SILVESTRE, Armand (1837-1901) : L’Écho du Bonheur (1884).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.XI.2003)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) du tome premier des Contes pantagruéliques et galants, parus chez P. Arnould à Paris en 1884 avec des illustrations et une couverture aquarellée de Kauffmann.
 
L’Écho du Bonheur
par
Armand Silvestre

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Et, comme il me regardait d’un air fort satisfait de soi-même, en humant voluptueusement son ample vermouth :

- Mon ami Roubichou, lui dis-je, votre conte est tout simplement un des plus cochonnets que j’ai jamais ouïs, même à Toulouse, et en me disant que vous me l’offriez pour en égayer mes lecteurs ordinaires, vous êtes tout simplement accouché d’une impertinence. N’avez-vous donc pas remarqué, je vous prie, que nous sommes devenus gens sérieux et préoccupés de grave langage ? Moi-même, qui ne suis pas cependant un docteur, c’est tout au plus si j’ose, de temps en temps, glisser une gauloiserie entre une histoire héroïque de mon maître Banville, quelque récit ensoleillé de mon ami Paul Arène et une page de belle prose de notre sage Nestor, voir même quelque nouvelle audacieusement philosophique de Maufrigneuse. Heü ! Frustrá pius ! Ah ! voilà le cas qu’on fait de ma conversion et le retentissement qu’elle a eu dans le monde où l’on s’abuse… sur la nécessité du sérieux dans la vie ! Ah ! j’aurai fourré mon doux Rabelais dans ma poche et c’est le gré que vous m’avez de ce sacrifice ! Je la conterai votre histoire, Roubichou, je la conterai, ne fût-ce que pour prouver au monde - urbi et orbi - comme on dit, que, quand cela me plaît, je suis tout aussi mal élevé que vous !

La voilà donc, l’histoire de Placide Roubichou, - mais je le laisse parler lui-même.

- Le premier jour où je la rencontrai, m’avait-il dit, je m’aperçus bien vite que je l’aimerais toute ma vie. En elle, en effet, se résument toutes les beautés qui me charment particulièrement. Elle est brune, elle a le regard triomphant, la bouche un peu charnue, un menton à la grecque, une gorge marmoréenne, des hanches énormes et un mari qui joue au jaquet fort convenablement : un beau parti pour un célibataire. Il ne me fallut pas grand temps non plus pour comprendre que je plaisais aussi. Sans être beau, je suis bien vu des femmes qui savent estimer ceux qui les aiment. Comme aucune renommée fâcheuse de bégueulerie ne planait autour de son nom, je me dis que mon bonheur était chose assuré et je me frottai les mains à engendrer des ampoules, occupation absolument inutile à une époque où l’on ne sacre plus les rois de France. Quand je me déclarai, elle eut le bon sens de ne pas faire l’étonnée. Non ! c’est qu’il y a des femmes qui ont toujours l’air de ne pas bien savoir ce qu’on leur demande. Ces façons-là me font enrager. « Sacredié, madame, ai-je toujours envie de m’écrier, mais vous le savez peut-être mieux que moi ! » Mais elle n’était pas de celles-là. Je vis qu’elle était fixée sur mes intentions ; car elle me répondit avec infiniment de politesse et une pointe de mélancolie : - Je suis extrêmement flattée, monsieur Roubichou, mais je ne puis être à vous ! - Qué sa co ! répliquai-je ? - Parce que vous me mépriseriez après. - Allons donc ! vous ne me connaissez pas, marquise. Je suis très indulgent pour les femmes et ne méprise absolument que celles qui ne veulent pas de moi ! - Je vous dis que vous rirez de moi ensuite ! - Vous méconnaissez, madame, le sérieux de mon caractère, et le bonheur, en particulier, me rend grave comme un baudet étrillé par un évêque. Je ne suis ni un jeune coq ni un moine fornicant gratis pour échapper au vieil adage qui nous prescrit une tenue convenable après les ivresses passagères de l’amour. - Et moi, je vous dis que vous vous moqueriez de moi !

Et elle avait des larmes dans le larynx, - ce qui est un fort mauvais endroit, - en prononçant ces paroles.

Inutile de vous dire, continua Roubichou, que j’eus raison, avec le temps, de sa folle résistance. Je devins de plus en plus pressant, bien qu’elle me répétât toujours la même chose, ce qui devenait rasant. Une crasse de son mari qui lui avait refusé une ombrelle et un petit air de turlututu qu’un jeune pâtre exhalait sur la montagne voisine, dans la solitude étoilée d’une belle nuit d’été, firent le reste. Je fus heureux… ou plutôt je ne le fus qu’à demi. Car, à ma grande surprise et malgré les témoignages positifs de ma conscience, j’eus lieu de douter que mon bonheur eût été partagé, ce qui est toujours une fâcheuse découverte pour un homme aussi délicat que bien intentionné. Je lui en fis douloureusement la remarque et son silence fut plus éloquent que tous les mensonges imaginés en pareil cas par les femmes vulgaires. Eh ! quoi ce corps merveilleux était rebelle au pouvoir sacré des caresses ! Tout était imposture dans ce regard attirant et dans cette bouche appelant le baiser ! Comme Pygmalion, je me trouvais devant un marbre insensible ! C’est pour une nouvelle Galatée que je brûlais d’un égoïste et solitaire amour ! Hélas ! il n’était plus temps de reprendre un coeur que j’avais donné dans un élan de générosité irréfléchie ! J’étais prisonnier de mon rêve, l’esclave inutilement révolté de mon désir. Je me résignai deux soirs encore à ce monologue sous couleur de duo ; je me résignai. Mais vrai ! j’avais la mort dans l’âme.

Et Roubichou avait redemandé un second vermouth pour dompter l’émotion de ce souvenir.

Le troisième rendez-vous, poursuivit-il, devait changer l’état des choses. Il y avait de l’orage dans le ciel et beaucoup d’électricité dans l’atmosphère. Il me sembla, dès le premier coup d’oeil, qu’une langueur particulière noyait les charmes abondants de mon amie et qu’elle était plus belle encore. Mais j’étais un désespéré, bien que son avare de mari lui eût fait, ce jour-là et fort heureusement, une seconde crasse plus révoltante encore que la première, en lui refusant un petit chien qui devait faire penser à moi pendant l’absence. Je constatai donc plus d’abandon et, malgré l’embarras modeste que j’éprouve à le dire, je compris vite que [je] ne serais plus seul dans la vie. En effet, Galatée s’était évanouie dans mes bras et s’était une Chloé que j’y pressais, une Chloé toute au feu sacré qui me brûlait moi-même. O transports indicibles ! ô fureur où se doublait la volupté de nos étreintes !… Tout à coup, un petit bruit sec. Et cependant le tonnerre ne grondait pas encore :

- Marquise, m’écriai-je, c’est moi ! c’est moi ! je vous jure que c’est moi !

Mais elle, posant sa main sur ma bouche et avec une expression douloureuse qui me perça le coeur :

- Non ! non ! fit-elle. Vous êtes un vrai gentilhomme, Placide, mais ce n’est pas vous. Rappelez-vous, maintenant ce que je vous avais dit et pardonnez-moi la longue réserve qui m’était plus pénible encore qu’à vous. J’avais peur !… peur de moi-même. Car je me connais et je sais à quel point je me livre, à quel point je m’oublie en oubliant la terre. C’est plus fort que moi.

Et maintenant, vous connaissez mon terrible secret… de grâce, épargnez-moi votre mépris et vos sourires moqueurs.

- Ange des cieux, m’écriai-je, créature éthérée, zéphyréenne vertu, mais je t’aime cent fois plus encore. Me crois-tu donc plus insensible à la musique que les pierres qui obéissaient aux quintes diminuées d’Amphion et que les ours que se pâmaient au moindre bécarre d’Orphée ! Seulement, aujourd’hui, je te connais toute entière. Fleur divine, après avoir énivré ma vue, tu m’as versé ton parfum ! O Lyre, dont j’admirais les cordes d’or, tu as enfin vibré pour moi ! Dieu soit loué. Les bienheureux qui ont maintenant le la vont reprendre leur céleste chant !

Et j’étais sincère en lui parlant ainsi. Elle le comprit. Car un regard de reconnaissance passa, immense, sous ses paupières, et me prenant les mains, avec une indicible émotion :

- Inutile de vous dire, ajouta-t-elle avec une tendresse infinie, que mon mari ne s’en est jamais aperçu !

Depuis ce temps, acheva Roubichou, notre bonheur n’a plus été complet que quand cet écho le proclamait aux invisibles esprits de l’air qui rôdent volontiers autour des amoureux, parce que ce sont de purs esprits extrêmement curieux et dépravés. Par cette puissance de l’habitude qui explique et justifie les plus bizarres caprices de la passion, cet accompagnement est devenu nécessaire à l’union de nos âmes.C’est au point que l’autre jour, notre ivresse ayant été muette, je fondis, comme un serin, en larmes, et je m’écriai :

- Ah ! marquise, vous ne m’aimez plus !

Elle me rassura et me prouva, un peu après, le contraire, par un paiement complet de son arriéré musical. J’étais fou de joie !

- Ce que c’est que de nous ! avait conclu Roubichou avec philosophie.

- Eh bien, maître Roubichou, là voilà contée, votre histoire ! Mais sapristi, vous ne m’y repincerez plus, Gascon mâtiné de Tourangeau que vous êtes !

Ci-joint mes saluts et mes excuses à la Société.


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