peut être que pour une Allemande : grosse tête, grands pieds, grandes mains... Total : jolie femme de Carlsruhe. » En disant cela, elle jette un regard malicieux à une grosse blonde placée vis-à-vis d’elle. Thomassine est Allemande et ne sait pas un mot de français. Elle regarde avec étonnement ses camarades qui rient aux éclats. « C’est mal, mademoiselle Julia, de vous moquer d’une étrangère, reprend à son tour Betzi, grande Anglaise à l’air timide et modeste, ce qui ne l’empêche point de montrer ses épaules nues, selon la coutume des beautés d’outre-mer. – Qui vous dit, mademoiselle, que j’ai attaqué quelqu’un ici ? Eh ! mon Dieu, si je voulais faire un portrait, je n’aurais peut-être pas besoin d’aller chercher bien loin l’original. Je pourrais vous dire, par exemple, que les Anglaises s’habillent comme des mannequins, marchent comme des soldats qui ont les jambes trop longues, et qu’on aimerait la fraîcheur et l’éclat de leur teint, si on ne savait le prix du blanc et du rouge. – A propos de blanc et de rouge, reprend une petite brune à l’air espiègle, n’avez-vous pas remarqué hier notre patronne ? toute la journée elle était pâle comme le clair de lune, et le soir elle avait les plus jolies couleurs du monde ; qu’en pensez-vous ? – Vous êtes toutes des médisantes, répond vivement la première demoiselle ; au moins, puisque vous voulez parler, parlez plus bas. – Comme elle est triste depuis quelques jours, poursuit une toute jeune fille à l’air candide. Est-ce que sa maison tomberait ? – Vous êtes bien sotte, ma pauvre enfant ; vous apercevez-vous que nous ayons moins à faire ? – Est-ce qu’elle tromperait son mari ? demanda Julia. – Fi ! mademoiselle ; un mari à qui elle doit tout. – En ce cas, c’est à d’autres qu’elle paie. »

Ce mot excite une hilarité générale à laquelle la première demoiselle ne peut s’empêcher de prendre part. « N’avez-vous pas remarqué, mesdemoiselles, continue une blonde à l’air réfléchi, que toutes les marchandes de mode ont une histoire pareille ? C’est toujours une demoiselle assez jolie qui sait travailler passablement, se fait courtiser d’abord, et finit par se faire épouser, ou à peu près, par un homme riche qui l’établit ; alors elle prend sa revanche. Elle commande, fait travailler les autres, et travaille elle-même toute la journée... à sa toilette. Ne faut-il pas que madame représente, lorsque par hasard elle daigne paraître en personne dans le magasin ? Quant à l’atelier, elle y est suffisamment représentée par la première demoiselle ; aussi ne s’y montre-t-elle guère que de loin en loin. Habituellement madame ne quitte pas sa chambre à coucher, où elle ne reçoit que quelques élus, qui ont leurs petites entrées. Le soir, elle va se désennuyer des affaires au bal ou au spectacle. Pauvre femme ! Il est vrai que quelquefois, par compensation, elle montre une sollicitude toute maternelle à l’endroit de la vertu de ses employées, auxquelles elle accorde le logement, par une mesure qui profite en même temps à la morale et à sa caisse. Les bonnes moeurs des demoiselles sont d’un excellent rapport pour certaines maisons : dans ces vertueux établissements, les veilles laborieuses se prolongent fort avant dans la nuit. »

En ce moment entre une demoiselle de vente. – Il faut un turban pour une soirée chez le ministre, un bonnet pour un dîner chez l’ambassadeur, une coiffure pour un bal à la cour. – Tout cela va être fait par la première demoiselle ; elle prend sur ses genoux une tête à poupée. Ce n’est plus le turban juif qu’il faut, ce n’est plus le turc ou l’arabe : ils sont trop connus ; il faut qu’elle innove. Alors vous voyez se métamorphoser sous ses doigts tout ce qu’elle touche, selon son inspiration et sa volonté. Le petit bout de ruban devient un noeud coquet, un morceau de gaze fera le soir naître bien des jalousies féminines, et bien des hommes seront aimables près de la femme au merveilleux turban, qui, sans ce faible auxiliaire, serait peut-être restée inaperçue. La première demoiselle sait cela. Elle sait aussi que l’on demande : Où avez-vous fait faire ce turban ? je n’ai jamais rien vu d’aussi joli ; ma marchande de modes ne saurait m’en faire un pareil, je veux la changer pour la vôtre. – Son orgueil est doucement caressé à l’idée que peut-être on saura qu’elle est l’auteur de ce chef-d’oeuvre ; elle puise un nouveau courage dans l’espoir d’une réputation de talent distingué, puis avant de se séparer de ce qu’elle vient d’achever, elle l’essaie. Pourquoi n’est-ce pas pour moi ! dit-elle tout bas ! » Elle le donne ensuite à emporter en poussant un gros soupir ; car il ne lui est pas permis, à elle, de porter des choses aussi luxueuses.

Cependant la première demoiselle n’est pas toujours également heureuse dans ses créations, mais toutes les femmes ne se montrent pas non plus aussi difficiles... « Quand je vois de jolies choses, dit Mariette, je regrette toujours de ne pas être née riche. Oh ! pourquoi ne sommes-nous plus au temps où les seigneurs aimaient tant les modistes, et se plaisaient à en faire de grandes dames ? Elles se mariaient ensuite. Nos seigneurs, à nous, sont des dandys qui viennent nous regarder à travers les glaces du magasin, nous écrivent de fort belles lettres, mais ne nous épousent pas. Tenez, c’était autrefois le bon temps, les hommes avaient plus d’esprit, plus d’amabilité... et plus d’argent.... »

Ce dernier trait soulève parmi quelques-unes un murmure d’improbation, louable sans doute ; mais peut-être le sentiment qui l’a fait naître est-il plus excusable, au fond, qu’il ne le paraît d’abord. Et, en effet, il ne faut pas trop en vouloir à la modiste si elle montre, en général, un zèle trop peu dissimulé pour le culte du veau d’or. La fortune et la mode sont deux divinités également capricieuses et qui se donnent la main. A la fois prêtresse et oracle de la magicienne aux goûts fantasques, aux bizarres créations, comment la modiste serait-elle plus stable qu’elle, et comment ne briguerait-elle pas ses faveurs la première, quand elle voit ses élus se disputer les oripeaux brillants qui donnent un éclat irrésistible à la beauté et voilent la laideur ? N’est-ce pas la mode encore dont le prestige créateur fait deviner une grâce partout où sa présence se révèle, qui grandit et fascine par de séduisantes visions l’imagination des poëtes ? Chaque femme devient alors pour l’homme un ange, quelque chose d’idéal et de parfumé qui émeut doucement son âme, et qu’il adore en lui-même. Et pour une femme, plaire est plus qu’un désir, c’est un penchant, une idée fixe, le besoin de toute sa vie. La nature l’a faite ainsi : enfant, elle s’essaie à paraître belle, elle aime à se parer de ses plus beaux habits, et sourit ingénument au miroir qui réfléchit son image gracieuse. A mesure que l’instinct féminin se développe, elle épèle avec plus de facilité chaque page de ce grand livre de la coquetterie, dont l’amour lui révèlera plus tard les secrets les plus merveilleux. Il n’est donc pas étonnant que la modiste aime le luxe ; car elle est plus à portée que personne d’en apprécier tous les avantages, et elle manifeste, dans la même proportion, une horreur prononcée pour la pauvreté. Faible créature, touchant également à la misère et à l’opulence, c’est un écueil bien grand que les futilités brillantes dont elle est entourée ; les privations usent sa moralité. Elle consume la moitié de sa vie à désirer, et gaspille l’autre à saisir le plaisir sous quelque forme qu’il se présente.

Et si vous remontez plus haut dans la vie de la modiste, vous y trouverez encore bien d’autres raisons de la plaindre et peut-être de l’excuser. Qu’est-ce, en effet, sous le point de vue moral, que la modiste ? une pauvre fille éloignée de sa famille, quand toutefois elle en a une ; ou bien une jeune orpheline trop bien élevée pour être une simple ouvrière, et trop peu instruite pour devenir une sous-maîtresse ; ou enfin quelque fille d’artisan, dont la dureté la rebute, et dont la grossièreté contraste péniblement avec l’élégance et la politesse des personnes avec lesquelles ses occupations la mettent en rapport journellement. Dites donc à la pauvre enfant de brider son imagination, d’étouffer ses désirs et d’éteindre les bouffées d’ambition qui lui montent au coeur à la vue des riens éblouissants qu’elle façonne elle-même, et qui resplendissent à ses yeux tout le long du jour.

Que si vous me demandez encore comment et pourquoi elle est devenue ce qu’elle est, je vous répondrai qu’elle est devenue modiste, comme vous êtes peut-être vous-même devenu artiste, comme on devient aujourd’hui homme de lettres, – faute de mieux, parce que cela est commode, n’engage pas l’avenir, et que c’est parfois un moyen d’arriver à quelque chose, quand on ne meurt pas en chemin de désespoir et de misère. Ce n’est pas une profession, un état, comme disent les grands parents et les négociants ; mais c’est une position assez avantageuse pour attendre, pour épier la fortune et la saisir au passage. On est en évidence, ou du moins on croit l’être, et qui sait ? les banquiers, les mylords, et les princes russes visitent quelquefois les ateliers de modes aussi bien que les ateliers de peinture, et s’ils achètent un tableau dans ceux-ci, ils font souvent choix d’une jolie femme dans ceux-là.

La modiste a, parmi beaucoup d’autres inclinations, l’amour inné de tout ce qui est beau et distingué. Le comme il faut est sa manie, son thème éternel, sa religion ; la seule chose sur laquelle elle se montre véritablement inflexible et d’une susceptibilité désespérante. Doutez de son talent, de sa vertu, de sa beauté même, c’est une injure, une injustice peut-être, qu’elle excusera pourvu que vous la reconnaissiez, d’ailleurs, pour une femme comme il faut. Ce titre-là, elle y tient comme un Rohan à son blason ; c’est sa noblesse à elle, et elle n’hésiterait pas, s’il le fallait, à défendre ses droits par tous les moyens qui sont en son pouvoir. La modiste est donc avant tout, de gré ou de force, à tort ou à raison, une femme comme il faut. Cette expression compose à peu près tout son vocabulaire fashionable : elle ne porte que les choses les plus comme il faut, ne fréquente que les jeunes gens comme il faut, et estime singulièrement l’air comme il faut ; et, si vous m’en croyez, vous ne la contrarierez pas trop sur la légitimité de ses prétentions. Sa reconnaissance peut, sous ce rapport, la mener fort loin avec vous... ne fût-ce qu’au Ranelagh.

Ici nous sommes forcé d’établir, dans l’espère que nous avons choisie, des classifications nécessaires à l’intelligence de ce que nous venons de dire. Nous n’entendons parler que de la modiste parisienne, telle que le progrès nous l’a faite, et telle qu’elle existe en deçà de la rive droite de la Seine, et dans les régions élevées du monde élégant. La modiste de province n’est qu’une pâle copie de la modiste de Paris, et la modiste des bas quartiers de la capitale se confond avec le grisette, cette plante indigène du pays latin, enracinée dans la terre classique, qui croît et meurt enlacée au bras de l’étudiant.

La différence qui existe entre la grisette et la modiste ne saurait être contestée ; bien qu’un élégant écrivain ait malheureusement confondu ces deux types également intéressants. Cette erreur a soulevé de part et d’autre de vives réclamations ; grisettes et modistes ont crié à l’hérésie, et l’on ne peut s’empêcher de déplorer sincèrement ce désaccord entre les deux pivots intelligents de la fashion. Au point de vue de l’art, la question se résout évidemment en faveur de notre modèle : la grisette n’est qu’une ouvrière ; la modiste est un artiste, et nous devons ajouter qu’elle en a même le désordre et l’insouciance dans ses habitudes, comme dans son intérieur. La grisette appartient plus particulièrement à la classe des couturières. C’est cette jeune fille au sourire provoquant, à la jupe courte et retroussée, qui court le nez au vent, coiffée d’un simple bonnet, sur le pavé glissant d’outre-Seine, ou le long des trottoirs encombrés des rues marchandes ; qui travaille tout le long du jour dans un atelier sous la direction d’une maîtresse ouvrière, ou va, pour son propre compte, à la journée, taillant et cousant à domicile les robes de la portière, ou remettant à neuf les hardes des petits ménages. Quel rapport, je vous le demande, entre ce travail grossier, purement manuel, et les ouvrages élégants échappés de l’imagination et de la main industrieuse de la modiste ? Quelle ressemblance entre cette bonne fille, si accorte, si pauvre et si gaie, contente de peu, contente de rien, et ces jolies habitantes de nos riches magasins que vous rencontrez, sans les reconnaître, en manchon de martre et en chapeau de velours ? celles-là, certes, ne sont pas contentes de peu, elles ne sont souvent contentes de rien. Vous figurez-vous, au milieu d’un de ces élégants salons de modes, l’inséparable compagnon de la grisette, l’Étudiant, le vrai et primitif habitant de la rue de La Harpe ou de Sorbonne, la casquette sur l’oreille, la pipe à la bouche, et les mains veuves de gants qu’il a oublié de mettre ou d’acheter ?

Il faut le dire, malgré les efforts et le prestige d’un admirable talent, les jolis anachorètes blancs et roses de la rue Vivienne resteront toujours dans le souvenir des habitants de ce brillant quartier, comme un beau rêve, comme une poétique vision qu’on regrette ou qu’on aime sans y croire.

Quant à la marchande de modes, cette puissance occulte qui règne despotiquement sur la plus gracieuse et la plus capricieuse moitié du genre humain, c’est une physionomie à part, le type d’une classe non encore décrite par les physiologistes. Cette espèce bâtarde participe essentiellement de la simple modiste par ses antécédents, et de la femme élégante par ses allures et ses habitudes nouvelles. Elle exagère, en général, tous les défauts de ses jolies subordonnées, et elle en a depuis longtemps perdu les grâces faciles et l’heureuse inexpérience ; elle affectionne les grands airs, les pantoufles brodées, les peignoirs de mousseline et le far niente ; mais elle abhorre la morte saison. La morte saison est l’abomination de la marchande de modes et la joie de la modiste. Tandis que la première voit avec regret les femmes élégantes, ses meilleures clientes, émigrer pour la campagne ou pour les eaux, la seconde se réjouit, chôme, lit des romans, prend du travail à son aise et des congés le plus qu’elle peut ; c’est aussi pour elle le temps des voyages en province, des visites à la famille, des pérégrinations à Londres, à Vienne, à Saint-Pétersbourg…………

En attendant, vous qui les avez suivies avec nous jusqu’ici, veuillez bien les suivre encore jusque chez elles.... Il est dix heures du soir ; la première demoiselle donne le signal du départ, toutes se hâtent de sortir ; elles ont soif d’air pur et de liberté. Le repos ou le plaisir les rappellent, celles-ci dans un appartement confortable, celles-là dans une mansarde, cette autre dans sa famille. Julia s’arrête au second étage d’une maison de belle apparence ; Mariette s’en retourne sous la sauve-garde de sa mère ; Pauline a pour une heure de chemin, à travers des rues fangeuses, avant d’avoir regagné son modeste garni.

Elles vont ainsi dans la vie chacune par un chemin différent. La plus enviée aujourd’hui sera peut-être la plus pauvre demain, tandis que l’autre aura oublié ses jours de souffrance en s’éveillant un beau matin petite bourgeoise, ou même grande dame ; d’autres finissent on ne sait comment. Ce sont de pauvres filles ballottées par le vent de l’adversité, qui meurent en laissant de riants souvenirs à plus d’un homme grave maintenant. – L’infortunée qui donna follement sa jeunesse au plaisir n’a pas d’amis. Celui qui rêve encore d’elle, comme d’un plaisir passé, ne l’aperçoit plus que semblable à une ombre vaporeuse qui s’évanouit derrière des préjugés et des ambitions de toute espèce.

MARIA D’ANSPACH.

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