VENANCOURT, Daniel de (18..-19..) : Monsieur Barlingue (1902).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.VI.2010)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) du numéro 10 (octobre 1902) de la Revue Le Penseur, 2ème année.
 
Monsieur Barlingue
par
Daniel de Venancourt

~ * ~

- Dix paroles n’en valent qu’une... Il faut expédier promptement les affaires.

Tels étaient ses deux préceptes favoris, à cet excellent monsieur Barlingue, le vieux chef du bureau commercial où s’écoula mon adolescence. On vient de m’apprendre sa mort, et la nouvelle ne m’a pas laissé sans émotion.

Mais surtout elle m’a stupéfié. J’avais admis facilement qu’un bureaucrate aussi merveilleux, toujours exact au poste qu’il occupait depuis les temps les plus reculés, devait posséder en lui quelque chose comme un ressort de vie machinale capable de prolonger son existence au-delà des limites ordinaires.

Quand j’entrai chez M. Thorel, courtier assermenté près la Bourse du Havre, il y avait tout juste un demi-siècle que M. Barlingue travaillait dans la maison. Quand j’en partis, au bout de neuf années, M. Barlingue y était encore. Il y avait vu se succéder trois patrons et passer un nombre inestimable d’employés. On pouvait le dire le plus ancien répertoire du bureau, et le plus utile à consulter pour la solution des cas difficiles.

Sa carrière harmonieusement monotone n’avait pourtant point commencé là. Un petit malheur en avait contrarié dès l’abord la parfaite uniformité. Au sortir de l’école communale, à douze ans, il s’était vu placé, par mégarde, dans une étude d’avoué où il n’avait réussi qu’à effectuer un stage de quinze jours. Immédiatement ensuite, il était venu chez les Thorel pour demeurer invinciblement au service de cette famille de courtiers. Quel regret on ressentait qu’il n’eût pas trouvé sa voie du premier coup ! Sans les deux semaines passées ailleurs, il aurait le droit maintenant de rester dans la mémoire des hommes comme le type exemplaire du bureaucrate n’ayant « fait » qu’un seul bureau durant toute sa vie.

M. Barlingue n’était point marié. Peut-être avait-il eu quelques liaisons, mais sans importance. On ne lui connaissait aucun travers. Il allait peu au café. S’il s’aventurait, le dimanche soir, à Guillaume Tell ou à Prader, c’était pour y boire, l’été un lait froid, l’hiver un lait chaud, en feuilletant les illustrés. Il n’y demandait ni les journaux politiques ni les revues littéraires. Il n’aimait pas plus les cartes que les dominos et ne goûtait nul plaisir à regarder les gens jouer au billard.

Dans le bureau, qu’il gouvernait à sa guise, il eût pu se créer des loisirs ; il s’appliquait, au contraire, à travailler sans relâche. C’était lui qui ouvrait la porte le matin, arrivant une demi-heure en avance sur le temps réglementaire. A midi, il ne prenait qu’une heure pour son repas, au lieu d’une heure et demie. Le soir, il partait après tout le monde.

Il ne profitait pas des jours fériés. Il n’était jamais malade. Il négligeait de se rendre à des cérémonies quelconques, mariages ou enterrements. Pour qu’il s’accordât un congé, il fallait une circonstance absolument sérieuse. Cette circonstance se renouvelait tous les onze ans. Par un phénomène incompréhensible, M. Barlingue adorait Paris ; lors de chaque Exposition Universelle, il y allait passer une semaine entière. Je le vis ainsi s’absenter en 1889.

Ce fut, je me le rappelle, une semaine étrangement longue que ces sept jours pendant lesquels M. Barlingue nous manqua. A vrai dire, nous avions commencé par respirer un peu ; mais, dès la deuxième journée, nous eûmes conscience et nous nous avouâmes que la présence sempiternelle de M. Barlingue, à force de nous avoir été une obsession, nous était devenue une habitude indispensable.

Pour ma part, j’en rêvais la nuit. Je me représentais ce petit homme nerveux et vivace, qui marchait toujours à pas pressés, de-ci de-là, venant vérifier l’ouvrage des uns et des autres, ayant l’air de tout faire, ne faisant pas grand’chose, mais communiquant à chacun son souci intense du travail et donnant au bureau une âme.

Peu après que M. Barlingue eut accompli son voyage, un événement considérable se produisit dans la maison Thorel : le patron se retirait des affaires ; il cédait sa charge à son fils. Une clause de leur accord stipulait que M. Barlingue continuerait de diriger le bureau tant que M. Thorel père vivrait.

L’ancien courtier mourut deux ans plus tard. Vers ce temps, le négoce local traversait une crise. Les affaires baissaient de mois en mois, désolant M. Thorel fils, qui s’ingéniait à restreindre ses frais par tous les moyens convenables. Nous nous disions que M. Barlingue, dont les appointements étaient fort élevés, pourrait bien se trouver victime de ces économies. D’ailleurs, M. Thorel fils (et successeur) n’appréciait guère le vieil employé, à qui il reprochait précisément une fidélité trop stricte aux usages commerciaux d’autrefois.

Nous fûmes ébahis, un beau jour, en apprenant que M. Barlingue, si peu jaloux des honneurs, recevait une médaille du travail récompensant cinquante-huit années laborieuses et probes. M. Barlingue décoré, et sur les démarches faites par notre patron lui-même : quelle aventure miraculeuse ! Cela changerait-il le brave homme ? Il y avait là de quoi lui tourner la tête.

M. Thorel, de plus en plus magnanime, nous réunit en un banquet pour fêter mémorablement la remise de la médaille. Tout le temps que dura le dîner, M. Barlingue resta silencieux, comme s’il eût été un étranger. Au dessert, M. Thorel prononça une allocution et porta un toast. M. Barlingue enfin sembla vouloir parler, mais il ne put surmonter son émotion. On aurait cru qu’il avait envie de pleurer, et non pas de joie, mais de douleur. Il se passait évidemment quelque chose. Quoi ? J’en fus bientôt informé.

Nous nous étions levés de table. Tout à coup, me prenant à part, M. Thorel me dit :

- Vous savez que Barlingue quitte le bureau. Je suis obligé de me séparer de lui. Il y a trop longtemps qu’il est dans la maison. Il m’embête.

Puis, pour couper court à mes réflexions, il ajouta :

- Barlingue a de l’argent de côté. Il peut vivre dorénavant sans travailler.

Que M. Barlingue fût capable de vivre sans travailler, je ne l’admettais pas du tout, le travail pour lui étant beaucoup moins un gagne-pain qu’une fonction organique dont il ressentait sans cesse le besoin impérieux. Mais comment s’opposer à la décision patronale ? M. Barlingue était congédié, nous ne le verrions plus. Impossible d’y rien changer.

Dehors, je contai la nouvelle à mes collègues, qui s’écrièrent tous ensemble :

- Barlingue renvoyé !... Allons donc !... Et cette médaille du travail ! une décoration funéraire, alors !

Un d’eux opina catégoriquement :

- Si Barlingue ne revient pas, vous verrez qu’il se suicidera.

Mais un autre affirma que M. Barlingue reviendrait coûte que coûte, et il pronostiqua ce retour pour le lendemain même.

De fait, le lendemain matin, quand nous arrivâmes au bureau, M. Barlingue y était déjà installé, suivant sa coutume. Au salut que nous lui fîmes, il répondit, comme à l’ordinaire, en nous parlant des affaires courantes. Bref, ou M. Thorel s’était moqué, ou entre lui et M. Barlingue une paix mystérieuse avait été signée dans l’intervalle.

Il était arrivé ceci. Rentré chez lui, M. Barlingue y avait passé une nuit blanche. Son renvoi le désespérait. Voulait-on qu’il mourût ? Il ne se sentait pas la force de survivre à l’emploi qui avait été son existence même. Et, dès six heures du matin, il s’était rendu au domicile du patron, insistant pour être reçu sans délai. Avec des larmes et des sanglots, il avait supplié M. Thorel de consentir à le reprendre comme simple employé, même au poste le plus humble, même sans appointements aucuns. Qu’on lui permît seulement de ne pas cesser de travailler, c’était là tout son désir, ce serait là tout son bonheur ! Alors, M. Thorel avait proposé de « couper la paille en deux » et il avait réengagé le vieillard pour moitié de son salaire habituel...

Pauvre M. Barlingue ! Deux jours avant de mourir, il expédiait encore des affaires.

DANIEL DE VENANCOURT.

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