TAILHADE, Laurent (1854-1919) : Contes satiriques, contes inédits et Lettres parisiennes (1929)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.IX.2011)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire d'une collection particulière d'Au Pays du Mufle suivi de nombreux poëmes inédits édité à Paris par la Typographie François Bernouard en 1929.
 
Contes satiriques,
Contes inédits,
Lettres parisiennes
par
Laurent Tailhade

~*~

CONTES SATIRIQUES


Un Souper
Chez Simon le Pharisien
CONTE DE NOËL

Or, ce soir-là, neuvième du mois de Tebeth, Simon le Pharisien régalait quelques amis dans sa villa des Sycomores. L’assistance était nombreuse, choisie et respectable, composée d’hommes riches et de femmes à qui la durée du putanat rechampissait une virginité. La maison du Pharisien comptait, à bon droit, parmi les merveilles de Jérusalem. Des chevaux de race et des valets sans nombre en faisaient une demeure cossue, majestueuse et adéquate comme il sied à un notable commerçant. L’usure, le proxénétisme, l’attachement aux dogmes religieux immatriculaient Simon entre les plus dignes bourgeois. Ses opinions prépondéraient devant le Sanhédrin. Les vierges impubères n’avaient rien que de favorable à ses désirs. Il recevait les gens de Bourse, les marchands du Désert, les trafiquants nomades. Pour les divertir, il amenait à grands frais les Oulels-Naïls de la Cyrénaïque, des montreurs de singes et des ténors. Il louait parfois des académiciens, afin d’essuyer ses babouches dans leur creux poplité. L’on rencontrait chez lui Sully-Prudhomme, fils de Joseph, qui, sourd, timide et vierge irréductiblement, portait en plein visage, sous forme d’eczéma, sa croix de commandeur. Pierre Loti, dans ses voiles de bayadère, y fréquentait, s’oubliant, parmi les antichambres à causer de trop près avec les larbins noirs. Jean Lorrain y crachotait, en suceuse experte des médisances bordelières, de quoi les vieilles dames se pâmaient.

Doncques, pour fêter le solstice d’hiver et l’aube du grand jour annuel, on buvait ferme chez Simon. La salle du festin éclatait de joyaux, d’orfèvreries, de lumières et de vins. Sur une haute estade, vêtus de costumes bariolés, incommodes et somptueux, des musiciens barbares concertaient doucement. Les sambuques, les violes d’amour et les cymbales qui, jadis, éteignirent la voix d’Orphée, accordaient leurs soupirs aux flûtes adoniques. Sur les crédences mourraient de sombres fleurs, et, des buires violettes, les narcisses, les anémones tombaient en pétales odorants. Plus bas, sur les tables aux nappes de byssus et d’amiante, les fruits, les victuailles s’entassaient : grenades voluptueuses, dattes couleur de miel et raisins d’Engaddi. Les quartiers de chevreaux flanqués de laitues vertes, les pains azymes, les gâteaux saupoudrés de sésame et les fromages, sur un lit de cumin ou de fenouil. Des esclaves aux cheveux nattés offraient, de leurs mains adolescentes, les breuvages illusoires, versaient de haut, en un jet mince, et le vin de Chiraz et les muscats plus lourds qu’aux saisons vendémiaires, apporte de Syrie l’âne robuste et gai.

C’était l’heure où, parmi les odeurs chaudes, le fumet des viandes et l’exhalaison des membres en sueur, une ivresse grandit qui fait les cœurs joyeux et la lèvre confiante. Les convives parlaient tous, d’une voie aiguë et convulsive, aux accords de la symphonie lointaine.

Près du Maître, les Dignitaires s’étageaient, couverts de rubans, de crachats et de plaques honorifiques, chamarrés d’emblèmes ridicules. C’étaient les virtuoses du faux, les professionnels de l’homicide, les surhumains du crétinisme.

Teintes de fard, d’antimoine et de céruse, avec force chignons couleur de safran ou de henné, les vieilles patriotes contrepointaient leurs gorges blettes de lumineuses pierreries. Bob de Capharnaüm et Lucie de Bethsaïde, la fille du Tanneur, et les saintes femmes du Bal des Vaches montraient, jusques à la ceinture, le faisandé de leurs appas. Mais sous un dais de pourpre et dominant l’assemblée, une femme vêtue de noir causait avec Arthur Meyer, patricien de Venise. Chacun saluait en elle, avec un respect assaisonné d’admiration, la veuve du martyr, l’héroïne des cent mille francs, la Colonelle Henry.

Drumont, sous la robe verte et jaune, dont Véronèse peignit la brocatelle ; Francois Coppée, en velours de Gênes (tramé coton) ; Déroulède en fustanelle tricolore, et Barrès avec de véritables fausses dents, se groupaient, faisaient apothéose, cependant que Judet Iscariote arborait, non sans quelque emphase, son costume d’égoutier.

“ Moi, disait Coppée, je suivis, tout enfant, le régiment qui passe. Ma jeunesse verdoya d’amours ancillaires, tout comme un pot de basilic. Sans effort préalable, je devins bête à manger du foin. Le basilic est mort, le foin est desséché, la fleur de ma jeunesse est caduque ; mais la bêtise qu’on me voit permane dans l’éternité.

- Vive l’armée ! exclama Déroulède.

- A bas les Juifs ! hurla Gaston Méry, que Possien, ignoblement ivre, chavirait dans les bras de Pollonais, par le seul faguenas de sa malebouche pestilente.

- La chère est délectable, notifiait le marquis de Vascagat, redressant d’une main fébrile son toupet légendaire ; ce poisson, notamment, vous savez bien, mon cher Régis, le machin au bleu, était si culinaire que je me suis cru, le mangeant, à ma table de famille.

Ah ! ce ne sont pas des dreyfusards, les vidangeurs syndicataires ni l’anarchiste Pressensé qui offrent à leurs amis de tels régals !

- Voilà qui est parlé, mon benoît collègue approuva, ruisselant de graisse, le jésuite Drumont. Sur sa barbe, le vin de cinnaine coulait pêle-mêle avec l’huile de roses, noyant sous un flot de parfums les insectes coutumiers.

- Entre nous, cependant, la chose manque de gaîté. Le maître du logis aurait dû préparer quelque assassinat un peu folâtre et des négociants paisibles à égorger, pour le dessert.

Mais l’oraison du sociologue s’éteignit dans un hourvari formidable. Parmi les coupes brisées et les sauces épandues, quelques antisémites à poigne maîtrisaient Alphonse Humbert, écumant, épileptique, furieux, pour ce que Barrès venait de lui refuser cinquante centimes qu’il cherchait à emprunter. Celui-ci, très calme, fourrait dans sa poche les cigares à trois francs et les mégots entamés pour n’avoir pas à dépendre, le lendemain chez, son marchand de tabac.

Soudain, un roulement de voiture se fit ouïr, puis une voix de femme chevrotant un air connu :

Arrête, cocher,
J’ai mes trois cheveux pris dans la portière.
Arrête, cocher,
J’ai mes quatre dents sous le marchepied.

Et chacun reconnut que c’était Marie-Anne de Kéroubim, la vengeresse de l’armée, la pucelle cocardière aux farouches boniments. Elle entra, comme Alcibiade au banquet d’Agathon, et, négligeant, cette fois, de baiser ses compagnes à la bouche, fut poser sa couronne sur le front de Déroulède qui, malgré l’héroïsme qu’on lui sait, bondit épouvanté. Des membres de la Ligue préservèrent sa retraite et Marie-Anne, un peu confuse, tendit ses violettes à Drumont qui, du moins, pour la laideur, commémorait Socrate.

- Tout ca n’est pas chouette pour deux ciguës, réitéra Peau-de-Requin, en vidant son petit verre de coca Marinoni. Ces gens-là sont trop poires. Ils font pallas et dix de gueule ; c’est marrant quand on est, comme eux et moi, fils de putain, putain soi-même, forçat ou maquereau. D’ailleurs, la viande kasher me donne envie d’aller au refile.

Ah ! nous aurions besoin d’un beau jeune homme pour en faire notre dieu et “ l’aimer comme papa ”. Ainsi chantai-je à Saint-Lazare ! Mais le truc du Nazaréen – un joli mec cependant – choit dans la mélasse. Il ne fait même plus rouspéter les flicks. J’ai vu, aux Quat’-z-Arts et ailleurs le pante Jehan Rictus, un loupiot à l’œil jambonnique. Il affure des pépètes en faisant Jésus-Christ avec les interjections de Bruant et les mots de Richepin. Il la relève en tombant les vieilles Madeleines ; on le loue comme un fiacre, chez les passionnées en retraite. Il fait la monte pour un larantque de console, à juste prix, les ventres quinquagénaires, tant la profession de Jésus, à présent, est décharde. Vrai, c’est un bon Dieu qui n’est pas fiérot.

- Vive l’armée ! appuya Déroulède.

- A bas les Juifs ! opina Drumont.

- Crevons Reinach ! dit un souscripteur de la Liste.

- Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, proféra Millevoye.

Pendant ce temps, Humbert ayant trouvé prêteur, libellait un effet à quatre-vingt-dix-jours pour l’Ethiopien de service. Dans la pénombre discrète Lucie de Bethsaïde susurrait à Mme de Capharnaüm ces exclamations melliflues que l’oreille ne perçoit pas.

Alors une draperie s’écarta, révélant un paysage crépusculaire, de bois d’oliviers et de lauriers en fleurs. Dans une buée lumineuse, le Galiléen se montra, tenant son cœur rougeâtre ainsi qu’un massepain. Il porta sur les convives une dextre de lumière et, joyeux de leur union, les bénit avec douceur.

- Chrétiens, mes serviteurs et mon lignage, leur dit-il, j’ai fait pour vous des œuvres sans secondes. Je vous ai permis de garder vos membranes et de vous emplir de charcuterie. Vous avez brûlé le Sérapéum de Memphis. Vous avez émietté dans les fours à chaux les dieux tutélaires d’Athènes. Vos moines ont, sous l’orteil de leurs pieds sales, écrasé la Raison. Vous avez cuit Savonarole et tourmenté Galilée. Vous avez léché le crottin de Bonaparte, larronné la Révolution francaise, restauré les Jésuites et conquis M. Brunetière à vos desseins. Je suis content de vous ! Après deux mille ans, je veux encore vous bénir et vous récompenser. J’abolis, en votre faveur, les derniers scrupules qui prohibaient le larcin, le meurtre ou l’imposture. Vous ayant donné l’Affaire, je maintiens d’autres présents : mon nègre Cassagnac, la veuve du Faussaire, Jules Guérin l’assommeur, et Max Régis, l’estafier. Pour une longue suite d’ans, je vous concède Barrès, Drumont et Flamidien.

A ces mots, la foule reconnaissant combien il était dieu, se rua aux genoux du Visiteur. Plus rapide que l’onagre, Marie-Anne de Kéroubin inonda ses pieds d’eau de Cologne et, d’un geste fanatique les frotta de ses cheveux.

- Merci bien, dit Jésus, en l’écartant, mais ils sont par trop rares. Je n’aime pas l’humidité, craignant les rhumes de cerveau.

Et, d’un geste amical, il offrit ses orteils à la séduisante Capharnaüm qui les torcha, non sans élégance, dans le dernier numéro de La Libre Parole.

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Les Mages au Berceau
CONTE POUR LE JOUR DES ROIS

A mon cher maître, jacques de Boisjolin*.

En ce temps-là, Jésus continuait à naître depuis dix-neuf cents années. Sur le chemin de son étable, des andouilles par monceaux et des tripes en charnage, et des lampions versicolores manifestaient la dévotion catholique. Par un miracle inouï, portenteux et spectaculaire, une allégresse frénétique s’emparait du monde civilisé, avec la rigueur d’une échéance et l’ébriété d’un carnaval. C’était plus drôle que Gauthier-Villars faisant des calembours sur Beethoven, plus hilarant que Gyp, reprochant à Israël d’avoir le nez tortu.

Par les chemins durcis de glace et les bois aux pendentifs de givre, sous les sapins à la barbe de frimas, les Gentils pérégrinaient vers Bethléem, car chacun sait qu’en Judée, on ne voit, en décembre, ni glace, ni frimas.

L’étable où reposait l’enfant était cossue, majestueuse et balayée. Un bondieusard de la rue Saint- Sulpice en avait fomenté l’architecture, et, pour la garnir de foin bien chaud, M. Coppée avait jeûné longtemps. Des ornements d’un goût saumâtre, où le genre parfumeur et le style chemisiers s’épanouissaient à l’aise, accommodaient en pralines le crottin des animaux, posaient sur le nouveau-né d’atroces baldaquins. Joseph de Rochefort-Lucay, en robe canari, tenait la porte ouverte, accueillait d’un bon sourire les michetons de son auguste Epouse. Personne d’ailleurs n’en eût osé médire, car, d’après une ordonnance, chère aux Pharisiens, offenser en paroles un ménage modèle, ainsi que ses beaux-frères, coûte au délinquant trois mille shikles d’or.

Ainsi, les visiteurs éprouvaient, en ce lieu, des sensations charmantes. A condition qu’ils apportassent quelque chose, les plus bêtes, les plus sales et les plus viles accrochaient un sourire de la jeune Mère avec l’effusive étreinte du Charpentier. Derrière lui, broutant l’avoine ou l’épautre, le bœuf et l’âne rivalisaient de distinction. En effet, pour éviter les cacades inhérentes à ces quadrupèdes, l’on avait substitué au ruminant, M. Mézières ; au solipède, Jean Rameau. Député juif, larbin antisémite de l’Etat-Major, M. Mézières somnolait à plat ventre, mâchonnant de confuses onomatopées. Son mufle, par une combinaison gracieuse, rappelait à la fois le P. Dulac au museau de fouine, le P. Didon à la tête de veau. Pour Jean Labegthe, il hennissait, remâchait, pétaradait, connaissant que la Prose de l’Ane fut spécialement harmonisée pour lui.

                   Ce Rameau peu ordinaire
                    Clopinant tout de guingois,
                    Réconforte le Gaulois
                    De sa vigueur asinaire.
                    Eh ! sire Rameau, chantez,
                    Car belles bouches avez,
                    Aurez de la paille assez
                    Et des orges à planter. Hi han !

Les pasteurs du voisinage, accourus en foule, contribuaient par maintes viandes hétéroclites au réveillon de Bethléem : grives, dindes aux marrons, poitrines de vieilles dames, plus trois francs soixante-quinze que la Bonne Souffrance valut, jusqu’à présent, à son éditeur. Les uns couverts de peaux de bête, comme Jean le Baptiste, d’aucuns portant limousine tricolore, vociféraient en chœur, sans nul souci du ton ou de la mesure, un Noël plein d’ingénuité. Et c’était Joris-Karl Huysmans, remarquable par ses cathédrales en bouchon, et le jeune Thiébaut luisant de gras-fondu ; Paul Bourget, habile à couper les chats en quatre et Brunetière, éleveur de sangsues doctrinaires ; Sorel qui n’a rien de commun avec Agnès du même nom, que son béguin pour la maison de France et Thureau-Dangin, sans rival pour les cataplasmes historiques et le style invertébré ; Lavedan, cavalcadour ès bidets ; Jean Lorrain, pasteur d’étalons, peu goûté dans les vélédromes (à cause qu’il n’encourage que les cyclistes à long développements), Barrès, vierge comme Abélard offrait quelqus aureus dans le cabas qui servait, jadis, à madame sa mère pour accomplir son marché, cependant qu’un régiment de vieilles ducailles : les Broglie, les Audiffret-Pasquier, et autres seigneurs sans orthographe, décoraient, à la facon de magots, les coins sombres du local.

Soudain une musique retentit lointaine, d’abord, puis furieuse, immédiate et déchaînée : cymbales, trompettes, fifres suraigus. Des coureurs frottés d’huile, des eunuques en robe verte, des cornacs aux manteaux d’hyacinthe cramoisie, des soldats aux chevelures empennées s’agitaient, secouant mille flambeaux autour des palanquins et des bêtes de somme. Des éléphants, imbriqués de verroteries, de plaques métalliques et de housses diaprées ; des onagres au pelage de tigre avancaient parmi la foule. On eût dit, çà et là, de pesants navires sur une mer où le col sinueux des girafes et la bosse des dromadaires faisaient, par place, ondoyer quelques remous. Un héraut à dalmatique d’or, chargé de bracelets et de pendants d’oreilles, vocifère, dans un buccin de cuivre, son altière fanfare, apprenant aux quatre coins du ciel que les Rois Mages en personne, daignaient pérambuler à travers la nuit. Dans le ciel de velours noir éclaboussé de gemmes, une étoile insolite brillait sur le cortège. Ses feux multiples irradiaient, bleus comme le saphir, vineux comme le rubis, troubles comme l’opale, aveuglants comme l’escarboucle, limpides comme le diamant.

Bientôt les augustes cavaliers mirent pied à terre, car la fantastique étoile, pareille à un serpenteau mal dirigé, abattait son vol de flamme sur le toit néopignouf de la crèche où Rameau ne cessait de braire les cantiques.

Les mages entrèrent, annoncés par Joseph et conduits par Arthur, chambellan de toutes les Majestés, profès en belles manières, pilote ancien de Blanche d’Antigny et Palinure habituel sur les trirèmes du désert. Et les rois saluèrent l’Enfant-Dieu, qu’ils reconnurent tout de suite pour l’avoir fréquenté dans leurs églises, dans leurs pays respectifs. Melchior, roi nègre, de la nuance Jean Aicard, le prit ingénument pour Horus sur les genoux d’Isis ; Balthazar, le jaune touranien, crut revoir Ninus bercé par la grande Sémiramis, tandis que Gaspard, curieux bouddhiste, saluait à la fois, dans cet enfant, les parthénogénèses de Krischna et de Cakia-Mouni.

Seigneur, dit Melchior, en déposant un couffin de résine aux pieds du Nouveau-Né, je t’apporte l’encens agréable aux narines des dieux. L’idole Mama-Jumbo, tous les fétiches, tous les grisgris se résument en toi. Nous faisons cuire dans l’eau bouillante nos prisonniers de guerre, nous offrons le sang des beaux jeunes hommes aux larves des aïeux. Tu syncrétises l’ignominie dévote ; nos cultes féroces ou idiots ; tu les perpétueras dans le crime et la stupidité. Salut, dernier Christ de la bêtise humaine ! Maître des cœurs tremblants et des fronts aplatis, Dieu des bûchers, du Sacré-Cœur et des Pères de Lourdes, je vénère en toi maints siècles de cannibalisme ou d’abrutissement. Je t’asservirai mes peuples, je t’approvisionnerai d’inquisiteurs. Voici Drumont, le cambrioleur, et le boucher Cassagnac, mulâtre baptisé. Salut à toi, Jésus !

- Pour voler cette pécune, dit Balthazar en faisant rouler sur les dalles pièces et lingots d’or, mes Tatars ont dévasté la plaine, incendié les maisons et saccagé les forteresses. Au galop de nos chevaux, la terre frémissait, les astres tombaient des cieux. Mes fils travailleront pour toi, depuis Attila, maître des Huns, jusqu’à Napoléon, le bandit corse, voleur de conscience et cambrioleur de cités. La souillure militaire dégradera, pour te les soumettre, les races libres et fières, empoisonnera de chancres irréductibles les esprits et les corps. Mes casernes protègeront tes cathédrales et tes couvents, et tes gymnases. Le sabre de mes pandours favorisera les déprédations de tes ministres. D’un commun accord, nous installerons dans le monde la bassesse, la couardise et la terreur ; nous jetterons la nuit sur l’humaine pensée ; nous truciderons les innocents. Tu seras le fils de Sabaoth, mon inspirateur et mon esclave. Salut à toi, Dieu profitable, Dieu des faussaires et des armées !

- Moi, Seigneur, dit Gaspard, découvrant à demi un vase d’or précieusement chargé de baroques ciselures, je n’offre pas grand’chose à Votre Majesté. C’est la myrrhe des funérailles, gardée en une coupe d’or, comme ces larmes brillantes que la fille incestueuse épandit sur Guigras. Je vous ai rencontré dans les fables de mon pays, lorsque, au lieu du nom que, plus tard, égayera le vaudeville, je portais celui de Gatha-Spaça, le pénétrant, et qu’un rayon d’Indra éclairait mon génie. Vous êtes venu tard après l’Inde fabuleuse et la Perse héroïque, et les amphyctionies d’Hellas. La beauté des Dieux s’est retirée du monde ; mais, pour inoculer aux âges postérieurs ce que leurs prêtres ont d’avarice et d’inhumaine turpitude, nul ne l’emportera sur votre règne.

Mes descendants, épris de connaître et de penser, auront en vous leur plus cruel ennemi. Par le poison, par le bûcher, par le mensonge, vous étoufferez de votre mieux l’intelligence humaine, et sacrilèges thuriféraires, les bedeaux encenseront votre ciel de nos livres consumés. Dieu des lâches, des ignorants et des malades, Agneau cannibale des autels futurs, en attendant que la myrrhe embaume ton cadavre, salut à toi, Jésus !

Ayant ainsi conféré, les Mages quittèrent l’étable, au grand contentement de Jean Rameau qui, sur-le-champ reprit une cantate de formidable longueur. Marie-Anne de Keroubim, ayant brisé sa dent mâchelière contre la fève d’un gâteau, l’interrompit de cris aigus.

Mais au dehors, les esclaves se lamentaient et, pour assembler les équipages, leurs maîtres les appelaient en vain. L’étoile aux feux changeants avait disparu du ciel. Tout en haut, dans le pâle azur, brillait seul un feu rose que l’aube étreignait déjà.

- Cette flamme que tu vois, dit Gâtha-Spaça au nègre tremblant, c’est l’étoile permanente de la destinée humaine, étoile qui survivra aux flambeaux mensongers des rites évanouis. Astre de la volupté, lorsque tombe le soir, elle est, à l’aurore, annonciatrice du travail. Le rossignol la salue d’une plainte amoureuse, dans les crépuscules embaumés, l’alouette, au matin, lui darde sa chanson. Elle guide, sur les flots, l’audace du nautonnier, symbole de la raison éternelle et du labeur fécond et de l’Amour, seul Rédempteur.

A ces mots, le Prince jaune et le Monarque nègre se séparèrent du Mage indien avec horreur, chacun s’en allant, par des routes différentes, vaquer à son métier de potentat.


*
* *

CONTES INÉDITS
__________

Rien ne va plus
PRÉFACE D’UN LIVRE QUE PERSONNE NE FERA


                             A Madame***
                                “ jens d’esprit torcheculatif ”.
                                    RABELAIS.

Une maquerelle de beaucoup de sens et d’expérience me disait un jour :

“ Le principal, mon cher enfant, est d’éveiller le plus possible dans l’esprit du lecteur des idées de masturbation, la littérature n’existant plus aujourd’hui que pour les collégiens curieux de s’irriter l’épiderme, les portières sensibles et les femmes de chambre désabusées. Le public du vingtième siècle se soucie de poésie, autant qu’un parapluie de manger de l’ananas, et si l’on prend un livre avant de s’endormir, les petits romans ne manquent pas qui s’avalent avec la fumée d’un cigare. Quant à vos grands vers, ne les lisez même pas à votre cousine, si vous ne voulez pas qu’elle vous préfère son coiffeur ou mieux encore sa camériste, ni à vos amis qui ne vous pardonneraient jamais une supériorité quelconque, même celle du ridicule. Si vous avez absolument besoin de faire du papier sale avec du papier propre, faites la connaissance de votre archevêque et écrivez beaucoup de petites choses obscènes qui vous feront une réputation d’homme d’esprit auprès de la magistrature et du clergé. Tâchez surtout d’avoir une de vos scènes de canapé condamnée en police correctionnelle, moyennant quoi les jeunes demoiselles raffoleront de vous et les maîtresses de maison vous prieront de conduire le cotillon et de jouer avec leurs filles la comédie de société ”.

Ne croyez pas, madame, que j’approuve aucunement, ces paroles véritablement scandaleuses et que je sois le moins du monde tenté de suivre ces conseils subversifs de tout ordre moral. Si même j’ai fait violence à ma pudeur habituelle pour vous les rapporter dans leur intégrité et les écrire au commencement de ce travail de haute esthétique c’est que je tenais essentiellement à vous démontrer qu’on s’exprime assez élégamment dans les lupanars et qu’on y raisonne avec tout autant de logique que dans beaucoup de sous-préfectures.

Cela posé, permettez-moi d’aborder mon sujet et de vous parler pendant dix minutes d’autre chose que de la chute de M. Constant ou de la tragédie d’Alfred Poizat, que je vous félicite bien sincèrement de ne pas avoir entendu.

Parmi les lecteurs qu’on peut avoir, si vous défalquez le stock considérable des philistins de toute nature et de tous sexes (y compris le troisième), de cocottes littéraires et de bons petits amis qui vous lisent avec un véhément désir d’épiloguer sur les mots et d’écorcher vos tartines jusqu’à les forcer de porter leur peau en guise de pardessus comme le Saint-Barthélémi de Michel-Ange, il ne reste plus guère de public enviable et aimable,  que les femmes du monde comme ont coutume de dire les calicots ambitieux et les professeurs de troisième, épris de poésie.

Mais vous le savez, Madame, parmi celles de vos pareilles qui font l’ornement des médianoches et qui vont, pendant le carême, se confesser au curé de leur paroisse, emmitouflées dans d’onctueuses pelisses de renard bleu, il en est assez peu qui se soucient de savoir si un poëte s’est préoccupé de trouver des rimes riches et de comprendre l’esprit athénien ou les modes classiques.

Nous vivons dans un temps d’agents de change et les femmes ont depuis longtemps vendu leurs âmes et leurs corps pour quelques grammes de perles ou quelques mètres de martre du Canada.

Quant aux bas-bleus, je me tairai sur elles. Elles partagent avec les jeunes thébains du boulevard Lafayette, le charme et les inconvénients de l’androgénéité. N’étant femmes que par le corps, elles sont tout aussi jalouses que des camarades avec la coquetterie en plus.

Vous voyez bien, Madame, que si je voulais pousser l’analyse un peu loin, il me serait facile de vous servir une petite préface dans le genre Dumas fils, aussi longue que le Ramayana ou que les cheveux du citoyen Rappoport et non moins ennuyeuse que les poésies lyriques du nommé Delavigne, auteur des Messéniennes ou de Baour Lormian, qui fit quelque chose, vers l’an 1810.

Mais je préfère vous raconter une histoire qui m’est arrivée au dernier bal du Casino de Bagatellbourg où j’avais l’honneur de valser avec la délicieuse comtesse Nimportekoi. Le père de la demoiselle, un monsieur très bien, en culotte de peau, qui voulait tout savoir, m’avait confié sa fille, à cette heure douteuse où les grands parents soupirent après le punch, d’une avidité à rendre des points à un caniche altéré.

Dans ce temps-là, il y a longs jours (six mois, tout au moins) je passais pour un joli garçon et je portais d’une grâce particulière un habit des plus dithyrambiques, dont l’air vraiment miraculeux ne me nuisait pas auprès de ces dames et contrariait jusqu’au délire cinq ou six de ces excellents bons que vous savez.

Aussi, et ma mauvaise réputation aidant, j’avais, outre le cœur de la colonelle de Saint-Charabias, à qui ses onze lustres avaient enlevé beaucoup du sien, conquis celui de deux ou trois pensionnaires à monosyllabes qui me faisaient, en dansant, l’honneur de se serrer sur ma cuisse sans doute pour mieux se marquer la mesure à elles-mêmes. Mais ces bonnes fortunes vulgaires me plafonnaient le tempérament et je gardais toutes mes grâces donjuanesques, pour emporter d’assaut, à travers sa blancheur de chairs de neige, aux agrafes de fraise, le cœur héraldique, mais compatissant, de la belle comtesse de Nimportekoi.

Après force marivaudages, et comme elle me demandait un sonnet, j’écrivis sur l’ivoire vert de son carnet de danse la petite ordure que voici, entre le nom de mon ami Chose qui dansait la mazurka et celui du lion de la semaine, René de Sainte-Esbrouffe, à qui elle avait promis le galop.

“ Pour fixer d’un seul trait la grâce enchanteresse
Qui vous donne ce charme étrange à définir
Et dans des vers subtils et doux, avec adresse
De votre fin profil graver le souvenir ;
Il nous faudrait, madame, aux sculpteurs de la Grèce
Demander leur ciseau divin et rajeunir
Les tons mystérieux dont Jean Hemling caresse
Ses vierges sur un fond d’or pâle et de saphir.

- Monsieur, me dit en rougissant la belle comtesse, votre sonnet est charmant et je regrette en vérité qu’il soit si court ”.

L’orchestre se tut en ce moment et je la reconduisis à sa place où vint bientôt la chercher le jeune Sainte-Esbrouffe à qui je ne me sentis plus le courage de la disputer.

Vraiment, Madame, je ne sais pourquoi, je vous raconte cette niaiserie et je vous avoue que j’ai totalement oublié ce que je voulais dire en commençant ce mirifique ouvrage.

J’ai été me regarder dans la glace et je me suis aperçu qu’il m’était poussé un bouton sur la tempe, ce qui a jeté dans mes idées une perturbation totale et me met dans la triste nécessité de vous dire d’une façon entièrement dépourvue d’ironisme, pourquoi j’ai fait une préface, au lieu de me tailler les ongles ou d’aller manger des rognons à l’Athénée.

Primo pour faire quelque chose, vu que j’ai cassé mon peigne à barbe et égaré ma maîtresse de la semaine, ce qui me prive de deux distractions considérables ; ensuite pour vous faire comprendre qu’il ne vaut pas plus la peine d’écrire pour des gens qui ne nous lisent pas que de faire des bottes pour une langouste, et enfin pour justifier l’opinion de la respectable maquerelle qui daignait m’éclairer de conseils dictés par une expérience profonde.

Je vous annonce, en outre, que je me livre à la confection des dessins orduriers destinés aux demoiselles de bonne famille et que je me propose d’envoyer à tous les journaux un fait-divers, où il sera dit que me nourris exclusivement de cœurs de cadavres et d’excréments humains ce qui, je pense, me rendra assez satanique pour me permettre d’avoir des dettes, de ne plus saluer les gens qui me sont désagréables et de ne plus vous assurer, comme ce soir, du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, Madame, votre très humble et très dévoué serviteur.

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Le Petit Ponte

Celui-là s’appelle Légion.

Plus nombreux que la poussière, plus vivace que le corbeau, il pullule et fourmille dans les lupanars du jeu. C’est lui qui entame la partie et rallie autour du tapis vert le troupeau des indécis et des décavés, lui qui amorce l’avarice sommeillante et fait miroiter sous la vive clarté des lampes les premiers jetons. C’est lui qui, chaque nuit, s’assied à la même place et risque la même somme, recommençant ses combinaisons avec méthode, mûri dans un invincible sang-froid. C’est lui qui passe des heures à attendre que la chance se déclare sur son tableau avant de jeter une plaque de cinq francs.

Doué d’un flair de sauvage et de carnassier, il se rue sur les coups gagnants que son instinct devine, et corrige le hasard à force de patience et d’entêtement.

D’autres demanderont aux cartes mystérieuses les délices d’une ivresse et l’enchantement des idéals rêvés. Dans les nuits immondes du cercle, à travers la brume fétide des cigares et la puanteur du gaz allumé, les éphèbes aux longs cils verront voltiger les écharpes des amoureuses, et pour un peu d’or tombant devant eux, sentiront passer dans leur chair, le vent des chevelures dénouées.

Le petit Ponte, lui, n’est pas au jeu pour faire de la poésie. N’ayant d’autre industrie, il opère consciencieusement, décidé à gagner quand même et à partir avec son gain.

Il approche de la table maudite avec la tranquillité convaincue d’un employé honnête qui se rend à son bureau et placide, fait venir son pain quotidien. Excellent homme au demeurant, qui n’oublie pas les siens, les jours où il se sent en veine, qui travaille souvent une heure de plus, afin de pouvoir offrir le lendemain un bijou à “ Madame ”, un sac de bonbons au “ petit ”.

Excellent homme en vérité ; intelligent aussi, car il a compris d’abord combien est avantageux ici-bas le métier de parasite. A voir des crabes ronger un cadavre échoué sur le sable, des mouches nettoyer un verre où l’on a bu, il a édifié la théorie de l’engraissement des petits. Pareil aux vermines qui labourent la peau humaine, il s’est senti formidablement armé dans son infirmité. Il s’est dit que là où de plus grands et de plus superbes pourraient sombrer, son abjection lui serait une arme, sa lâcheté une défense. Du jour où, d’un coup d’œil, il a mesuré sa force et sondé ses appétits, il a été créé et a pu commencer à jouer son rôle. Les droits à la paresse étaient acquis. Ayant pour capital la sottise et la cupidité des autres, il n’avait plus qu’à faire fructifier ce riche domaine, ce tuf immortellement fécond.

Et tout de suite, il a pu réaliser le rêve de son cœur : se lever à deux heures, manger des petits plats et porter de belles chemises. Et c’est pourquoi, tandis que de vulgaires malfaiteurs chourinent la nuit dans l’horreur frissonnante des routes, alors que la pleine lune fait hurler les chiens et hulluler les orfraies, quand la vision pressentie de la machine à couper les têtes fait trembler le surin aux mains des escarpes, notre personnage, très digne et cravaté de frais, assassine, en pleine lumière dans des bouges tolérés par la police, les insensés, assez stupides pour croire qu’en ce milieu pourri on peut encore compter un cœur par poitrine d’homme.

Le petit ponte est d’habitude sans profession, le baccarat suffit à ses besoins.

Comme il a des nuits de peine et qu’il tient à conserver sa fraîcheur, il dort longtemps et se nourrit bien. Sa toilette qu’il soigne, son déjeuner qu’il savoure, le conduisent assez avant dans le jour pour qu’il ne s’ennuie pas trop des estaminets variés où il étale sa grâce de joueur de billard et sa faconde de beau parleur.

Car le café est vraiment le lieu où s’épanouit dans sa gloire ce respectable monsieur. C’est là qu’il trône et pérore au milieu d’une cour de petits jeunes gens. Vautré sur le velours pisseux des banquettes, c’est là qu’il les initie aux joies de l’écarté et leur enseigne l’art d’aimer. Il leur raconte ses bonnes fortunes, leur donne des conseils d’hygiène et leur explique en beau langage les plus obscurs secrets d’Eros.

Le petit ponte sait toutes les finesses permises, toutes les tricheries licites.

Très utile au chef de la partie qui compte sur son assiduité pour attiser les gros bonnets, il est traité en enfant de la maison par les employés qui ferment amicalement les yeux sur les manèges de tous les soirs.

Lui qui répugnerait peut-être à dérober le porte-monnaie d’autrui, il trouve tout simple d’être payé double quand il gagne et de ne rien débourser quand il perd.

Dans l’orgie du métal épandu à pleines mains, dans le ruissellement de l’argent épanché comme d’une fournaise ouverte, il suit paternellement le sort de son misérable enjeu. Que demande-t-il après tout cet ambitieux modeste ? Les victuailles de la semaine et quelque chose en plus pour acquitter l’arriéré de la blanchisseuse.

En dehors de l’avidité prudente, qui est l’essence même de son individu, ce qui domine en lui, c’est la méchanceté platonique, la joie perverse, toujours renouvelée de voir l’argent se fondre et s’éparpiller devant lui.

Comme les antiques vestales, il se venge de sa continence, par la cruauté, de l’humilité de son désir, par la grandeur des désastres qu’il contemple.

Non content de se chauffer aux tisons de l’incendie, il aime à voir s’envoler les flammèches et la maison s’effondrer.

C’est avec une supériorité moqueuse qu’il raconte la fin de ces décavés, les tragédies auxquelles il a assisté sans s’émouvoir. Cela lui semble drôle que des gens meurent d’une passion dont les miettes le font vivre ; un mépris lui vient pour tous ces imbéciles qui n’ont pas su faire leur vie et se sont endormis un beau matin dans leur misère et leur souffrance, plutôt que d’endurer une existence infâme, une déchéance sans espoir.

Tel est le petit ponte.

A part quelques nuances de monde et de pays, il est toujours le fantoche redoutable dont j’ai tenté de fixer la silhouette.

Embusqué dans les repaires du jeu, il guette patiemment et dévore la proie que le hasard, l’ennui ou le besoin d’argent, lui amènent sans relâche. N’étant pas tourmenté de cupidités vagues et sachant ce qu’il vient chercher, il est le plus terrible des partenaires, le plus acharné des vainqueurs.

Si, trompé par les fictions de son cerveau et les nobles mensonges des poëtes, quelque adolescent pénètre un soir dans l’antre abhorré et risque sur un coup de cartes les saintes espérances de l’avenir, soyez sûr que le petit ponte sera là pour profiter de sa déconfiture, quitte à lui donner ensuite les plus sages conseils. Et celui qui était entré vierge dans le cloaque repartira brisé par l’effroyable veille, un frisson de fièvre aux dents, pleurant le rêve mort, encore plus que l’argent perdu.

Car le jeu n’est pas la lutte héroïque où les hardis peuvent dompter la fortune, où la barque du pêcheur Dalti et les lèvres de Portia bercent sur l’Océan, ceux que le sort a vaincus ; le duel surhumain où pour avoir étreint les bras invulnérés de l’Ange, les fils de la terre sont appelés forts contre Dieu.

Car le ponte résume et condense tous les vices d’abject désir, toute la sottise meurtrière que l’usage des cartes développe dans l’esprit épais et le cœur des bourgeois.

Car il est le genius Coci du brelan, l’incarnation même de la férocité des joueurs, l’ignoble victimaire, à qui profitent la honte et les douleurs de ceux qui, pour un vertige d’une heure, ont vendu sur la terre et dans le ciel leur part de paradis.

1880.

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Du Château de Volapüch

Le 23 d’octobre 1820.

La semaine qui s’achève marque une date la plus avantageuse du monde aux personnes de notre sexe. Le croirais-tu, ma belle mignonne ? M. Aurélien Scholl lui-même, le Scholl du café Tortoni et des nouvelles à la main, M. Scholl, crieur juré de toute baliverne aiguisée en pointe, couronna d’un soupçon de myrthes la caboche d’un Bas-Bleu. Et quel Bas-Bleu, mon Trésor ! J’en suis encore déferrée, malgré mon grand âge et l’habitude qu’on me sait de l’imprévu, ma nièce Balbine qui se mêle de vers ainsi que le chevalier, son père – un grand bénêt, que je soupçonne fort de n’improviser qu’en charades – me fend la tête et veut lire à tout prix les catalectes de la Dame, comme si l’Odéon jouait à Volapück. Tout cela par la faute d’un méchant papier (les gazetiers sont d’impertinentes gens et leur fatras en vaut pas un geste) que ma péronnelle a ramassé je ne sais où. En cette feuille donc, M. Scholl, agréable comme toujours au même titre que l’almanach liégeois, propose à l’univers les morceaux lyriques de Mme Krysinska, la dernière des Polonaises, oubliée dans Paris. Ombre de Poniatowski ! Vois-tu ce jubilé des bords élyséens ?

Je pense avoir rencontré jadis la lauréate du “ très spirituel ” chroniqueur, en une assemblée fort pouilleuse où de petits messieurs, d’accoutrement bouffon, s’exercaient à la poésie légère. Notre muse têtonnière en diable et d’une ventripotence peu commune, hurlait au clavecin des airs de sa façon, remarquables seulement par l’absence de toute musique. C’était le beau temps de Maurice Rollinat, autre élève de la nature, que ses admirateurs comparaient volontiers à Grieg ou à Chopin.

Autour de lui grouillait une Académie de fossoyeurs imberbes, acharnés sur les pianos. Pour ne se distinguer point de ces éphèbes, Marie Krysinska détaillait, à grand renfort de triples croches, le faguenas du cadavre et les helminthes du cercueil. On insinuait que le poëte des Névroses l’avait élue, un soir, afin de constater sur modèle vivant, les défaillances de l’humaine plasmature et commenter à ses genoux les octaves de maître François Villon pour la Belle Heaulmière. Plus tard, Maurice Rollinat, que nourrissait peu l’exploitation du Macchabée, se résolut au conjungo et, vers l’an quarante-huitième de son âge, cessa de frissonner. Il plante maintenant des choux en Berry, des choux macabres, comme ceux de Lestiboudois, et continue, je suppose, à bourrer son nez de tabac d’Espagne, ce qui constituait, jadis, un de ses plus irrésistibles enchantements.

Mais Krysinska, du moins, reste près de nous, en son abondante corporéité. Krysinska jute de la prose, comme la reine de Roumanie, et pond des vers comme Jean Aicard. Elle ne rime pas, la chère petite folle, mais elle assonne avec déliquescence. Et chroniqueurs de s’esbaudir, le miracle impossible aux vers de Rimbaud et de Verlaine, les Proses rythmiques de Mme Krysinska, l’effectuèrent sans douleur. Elles dessillèrent le monocle d’Aurélien et produisirent sur sa rétine, l’effet qui, depuis le bonhomme Tobie, semblait réservé au fiel du cachalot. Lis ce morceau, ma mignonne, et dis-moi sans feinte, si tu n’en es pas charmée :

Quoique très ouvert aux innovations, j’ai peu goûté la prose obscure, entortillée, prétentieuse, d’une école qui a déjà mordu la poussière.
Mes yeux sont-ils dessillés ? Suis-je le Polyeucte d’une poésie nouvelle ? Voici que tout à coup, je m’éprends des Rythmes pittoresques de Marie Krysinska.

C’est un plaisir d’enfant – ou de marsouin – de se rouler dans les vagues de sa prose scandée, à laquelle la typographie donne l’apparence du vers et de folâtrer entre ses ïambes. Il y a là une cadence qui berce et qui enivre. On dirait des couplets traduits d’une langue étrangère, et où le traducteur ne met pas de rimes pour conserver la pensée intacte. La Ronde du Printemps, Les Mirages, Les Résurrections ont un je ne sais quoi de printannier et d’éolien ”.



LETTRES PARISIENNES
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La Chapelle de la rue d’Arras

J’eus quelque peine à découvrir dans le quartier Mouffetard la salle où M. Loyson réunit ses adeptes. L’ancien prédicateur de Notre-Dame semble s’être fait une spécialité des établissements incongrus. Boulevard Rochechouart, il prenait la suite d’un beuglant en déconfiture. Les encensoirs succédèrent aux brûle-gueule et les cantiques aux gaudrioles déhanchées. Rue d’Arras, il habite un local où retentirent longtemps les cris d’animaux politiques en train de réformer la société. Il faut rendre à M. Loyson cette justice qu’il a vaillamment assaini ce théâtre de pugilats électoraux et que sa boutique ne raccroche d’aucune manière indécente les explorateurs de ce pays perdu. Sans la concierge, qui prend la peine de m’aviser que l’hérésie se tient au fond de la cour, je n’eusse pas aperçu l’entrée du sanctuaire, non plus qu’une échoppe où l’on débite les ouvrages du défroqué. Ses photographies s’étalent au milieu d’opuscules dogmatiques et de formulaires à l’usage des croyants. En surplis, en habit de ville, de face, de profil, avec ou sans extase, je ne pense pas qu’il y ait au monde quelqu’un de plus collodionné, hormis Sarah Bernhardt. Ce goût de cabotin le suit dans la rue où la laideur de sa redingote et l’hypocrisie de son chapeau le trahissent aux curieux. L’air cuistre au fond, malgré l’incontestable finesse de son visage, il monte sur les impériales d’omnibus et porte volontiers un sac de pédicure affecté aux ustensiles de sa religion.

Eglise gallicane réformée. Sous l’enseigne, une porte étroite surmontée d’une République de style balourd. C’est toujours un café-concert où le maître-autel a remplacé l’estrade des artisses, mais où se trouve encore l’emplacement du pourtour et des fauteuils d’orchestre. Une chaire pareille à un grand coquetier, un baptistère à rincer des salades, et, tapissant le fond de la salle, une tenture d’Andrinople contrepointée d’une croix d’or. Lorsque j’arrive, les fidèles sont en nombre déjà. L’aspect de l’assemblée n’est pas ce qui se peut imaginer de plus mondain. Les zingueurs mystiques des environs forment, avec un nombre restreint de cuisinières en rupture de fourneaux, le meilleur de l’auditoire. Un relent de chat mouillé, l’odeur des tramways, les jours de pluie, remplacent le cinname et l’oliban. Mais l’assistance ne paraît aucunement raffinée sur les plaisirs de l’odorat. D’ailleurs, afin de solenniser la Pâque, l’autel est paré de fleurs. Il y a bien pour douze francs d’azalées et de plantes vertes. Sur les degrés du chœur, quelques roses effeuillées donnent à supposer que la prêtresse de l’endroit ne consacre pas tous ses loisirs à traduire Ignace de Doellinger.

La confession générale, qui, dans la lithurgie gallicane, précède ordinairement les vêpres, a déjà eu lieu. Je ne puis, à mon grand regret, discerner les concupiscents d’avec les avaricieux, et je m’installe au hasard dans une tribune où je recevrai la parole du sermonaire à bout portant. En attendant qu’il paraisse, la chapelle exécute des hymnes et chante une version francaise des psaumes du dimanche sur les airs grégoriens. Un grand dadais alterne ses bêlements avec une dame fort mûre, toute pleine d’intonations séraphiques, tandis que deux péronnelles assez mal en gorge miaulent aux toussottements d’un harmonium aigre. J’ai pêché cette perle dans la traduction de l’O filii :

            Voici, Thomas, lui dit Jésus,
            Mes pieds, mes mains. Les ayant vus,
            Sois fidèle et ne doute plus.

Il y a une douzaine de tercets de ce goût-là. Le trop amoureux apôtre du gallicisme rime aussi ladrement que le grotesque Déroulède, sans avoir l’excuse de se faire interpréter par Thérésa.

Enfin les vêpres sont terminées et M. Loyson monte en chaire. Ses acolytes, aucunement jolis, se tassent pour l’écouter, l’harmonium se détend en un couac suprême et le silence des fidèles environne l’orateur. L’âge n’a point épargné le renégat. La tête latine aux méplats de médaille a perdu de sa majesté. Des bouffissures ont empâté les contours, des rides ont mordu les yeux. Les cheveux emportés découvrent le front trop bas, ce front où la honte du parjure effaça l’onction sacerdotale. Tel qu’il est, le geste robuste, la voix mordante et bien posée, il retrouve je ne sais quoi du prestige disparu, se détache en clarté sur son entourage de grimaces. Cependant, “ une vertu s’est retirée de lui ”, des nuages ont enveloppé son éloquence, comme les nuées de malédiction qui s’abattaient sur les villes condamnées. Du protagoniste chrétien fameux entre ses pairs, il ne reste plus qu’un histrion récitant des monologues schismatiques devant une poignée de crétins. Au Cirque d’hiver, où M. Loyson essaya l’an dernier une apologie de ses doctrines, le grand public ne vint pas. Le père Monsabré avait décliné la controverse en des lettres de haut goût, et les rieurs s’abstinrent, comme lui, de cette déplaisante exhibition.

L’orateur fait son prône sur les Mystères du jour. Je ne sais quoi de flasque et de réticent dans le verbe l’empêche de dégager un enseignement quelconque de ces touchants récits.

Le prêtre fécond selon la chair ne devient-il  pas impropre à tout enfantement spirituel ? Pêle-mêle avec l’eau tiède de son homélie, il adresse des coquetteries serviles aux archontes d’arrière-magasin qui reconnurent l’apostasie du père Hyacinthe comme un culte public. Mais cette mise en cartes ne suffit pas à M. Loyson, qui rêve de quitter le trottoir des Tertullias pour un sanctuaire en pierre de taille. Aussi, ne ménage-t-il pas les encens aux farceurs qui tiennent la queue de la poêle. Pour un peu, il céderait une place au stupide Grévy dans le tryptique de Desboutins, entre Mme Loyson, son épouse, et le scrofuleux potache issu de leurs embrassements.

La musique menace de recommencer. Au scandale de quelques duègnes pleines de ferveur, je m’esquive par un prochain escalier. J’ai hâte de revoir la rue, le grand jour, et, dans ce paisible coin de province, les enfants jouant le long des trottoirs. Le carrefour Saint-Victor où bruit la gaîté des beaux dimanches est plein de robes rouges et bleues, ces robes d’Italie qui mettent un coin de Transtevère au pied de la montagne Sainte-Geneviève.

Sur les quais, le long du fleuve, une foule de printemps, alanguie en des paresses dominicales. Des groupes boivent sous les lauriers roses des marchands de vin. En toilette claire, des femmes, une touffe de violettes ou de ravenelles au corset. Paris se repose du labeur quotidien, insoucieux enfin des divines jongleries, ayant vomi les dogmes qui l’opprimaient et réduit les hérésiarques aux proportions de queues rouges sans baraques ni public.

   avril 1884.

                                    Paris, 23 novembre 1884.

Il faut aimer la musique d’un véhément amour et tenir du ciel une impassibilité farouche pour assister à une exhibition lyrique en l’an de mercerie mil huit cent quatre-vingt-quatre. Les directeurs de spectacles, les entrepreneurs de concerts et tous autres montreurs d’anthropiniens savants n’ignorent pas l’attrait de la difficulté vaincue et se sont avisés, pour mieux attirer la foule, d’hérisser d’obstacles l’entrée des manèges où s’exerce leur industrie. Il est impossible d’entendre vocaliser une primadona du poids de quelques diamants ou d’assister aux jeux icariens d’un violoncelliste connu sans, au préalable, subir les démonstrations indécentes des jeunes anthropophages qui, plus collants que pieuvres, gardent le seuil des sanctuaires musicaux. Marchands de contremarques échappés de Gomorrhe ou libérés de marmites, le malheureux, en proie à leurs hennissements a bientôt fait d’être vaincu et bousculé, assourdi, les mains pleines d’imprimés qui tachent les gants, il est enfin mûr pour les insolences du contrôle et le dédain de mesdemoiselles les ouvreuses.

Notez que je parle ici des gens avisés qui ont retenu leurs places à l’avance et choisi leur fauteuil de manière à être le moins possible écrasés par les grosses dames en retard et les clercs d’huissiers curieux des choses de l’esprit. Les autres, indignes de pitié, se morfondent au guichet, sous le barbotage des parapluies, les injures de leurs concurrents et l’insultante commisération des impériales d’omnibus.

Toujours dans le but d’intéresser davantage à leurs phénomènes, les débitants de doubles croches ont le soin d’installer leur clientèle sur des escabeaux auxquels ne manque guère qu’une garniture de clous pour être le plus parfait des engins de torture. Cependant, on voit assis, là-dessus, des hommes graves qui ne risqueraient pas cent sous pour sauver un poëte en détresse, des financiers, des nègres, des valaques, des économistes, des élèves pharmaciens, des belles-mères réchampies à la céruse, sans compter toutes sortes de déplumés, ceux qui cachent avec pudeur la nudité de leurs crânes sous un duvet de canard et ceux dont la reluisante calvitie serait à peine de mise dans un caleçon.

                                 
Paris, le 25 mars 1885.

Les ides de mars célèbres par l’expulsion des cravates rouges aux saute-chiens du président Grévy, furent véritablement égayées par quelques affaires criminelles d’un beau sanguinolent. Le tendre Mielle, péripatéticien du boulevard Bourdon et l’éphèbe Gamahut, lutteur du bal Fabour, ont comblé d’émotions fortes les bourgeois habitués de la cour d’assises. Les concierges, à qui Montépin ne suffit plus, les petits rentiers que leur indigence préserve des glapissements de Me Brunet-Lafleur, se sont gavés à plein gésier de détails féroces et répugnants. Malgré le mépris dont les femmes ont accoutumé de charger les dissidents de l’amour, plus d’une s’est pâmée sur l’infortuné Lebon, ce marchand de volailles qui eut le tort de ne pas s’en tenir à la “ petite oie ” avec son meilleur ami. Les gens graves ont feint d’apprendre les détails scabreux que le procès Mielle a découverts, touchant les icoglans du trottoir, comme si l’industrie de ces jeunes hommes ne s’exerçait pas en pleine lumière sous l’œil encourageant des policiers. Hormi les dames raccrocheuses dont ils entravent le commerce et usurpent les attributions, les représentants du troisième sexe ont, depuis longtemps, su se concilier la bienveillance de la foule et des autorités. De la Madeleine au canal Saint-Martin, des hauteurs de Batignolles au marché de Montfaucon, ils se répandent sur Paris, drus comme les sauterelles d’Egypte, pullulent à la façon des rats dans un égout. Chaque soir, sans que personne s’en inquiète, ils lèvent les banquiers en rut et leur extraient la forte somme, par maints procédés ingénieux autant que délicats. Tels ont pour spécialité d’introduire la zizanie dans les familles au moyen d’un chantage habilement organisé. D’autres – moins élégants – coupent les bourses et tirent la laine aux passants curieux de sensations inédites.

La Perdrix et La Pâtissière ont acquis dans cette sorte de travail un renom incontesté. D’ailleurs, ce n’est pas seulement la rue qui donne asile à ces adolescents. Les étuves publiques dont ils spécialisent la clientèle, les estaminets de toute sorte, aussi bien les cafés borgnes où s’échouent les mornes “ copailles ” du boulevard, que les cabarets nocturnes, hantés par les fils de famille à la recherche de cinquante louis, sont les gîtes préférés des ganymèdes contemporains. La duchesse d’Alençon accueille à son thé du dimanche les personnages en vue, médecins, avocats, bureaucrates, tous pêle-mêle avec les employés du Bon Marché. Son logis, qu’embellit une vieille actrice plus connue pour ses opinions orléanistes que pour son talent dramatique, est le conservatoire de la galanterie universelle, quelque chose comme un hôtel de Vendôme approprié au goût du jour. Cela, d’ailleurs, n’empêche en rien ce maître de maison extraordinaire d’être reçu partout de la façon la plus courtoise et de vivre sur un pied d’intimité avec les femmes de la plus indéniable vertu. Ce qui témoigne d’un esprit exempt de scrupules chez ces dames, en même temps que d’une certaine astuce chez leurs féaux époux.

Parfois, cependant, un assassinat rompt la benoîte monotonie de ces comportements. Quelque Mielle à court d’argent, lassé d’éplucher le pot-au-feu matrimonial, se divertit un peu à dépecer son “ petit homme ”. La curiosité s’émeut, puis une semaine ou deux s’écoulent, et, plus que jamais, reparaît, au grand jour des becs urbains, “ le persil ” des belles sodomites.

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Après messieurs les surineurs, les masques ont eu l’avantage d’amuser le tapis. La Mi-Carême, qui vide chaque an sur le pavé des survivants de feu Chicard, sembla regorger cette année d’un nombre inusité de crétins. Je ne pense pas qu’il y ait au monde un spectacle plus sauvage que cette foule de calicots rués à contempler le décrochez-moi-ça des lavoirs et des bals publics.

La popeline en délire s’abat au soleil avec des joies qu’abritent d’ordinaire les sentines de la Bouche-Noire ou de Tivoli-Vaux-Hall, et qui, lâchées sur le pavé, font regretter les mœurs polies des gentlemen anthropophages. Oui, certes, bien plutôt que les Bullier, par qui les apprentis notaires se réjouissent des souillons promus à la dignité de concubines, qu’on nous rende les festins guerriers ou les chefs botocondos rhythment des saltations victorieuses, tout en grignottant les os d’un missionnaire gras ou bien les côtelettes d’un huissier saisi à point.

L’Opéra donnait aussi son dernier bal et déroulait ce chapelet d’aventures nauséeuses qui n’eurent jamais d’esprit, que celui de Gavarni ou des Goncourt. Les gommeux d’arrière-boutique, les tendresses indurées de Péters, un nombre considérable de femmes de chambre, et d’avoués de province, ont une fois de plus savouré ces jolies délicates où s’épanouit la fleur de l’urbanité nationale, pendant qu’au dehors la pluie tape ferme et que grelottent, sous les auvents, les pauvres diables sans logis.

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Un nouveau cirque à l’usage des hommes du monde. Le fils du chocolat Menier ouvre une arène aux clubmen de ses amis et voici que les hoirs des géants possèdent un endroit de plus où recevoir des claques sur leur fessier héréditaire. Les courses ne suffisaient pas avec le baccarat à vider les intelligences de ces garnements. Il leur fallait manger une autre honte à la gamelle des saltimbanques et se prostituer à la curiosité répugnante des créatures et des badauds. Les plus aristocratiques beautés ne manqueront pas, au surplus, d’embellir de leur présence, ces nobles divertissements. Les coureurs de dots possèdent là un débouché nouveau. Pour la grâce à imiter la grenouille ou à sauter sur un cheval nu, les Rastignac de l’avenir sauront toucher les héritières. A moins que la baraque de l’avenue Gabrielle ne s’écroule sous les sifflets, et que M. Menier n’apprenne à ses dépens la vérité de la belle maxime que lui transmirent ses aïeux. Se méfier de la contrefaçon.

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Mais loin des banquistes, des scélérats et des histrions, le renouveau sonne chaque jour ses fanfares d’allégresse.

Aux coins des carrefours s’entassent des chariots de fleurs. La nuit, dans l’air déjà tiédi, des parfums d’ambre léger caressent les bons noctambules. Et ce sont elles, les belles violettes aux robes de pourpre abbatiales “ la violette à deux sous qui embaume ” et fleurit le corset impubère des filles de seize ans. Narcisses jaunes, renoncules, jacinthes, anémones, et les frêles mimosas couleur de miel. Paris, comme une amoureuse, s’est couronnée de fleurs. Le soleil danse et par les Tuileries essaiment les babies tout roses du grand air. Les dames s’empressent aux boutiques où s’épanouissent les étoffes couleur du temps.

La quinzaine de Pâques a suspendu les réunions mondaines. On peut oublier enfin les cotillons éreintants et les soupers néfastes, et les proverbes de salon, et les épaules de Mme Gautereau.

Atours discrets et front voilé, les belles pénitentes se ruent en Monsabré. Le baron Platit explique l’éloquence de la chaire. Dépositaires de l’orthodoxie, les épiciers débitent aux âmes pieuses le hareng canonique et les pruneaux du Concile. Demain, les rameaux de Pâques fleuries empliront les rues ; demain, ce seront les palmes et les cloches. Demain, les lilas seront ouverts et les arbres de Judée secoueront au vent leurs grappes roses ; demain, les jouvenceaux courront par les bois de Vanves ou de Meudon. Sous les tonnelles des banlieues chantera, pour les cœurs extatiques, ce ramier qui disait à la sulamite la saison des feuilles nouvelles et la vigile des premières amours.

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Ondée sur ondée. Il pleut et “ dans le Luxembourg, ce paradis du monde ”, les marroniers pleurent leurs étoiles blanches, perdues comme le bouquet d’Ophélie, leurs étoiles emportées, valsant au milieu des bassins. Les pierrots mouillés hérissent leurs plumes, sous les branches, tandis que les Reines de marbre, cérémonieuses et glacées, regardent le ciel gris de leurs yeux indifférents. Une tristesse d’automne enfonce au cœur le souci des joies anciennes, approfondit en nous la douleur de vieillir. Pourtant, vers le soir, quand l’averse tarit et que se déchirent les brumes, un coin d’azur apparaît. Des ramiers s’envolent. Des robes claires passent, et, parmi les flaches enjambées, sautillent comme des bergeronnettes les pieds mignons des Parisiennes en toilette de printemps. Les trottoirs sentent l’absinthe et le lilas. Un rais de soleil tombe et la rue joyeuse s’emplit d’or. – Mais ce n’est pas la rue qui célébrera les pompes du renouveau, la rue qui parfumera nos misères de consolantes fleurs. Entrez, l’Eglise a suspendu pour vous des couronnes d’allégresse aux murs silencieux. L’âme des roses se mêle aux lithurgiques vapeurs de l’encens. L’autel de la Madone flamboie et, dans la douceur des prières latines, se déroule une vision de paradis : les communiantes en voiles blancs.

                Sur les balcons du ciel penchés,
                Les Elus en surplis brochés,
                Dans l’or des clairons embouchés,
                Proclament aux vents extatiques
                La rémission des péchés,

                Et les Séraphins athlétiques
                Agenouillés sous les portiques
                Au son de l’orgue et des cantiques,
                Devant le troupeau lilial,
                Balancent des roses mystiques.

Et, par la ville sacrilège, à travers la cohue des fornications et des avarices, on les voit, jusques au soir, dans l’orgueil de leur féminité première, passer, candides et superbes, comme un vol d’anges intercesseurs.

                Aussi brune qu’une hirondelle,
                Avec ses yeux où tremblent des feux clairs,
                Une gaîté calme émane d’elle
                Et sur ses dents palpitent des éclairs

                Par les chemins où les gypsies
                Rôdent, le soir, à travers les blés mûrs
                Dans l’or fumeux des ombres épaissies
                Elle a cueilli le lierre des vieux murs.

                Elle a couru parmi les berges
                Et les sentiers au long des clos herbeux,
                La gorge souple en la fraîcheur des serges
                Elle a dormi sur l’herbe auprès des bœufs.

                Le lis, la neige et les ivoires
                De leurs trésors n’ornent point sa beauté
                Mais de ses seins fleuris de roses noires
                Monte, joyeux, le parfum de l’été.

Bagnères-Thermal, 1884.

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