RENKIN, Jean-François (1872-1906) : La vieille buse (1895).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.IX.2005)
Relecture : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Ecrits wallons de François Renkin , traduits en français par Emma Lambotte et publiés à Liège en 1912 chez Robert Protin avec des ornements d'Auguste Donnay. [Version originale[Bibliographie]
 
La vieille buse (1)
par
Jean-François Renkin

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Au grenier, j’ai trouvé une vieille buse, large dessus et dessous, rétrécie au milieu, avec des bords comme la main, c’est un chapeau du temps passé qui n’est plus bon qu’à faire carnaval.

Depuis soixante ans, peut-être, elle se cachait là, comme un qui en a beaucoup vu et qui toujours a peur qu’on se moque de lui.

Quand je la tirai de sa cachette et la découvris ainsi chargée de toiles d’araignées, toute grise de poussière, je ne pus m’empêcher de rire, à voir les modes comiques du temps passé.

Malgré moi, je songeai qu’ils étaient pas mal godiches les anciens qui mettaient sur leur tête de pareilles affaires. Néanmoins, je m’enquis d’une brosse et j’époussetai la vieille buse. Tout doucement, la poudre s’envolait ; peu à peu le chapeau redevait noir.

Comme j’étais adossé à la fenêtre, un rayon de soleil, me tombant sur les mains, fit chatoyer la vieille buse, ma trouvaille. Je sentis, alors, que les trépassés, que les vieux d’aujourd’hui avaient eu leur jeunesse comme nous. Et l’envie de rire était partie. Ah ! je ne pouvais plus mal, allez, vieux chapeau, de vous tourner en dérision. Car, tout en vous regardant, il me sembla que j’étais aux côtés d’un vieil homme parlant encore de sa première amie. Je vous aperçus, antique buse, reluisante comme vous fûtes, quand on vous prit dans le carton pour la première fois.

C’est au Condroz, un jour de mois de Mai vers trois heures après le dîner. Sur le bois, un soleil de printemps rayonne, chauffe toute la campagne, et bien loin, bien loin, fait miroiter un toit d’église dans les arbres.

Il y a dans l’air quelque chose de doux et de sain qui sent bon et qui fait du bien.

Tout à coup, au tournant du chemin, voilà le mariage qui vient.

En avant, c’est le jeune couple qui marche le premier, tout fier et tout heureux de vivre.

La mariée a mis sa robe neuve à fleurs ; sur ses épaules elle a jeté un châle brun et son petit visage est tout frais sous la cornette blanche qui lui va si bien.

Ainsi le voilà venu, le grand jour, les voilà mariés !

Et la jeune femme se rappelle le temps où elle fut courtisée, elle regarde autour d’elle la campagne dont tous les grains poussent, les haies vertes et, au bord de la route, les petites fleurs de la Vierge qui ouvrent leurs yeux bleus au soleil.

Elle voit tout cela. Elle sent que c’est un grand bonheur d’être jeune. Et, amoureuse, elle s’appuie plus fort sur le bras de son homme qui marche à côté d’elle.

Lui, avec sa buse, son haut col qui lui vient aux oreilles, se tient tout raide, un peu gêné de sentir sur ses reins un habit de drap fin, lui d’habitude si à l’aise dans son grand sarrau de tous les jours.

Ainsi, tout suffoqué de joie, il ne sait vraiment rien trouver à dire à sa femme, et il en fait que lui répéter bas et doucement : « ma chérie, ma petite chérie, va ! »

Près d’eux, une alouette, tirlire, s’élève joyeusement.

Et, autour des jeunes mariés, la campagne s’étend pleine de lumière. Des petites fleurs jaunes, dans les prés, semblent des gouttes de soleil.

Le vent remue doucement de grands carrés de seigle monté en épis ; des lopins d’orge ont une couleur d’argent et des trèfles rouges, il monte une bonne odeur de jeunesse et de courage.

Neuf ou dix couples suivent les premiers. Les jeunes, en avant, rient et se taquinent, se réjouissant d’être rentrés pour chanter et danser. Les vieux, qui ne vont plus vite, viennent par derrière ; eux aussi se réjouissant d’être rentrés, pas pour danser, mais pour manger un bon morceau et boire chopine. Et, la dernière de toutes, la mère du jeune marié regarde marcher son fils devant elle, avec sa haute buse qui reluit au soleil.

La pauvre vieille se demande si son fils sera plus heureux qu’elle ne le fut, si sa femme et lui s’entendront bien, et si la nouvelle buse qui reluit si fort au soleil n’ira jamais qu’à des baptêmes et à des fêtes.

Au grenier j’ai trouvé une vieille buse, large dessus et dessous, rétrécie au milieu, avec des bords comme la main, c’est un vieux chapeau du temps passé qui n’est plus bon qu’à faire carnaval.


(1) « Buse » est le nom argotique porté en wallonie et même dans toute la Belgique par les chapeaux « hauts de forme » .


François Renkin d'après une photo de G. Marissiaux (302 ko)

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