SILVESTRE, Armand (1837-1901) : Amour noires (1885).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (05.X.2017)
Texte relu par : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Troisième journée, publié à Paris par E. Dentu en 1885.


Amours noires

PAR

ARMAND SILVESTRE

~ * ~

I


QUE pensez-vous de l’amour des négresses, Amiral ?

Interpellé par la commandante avec cette brusquerie toute militaire, notre vieil ami Le Kelpudubec en eut un tel saisissement que ses dents se choquèrent dans sa bouche comme les dominos que mêle la main impatiente des joueurs. Mais bientôt remis :

- Le plus grand bien, madame, répondit-il avec une solennité qui n’était pas sans ironie, et un bien absolument motivé. Premier point : la couleur est loin d’avoir, en amour, la même importance que la forme, ce qui permet aux aveugles eux-mêmes d’en goûter les plastiques délices, et j’ai connu des femmes noires dont la ligne était la plus harmonieuse du monde. Les exagérations elles-mêmes que comporte le dessin de leur personne ne sont pas pour déplaire aux gens de goût : car, une fois assises, ce qu’on appelle l’assiette pour les autres pourrait se nommer, chez elles, le plat, voire même : la soupière. Second point : les hommes de bon sens d’ancien temps ne les ont pas méprisées : témoin le roi Salomon, qui reçut fort bien la reine de Saba, malgré qu’elle n’eût pas le teint d’un lys, et le doux Virgile qui écrivit ce vers fameux :

Alba ligusta cadunt : vaccinia nigra leguntur.

- Ce qui veut dire, Amiral ?

- A fort peu près, madame, que le plum-pudding est un mets moins fade que les œufs à la neige. Troisième point : on trouve chez ces fleurs de réglisse une fidélité qui ne court pas précisément les rues de nos villes blanches. Je n'ai pas la fatuité de croire que la Fatalité ait pris la peine de me poursuivre particulièrement, comme naguère Œdipe ; mais force m’est d’avouer que, sous notre doux ciel, je n’ai pas eu une maîtresse qui ne m’ait abominablement trompé. Or, je n’ai jamais su prendre mon parti des préférences dont les autres étaient l’objet. D’autant que j’en ai valu un autre dans mon temps. Mais j’avais la sottise d’être généreux, et dès que vous donnez de l’argent aux femmes, vous n’êtes plus pour elles qu’un fournisseur meilleur marché que les autres. Ah ! si c’était à recommencer ! au risque de passer pour un greluchon…

- Vous dites, Amiral ?

- Je dis : greluchon. C’est le mot employé par le dictionnaire de l’Académie pour désigner les jeunes gens indélicats, avec un exemple de Voltaire à l’appui. Dans le même ouvrage, le tabac s’appelle : Pétun, et le verbe : Pétuner nous est présenté. Je pétune, tu pétunes, etc… C’est plus gentil que fumer, qui est bien moderne et romantique. Mais je reprends mon dire, commandante, pour vous conter comment, las des perfidies de nos charmantes compatriotes, je connus enfin la constance dans le cœur habillé de maroquin foncé d’une Africaine, aux sombres mais opulents appas.

II

- Son mari, continua Le Kelpudubec, était le vaillant chef Pipi dont la tribu était, de beaucoup, la plus importante de toute la région. Aussi, dès mon arrivée sur la côte, avais-je eu à lutter contre l’influence anglaise qui s’était traduite, comme partout, par une diffusion considérable de Bibles reliées en papier imitant une toile, laquelle elle-même imitait la peau, et par l’installation, dans le palais du souverain, de ces commodités qui ne sont point, comme dans Molière, celles de la conversation, mais tout au plus du monologue, et que le populaire appelle Water closet, par corruption de Walter Scott, leur inventeur et l’auteur de plusieurs romans fameux. J’avais donc eu à me demander, tout d’abord, par quelles institutions bienfaisantes je pourrais, à mon tour, affirmer la civilisation française dans ces lointaines contrées. Je m’arrêtai à l’établissement d’un impôt sur la pierre à fusil, seules allumettes connues là-bas, et à l’organisation d’une garde nationale. Cette dernière me donna infiniment de mal : le règlement de l’uniforme avant toute autre chose. Il me permit d’écouler un stock de caleçons de bain dont je m’étais embarrassé au départ, pour profiter d’une liquidation, et ma réserve de vieux fusils de chasse que je trimbalais toujours avec moi. Comme colonel, Pipi reçut exceptionnellement une paire de bottines dont il se fit des épaulettes, parce qu’elles lui faisaient mal aux pieds. Ensuite l’exercice que je commandais moi-même. Les nuits de garde furent extrêmement appréciées de tous les maris de l’endroit. Enfin, chaque dimanche je présidai, en personne, des expériences de tir destinées surtout à aguerrir cette milice citoyenne contre le bruit de ses propres armes. Tir fixe, pour commencer : une simple cible immobile contre laquelle s’évertuaient les tireurs. Mais j’avais annoncé le tir en mouvement, une cible automatique apprenant aux hommes à calculer l’écartement du coup, suivant la distance. Ces nouvelles épreuves étaient impatiemment attendues, car les nègres sont essentiellement curieux de nature et demeurent par là d’éternels enfants. Entre temps, comme vous l’avez pu pressentir par les prémisses mêmes de ce récit, je trompai consciencieusement mon hôte avec sa femme, la belle Nana, celle-là même qui devait m’apprendre les trésors de fidélité que peut recéler une créature bronzée par de tels soleils. Oh ! les matinées charmantes à l’ombre des cocotiers, pendant que cet imbécile de Pipi mettait au net les registres matricules de son régiment ! Les soirs délicieux sous la caresse balancée par la brise marine, des palmiers poudreux durant que ledit imbécile rédigeait ses procès-verbaux relatifs aux contraventions amenées par mon impôt sur les silex pyrifères ! L’administration fut toujours la providence des illicites amours.

III

Inutile d’ajouter que Pipi ne se doutait de rien et me regardait comme un bienfaiteur descendu du ciel. Mais il n’en était pas de même de son cousin Coco, un méchant nègre comme lui, et, de plus, un jaloux. Car ce Coco avait dû épouser, avant lui, Nana qu’il aimait, et c’était par une intrigue de cour que Pipi était devenu chef de tribu à sa place. Mais, hypocrite et artificieux, il dissimulait soigneusement sa rancune, accablant de prévenances respectueuses sa cousine par alliance et affectant pour son heureux parent une vénération aussi amicale que dévouée. Le misérable qui nous épiait sans cesse avait découvert le secret de notre bonheur, mais il semblait le garder pour lui, nous souriant de toute la blancheur de ses dents de cannibale avec une expression étrange d’ironie et de fausseté. Ah ! le gredin ! Et dire qu’il règne maintenant, sans doute, sur ce peuple paisible. Car la garde nationale du généreux Pipi a dû certainement le détrôner au profit de son rival. Une garde nationale qui ne renverserait pas le gouvernement serait indigne de cette patriotique appellation. Mais n’anticipons pas sur des événements d’ailleurs inconnus. Je retourne au drame que vous sentez frémir sur ma langue de narrateur.

Un dimanche matin, grand jour de tir et de revue, je m’étais rendu au Champ-de-Mars, dont j’avais également doté ce fortuné pays, et Pipi, en grande tenue, avait pris le même chemin, non pas sans que nous ayons, l’un et l’autre, couvert de baisers, – lui coram populo et moi dans les petits coins, – notre chère Nana. Coco, lui, avait allégué une fluxion pour ne pas se rendre à l’exercice, ce qui était d’autant plus répréhensible qu’il occupait le grade de fourrier dans sa compagnie et en tirait assez de bénéfices sournois pour en remplir consciencieusement les devoirs.

IV

Et maintenant, il faut, pour l’intelligence de mon récit, que je vous transporte au palais pendant mon absence, et que je vous y révèle les faits que je n’appris qu’ensuite ; ils vous seront une lumière immédiate sur des choses qui furent tout d’abord absolument ténébreuses pour mon esprit. A peine, paraît-il, Pipi et moi, parfumés également des dernières caresses de la femme aimée, avions-nous quitté le seuil auguste du siège du gouvernement, que l’infâme Coco s’y présenta, animé de desseins qui me remplissent encore d’horreur. Se ruant, comme une bête fauve, dans la chambre où Nana pensait au cher absent (c’est moi que je veux dire), il mit tour à tour la persuasion et la force au service de son abominable passion. Indignée devant ses prières, l’héroïque femme se sentit animée d’une force vraiment surnaturelle devant ses brutalités, et, s’arrachant violemment de ses bras, commença à parcourir l’édifice tout entier pour y chercher un inviolable refuge. Une seule pièce avait un verrou en dedans. C’était le buen-retiro à destination spéciale où s’exercent les harpes éoliennes de l’humanité, et dont les missionnaires anglais avaient doté la maison, bien que ces lieux ne soient pas affectés à la prière. A bout de forces, la malheureuse créature une fois bien enfermée, s’affaissa (c’est le mot propre) sur le siège béant devant elle. Car, Pipi n’ayant pas voulu se convertir, les missionnaires lui avaient refusé le couvercle complémentaire de leur présent. Elle s’y affaissa avec une telle intensité d’abandon, que la partie extraordinairement charnue de sa personne, qui y chut sous son poids, s’engagea dans l’ouverture circulaire beaucoup plus qu’il ne convenait. Elle ne sentit pas, tout d’abord, encore anéantie qu’elle était par la terreur, les inconvénients de cette fausse manœuvre. Combien de temps dura cet engourdissement moral ? Nul ne le sait. Toujours est-il que, quand elle fut certaine que l’exécrable Coco s’était éloigné, et qu’elle voulut se lever de son fauteuil, elle ne le put pas et s’y sentit fixée d’une inexorable façon. Tel un roi voudrait vainement arracher de son front la couronne qu’y a posée la colère de Dieu. Alors l’infortunée Nana fit des efforts désespérés. Secouant son torse vigoureux et le tendant vers tous les horizons de délivrance, tentant de se soulever sur ses mains, s’accrochant enfin à un cordon qui pendait à la ferrure du vasistas supérieur. – Crac ! crac !... Le bois crie et cède… Elle a réussi à se lever, mais à quel prix ! En entraînant avec elle toute la partie supérieur du siège, toujours rivée au promontoire de son échine, si bien que l’ébène de son derrière traçait, dès qu’elle se retournait, au milieu des planches arrachées, un beau rond noir ressortant à miracle. Comme la génisse échappée qui secoue le joug demeuré à son cou et l’emporte dans sa course, Nana, toujours prisonnière de ce singulier carcan, s’élança hors du retrait fatal et quitta le palais, en courant aussi vite que ce fardeau mal distribué le lui pouvait permettre. Elle se dirigea vers le Champ-de-Mars, pour y demander justice et vengeance à son époux et à son amant.

V

- Ah ! Ah ! Ah ! Ah !... des cris de joie, des trépignements d’enthousiasme. Et puis : Pan ! Pan ! Pan ! Pan ! une fusillade désordonnée. Et voyant courir devant eux une surface de planches au centre de laquelle un rond noir faisait mire, les gardes nationaux que j’avais institués n’avaient pas douté un instant que ce fût la fameuse cible mobile que je leur avais promise. Et ils tiraient ! ils tiraient ! Ils criaient ! Ils glapissaient ! Pipi et moi, nous-mêmes n’y comprenions rien tout d’abord. Tout à coup la cible mystérieuse tomba à plat par terre. Tout le monde accourut. Quelle fut la stupeur générale ! Quel cri de terreur nous poussâmes, Pipi et moi ! Sous la fausse cible, la malheureuse Nana se débattait en hurlant, comme une brûlée. Vérification faite, aucun des tireurs, n’ayant fait, heureusement, mouche, son précieux postérieur était intact. Mais quelle peur elle avait eue ! Tout s’expliqua, et l’infâme Coco fut exilé ; mais il a dû revenir après mon départ, parce que Pipi était une vraie chiffe. Allez donc trouver, en France, une femme capable d’en supporter autant pour demeurer fidèle à son amant !

- Mais, objecta Laripète, il me semble que cette femme fidèle trompait indignement son légitime mari ?

- Ça, ça ne compte pas ! répondit philosophiquement Le Kelpudubec…



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