MONTIFAUD, Marie-Amélie Chartroule Mme Quivogne de Montifaud, pseud Marc de (1849-1912) : Le Nécessaire et le Superflu (1881).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (26.02.01)
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Nouvelle extraite du volume 6 des Nouvelles drolatiques. Texte établi sur l'exemplaire d'une coll. privée.
 
Le Nécessaire et le Superflu
par
Marc de Montifaud

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A la Révérende Mère Marie de la Croix,
au couvent des Ursulines

VOUS m'avez priée, ma chère Mère, de vous tenir au courant des plus futiles événements de mon nouveau genre d'existence. Vous avez eu la bonté d'ajouter que tout vous intéresserait dans ma vie. Voici, heure par heure, ce qui s'est passé depuis le jour de ma sortie de notre pieuse maison.

Je ne sais pour quel motif ma cousine, la marquise de Sainte-Espérance, le lendemain de mon arrivée, m'ayant conduite au Luxembourg, avait consenti à marcher quelques instants avec moi devant les statues.

- Voici Blanche de Castille, mon enfant, fit-elle tout à coup. Regardez-la bien, et souvenez-vous que c'est elle qui disait préférer son fils mort que de le voir commettre un seul péché mortel.

- Oh ! ma cousine, m'écriai-je, croyez-vous que la reine Blanche ait pensé ce qu'elle assurait là ?

- Comment ! si elle l'a pensé, grand Dieu ! mais l'histoire le raconte, et l'histoire ne ment jamais.

- Oh ! non, jamais ! répliquai-je avec une conviction que je crus sincère.

Nous arrivions alors en face de l'Apollon du Belvédère.

- Venez, venez, ma petite ! balbutia Mme de Sainte-Espérance, devenue très-rouge.

- Un instant, ma cousine... je vous en prie. Voudriez-vous m'expliquer ce qu'il y a sous cette feuille de vigne ?

- Mon enfant, je vous répète qu'il ne faut pas regarder... D'ailleurs, cela n'a aucune importance.

- C'est ce que je pense, car j'ai dessiné l'Apollon du Belvédère au couvent, et jamais je n'ai dessiné... ça. Si c'eût été important, certainement on me l'aurait fait copier.

- Sans aucun doute, mon enfant. Mais, je vous l'assure, ce qui est caché sous cette feuille de vigne ne vous intéresse nullement, et une jeune fille bien née doit écarter de sa pensée l'image de ces... vieux vestiges du paganisme.

- Alors, ma cousine, ce sont de ces objets qu'on ne retrouve pas aujourd'hui ?

- Assurément, ma fille ! Comment ces monstruosités-là peuvent-elles un seul instant arrêter vos regards ?

- Dame, je voudrais seulement savoir comment ça s'appelle.

- Si vous y tenez absolument... cela s'appelle le... superflu.

- Tiens, c'est drôle ! Je ne l'aurais jamais soupçonné. Ainsi on le nomme le superflu, parce que cela ne sert à rien ?

- Justement !

- Je ne comprends pas pourquoi il y a des êtres ainsi doués de choses superflues. C'est comme si j'avais six doigts à la main, au lieu de cinq ?

- Très-bien raisonné, chère enfant !

- Mais, ajoutai-je, j'aimerais cependant encore mieux que ce que j'aurais en trop fût placé là... où est cette feuille, qu'ailleurs.

- Et pourquoi, mon enfant ?

- C'est que là on ne s'en apercevrait pas. Tandis qu'il ne serait guère facile de cacher ailleurs un sixième doigt de la main comme on imagine de cacher le... superflu de l'Apollon du Belvédère.

- Mon enfant, nous n'avons pas la certitude que l'Apollon du Belvédère ait été ainsi fait par les Grecs.

- Mais, ma cousine, puisque l'histoire l'affirme, et que vous venez de me répéter que l'histoire ne mentait jamais ?

Cette fois, Mme de Sainte-Espérance ne répondit pas. Nous arrivions devant la Diane chasseresse.

- Ah ! ma cousine, m'écriai-je, lui aurait-on mis des jupes pour cacher son... superflu ?

- Que vous êtes folle, mon enfant ! Les femmes n'ont pas de... superflu... elles n'ont que le... nécessaire.

Nous sortions du jardin ; au bout de la rue, nous traversions la place Saint-Sulpice et nous entrions à l'église pour entendre le sermon de charité de l'abbé Simon.

Je ne me souviens pas des termes exacts de la prédication. Je sais seulement qu'il y avait beaucoup d'hommes et que l'abbé Simon, après avoir exhorté l'ensemble des fidèles, ajouta : «Ah ! mes frères ! vous qui êtes nés riches, vous surtout, jeunes gens qui m'écoutez, et qui faites partie du cercle catholique de la rue de Madame, souvenez-vous que les nobles femmes chrétiennes sacrifiaient une chevelure qui les rendait agréables et séduisantes à leur époux, et la suspendaient aux pieds de la Vierge Marie. Ne pourriez-vous, une fois par hasard, sacrifier votre superflu au Seigneur ? Dieu vous le rendrait, n'en doutez pas, cent fois plus considérable qu'au moment du sacrifice.»

Je compris alors que, de même que les pieuses femmes qui faisaient ainsi le don de leur chevelure, cette parure naturelle, dans la pensée de plaire à Dieu, l'abbé Simon réclamait des hommes un autre genre de... sacrifice.

- Seulement, me disais-je en moi-même, l'abbé prétend que ces Messieurs retrouveront au centuple ce qu'ils auront donné ; est-ce que le superflu serait capable de repousser une fois qu'on s'en est débarrassé ?

Très-préoccupée de ce problème, je n'osai pas en parler à ma cousine qui me ramenait à la maison ; et je me demandais si l'abbé Simon aurait convaincu ses auditeurs masculins : car, enfin, il fallait vraiment une foi vive pour consentir à se séparer d'une chose vous tenant d'aussi près.

Le soir, Adrienne, mon amie de couvent, vint nous voir, accompagnée de sa mère. Pendant que ces dames étaient au salon, je l'emmenai dans ma chambre, et je lui racontai ma promenade avec ma cousine dans tous ses détails.

- Je voudrais pourtant bien savoir, ajoutai-je en concluant, comment, chez l'homme, il est permis de désigner, dans le langage religieux, ces deux hémisphères opposés à ce que ma cousine appelle le superflu ?

Adrienne réfléchit une minute, puis elle prit dans ma bibliothèque la Bible de la jeunesse et me montra le passage suivant :

«Moïse dit à l'Éternel : - Je t'en prie, fais-moi voir ta gloire.»

- Ah ! il y a cela ?

- Tiens, regarde toi-même.

- C'est vrai ! c'est écrit. - Et que répond l'Éternel ?

Adrienne chercha de nouveau, et arrivée au passage, et me le montrant :

- Écoute, voilà la réponse :

«L'Éternel dit aussi :

«Voici un lieu près de moi, et tu t'arrêteras sur ce rocher.

«Et il y arrivera que quand ma gloire passera, je te mettrai dans l'ouverture du rocher. Et je retirerai ma main, et tu me verras par derrière...»

-Tu comprends maintenant, reprit Adrienne, ce que Moïse a vu par derrière...

- Quoi donc, au nom du ciel !...

- Eh bien, c'était précisément ce qu'on appelle... la gloire.

- Tu conviendras avec moi, n'est-ce pas, qu'on ne pourrait deviner qu'un pareil endroit se nomme : la gloire ?

- Ajoute, interrompit ma compagne d'étude, que c'est à vous rendre assez perplexe ; car, enfin, si ce qui est par devant se nomme le superflu...

- Oui ! après ?

- Après !..., je trouve très-étonnant que ce qui lui est opposé soit le côté... glorieux de l'individu.

La réflexion était sensée et nous laissa fort pensives. Mais, malgré tout, il fallait se rendre à l'évidence. Adrienne redescendit au salon où sa mère l'attendait, et lorsque nous nous sommes quittées nous n'étions pas plus avancées.

L'heure de me coucher arriva.

Comme ma chambre est tout près du cabinet de papa, je surprends assez facilement ce qui s'y passe. On a beau baisser la voix, je saisis quand même les paroles des personnes qui s'y trouvent. Jugez, ma révérende Mère, ce que je devins lorsque j'entendis mon père qui répétait :

- Cécile n'a absolument que le nécessaire ; il est évident qu'elle n'a que cela. Avec la meilleure volonté du monde, il m'est impossible de lui donner davantage.

- Mais, mon ami, reprenait doucement maman, elle est si jeune encore.

- Si jeune ? je ne le nie pas ; mais jamais nous ne retrouverons un garçon qui lui apporte, comme celui-ci, non-seulement le nécessaire, mais le superflu.

- Je ne tiens pas, reprenait maman, je ne tiens pas à ce que ma fille ait le superflu. On peut s'en passer. On doit apprendre à le mépriser !

Pauvre mère ! comme elle raisonnait pieusement !

- Ah ! vous trouvez ? interrompit mon père. Eh bien, moi, je soutiens qu'on ne s'en passe pas si facilement que cela. Dans quelques années, vous regretterez d'avoir refusé ce que je vous propose. Les jeunes femmes croient possible de se mettre en ménage avec le strict nécessaire ; mais, plus tard, elles voient leurs amies qui ont plus, et l'aigreur arrive vite dans les meilleurs ménages.

- Mais cependant, mon ami, observa maman, il me semble que nous sommes l'exemple du contraire.

Là-dessus mon père et ma mère sortirent, et je vous prie de croire que je ne dormis pas de la nuit.

Il était évident que mes chers parents différaient d'avis. Maman se rangeait - j'en suis sûre - à celui de ma cousine, la pieuse marquise de Sainte-Espérance, et papa n'eût pas été converti par les exhortations de l'abbé Simon, c'est probable. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce fut maman qui céda ; car, le lendemain matin, elle me dit bas à l'oreille :

- Ce soir, Cécile, fais attention à ta coiffure. Nous aurons du monde.

Ne m'eût-elle pas prévenue, qu'en voyant entrer M. de la Jussienne, un jeune homme d'une trentaine d'années, que nous avions déjà vu l'hiver dernier aux Italiens, les intentions de ma famille se seraient alors suffisamment dévoilées.

Il n'y a rien de désagréable à ce que l'on vous propose un mariage ; mais, savoir d'avance que celui qui vous recherche possède cette monstruosité fatale qu'on appelle le... superflu, ah ! vous en conviendrez, ma révérende Mère, c'est vraiment affreux.

Et, en effet, je restai très-triste toute la soirée. M. de la Jussienne parla peu et me regarda beaucoup.

- Est-ce que ce jeune homme te déplaît, Cécile ? me demanda papa.

- Mais non. Pas plus qu'un autre.

- Est-ce que tu serais fâchée de devenir... sa femme ? continua-t-il en me faisant tomber sur ses genoux.

- Papa, j'aimerais mieux mon cousin Jules.

- Vraiment ! Et pourquoi ? s'écria maman stupéfaite.

- C'est que, dis-je, devenue très-rouge, mon cousin Jules, j'en suis presque certaine, n'a pas de... superflu.

- Ah ! ah! la petite coquine, elle nous écoutait hier soir. Voyez-vous ces fillettes délurées, qu'on croit endormies et qui ont toujours l'oreille au guet !

- Mais, papa, tu parlais très-haut, je t'assure. Ce n'est pas ma faute.

Et j'avais envie de pleurer.

- Allons, allons, il n'y a pas de mal, mon enfant, reprit maman en m'embrassant. Ainsi, tu aimes mieux ton cousin Jules, parce qu'il n'a rien... que celui-ci qui a quelque chose ?

- O-u-i, maman !

- Ecoute, Cécile, réfléchis pourtant. Nous ne te forcerons jamais. Mais toi, tu n'as en somme que...

- Oui, maman, je le sais, puisque je t'ai entendue hier. Je n'ai que le nécessaire, et lui a le superflu : voilà tes propres paroles. Et c'est précisément pour cela que je n'en veux pas. Je regarde un homme, en de pareilles conditions, comme un être... anormal, et qui ne saurait me convenir.

- Quelle tête romanesque ! murmura papa d'un ton vexé. On envoie ses filles au couvent, et voilà comment elles vous reviennent !

- Elle n'est nullement romanesque ! répliqua maman à son tour. C'est de la fierté exagérée, mais il n'y a pas à la blâmer d'un sentiment aussi naturel.

Comme vous le voyez, ma révérende Mère, maman m'approuvait, et je comptais bien être enfin débarrassée du parti en question.

En effet, l'on ne m'en parla plus.

Mais, jugez de ma surprise, lorsque hier, au moment où je disais adieu à ma maîtresse de piano qui venait de terminer sa leçon, on m'annonça M. de la Jussienne.

Très-troublée, je lui faisais une profonde révérence sans trouver une parole, lorsque lui commença très-doucement :

- Mademoiselle, souffrez qu'avec l'autorisation de madame votre mère, je plaide ma cause auprès de vous pour que, lorsque vous m'aurez entendu, je puisse emporter l'espoir que bientôt vous serez ma femme.

Vous comprenez, sans aucun doute, combien j'étais prise au dépourvu.

- Ecoutez, Monsieur, répliquai-je en m'efforçant d'affermir ma voix, je ne voudrais pas vous répéter des choses pénibles ; d'ailleurs, ce n'est pas votre faute, si j'ai de la répugnance à épouser quelqu'un qui... ne sera jamais pareil à ceux qui m'ont déjà demandée.

- Je comprends votre délicatesse, Mademoiselle. Mais sachez que je m'estime trop heureux de pouvoir mettre à vos pieds ce que ne possédaient pas les jeunes gens qui ont déjà sollicité votre main.

Grand Dieu ! grand Dieu ! que voulait-il déposer à mes pieds ? J'en étais pourpre. L'image de cette difformité de l'Apollon du Belvédère m'apparut terrifiante. Soudain, une pensée me vint en le regardant attentivement :

- Monsieur, n'étiez-vous pas, hier, au sermon de charité de l'abbé Simon ?

- J'y étais justement, Mademoiselle, et je vous y ai vue.

- Bien ! Alors vous avez compris ce qu'il a insinué, en s'adressant aux hommes et en leur conseillant de sacrifier leur superflu ?

- J'ai parfaitement compris.

- Et vous seriez disposé, pour m'épouser, à faire don de... cette chose... inutile... aux pauvres ?

- Non pas aux pauvres, Mademoiselle, mais à vous, à vous seule ; et, le jour du contrat, je vous demande à deux genoux de me permettre de vous l'apporter. Je ne veux rien garder. C'est à vous que je donnerai ce que vous considérez à tort comme un obstacle à notre union.

- Ecoutez, Monsieur, j'aimerais mieux que vous n'attendissiez pas au jour du contrat pour faire une action aussi louable, car vous comprenez que cela ne passera entre mes mains que pour aller à une destination plus... méritoire. Ce sacrifice que vous ferez... à Dieu ira vers Dieu.

- Soit ! Mademoiselle. Si je peux, par là, mériter votre affection, vous n'attendrez pas longtemps.

- Mais, Monsieur, n'en adviendra-t-il aucun... inconvénient pour vous ?

- Aucun. Je suis libre de ma vie comme de ma fortune. Je ne relève que de moi.

- Et vous êtes sûr que nulle souffrance n'en résultera pour vous ?

- Est-ce qu'on ne se ferait pas tuer pour la femme que l'on aime ?

Je remarquai qu'il raisonnait comme les héros de mon Histoire de France. C'était toujours cela.

- C'est égal, repris-je en levant les yeux sur son visage que je trouvai fort beau ; c'est égal, Monsieur, si un pareil sacrifice jetait le trouble dans votre... personne ; si la perte du... superflu auquel vous êtes habitué depuis votre enfance, devait vous nuire...

- Oh ! Mademoiselle, le superflu tient si peu de place chez moi...

Je pensai aussitôt :

- Il paraît qu'il ne l'a pas fait comme les autres !

- Dès ce soir, poursuivit M. de la Jussienne, dès ce soir vous recevrez ce que vous avez eu assez de confiance en moi pour me demander ; et je vous autorise à en faire don à n'importe quelle communauté, ou à le déposer en n'importe quelles mains.

A ces paroles succéda un respectueux salut, et il sortit.

En regardant partir M. de la Jussienne, je me disais :

- Mon Dieu, quelle... gloire volumineuse ! Comme elle tient de la place chez lui ! Je serai sans doute heureuse avec ce jeune homme ; car, enfin, tout ce qui est conforme aux livres saints est d'un bon augure pour l'avenir.

On ne me parle pas de cette visite le reste de la journée ; mais, le soir, on m'apporta dans ma chambre un délicieux coffret en fer ciselé contenant... l'objet en question.

M. de la Jussienne n'avait point perdu de temps.

Vous le comprenez, ma révérende Mère, je ne saurais vérifier par moi-même si M. de la Jussienne a tenu sa parole. Je vous expédie le coffret avec ce qu'il contient, et cette trop longue lettre dont les détails, je l'espère, vous suffiront. Mais daignez, ma révérende Mère, daignez me répondre immédiatement si vous avez constaté l'identité du... superflu que je vous adresse ; car je suis décidée à attendre votre réponse pour me marier. Que voulez-vous ?... on est si trompé aujourd'hui !

Votre fille en J.-C.,
CÉCILE DE LA TOUR.

 

La Mère Marie de la Croix, supérieure du Couvent des Ursulines, à Mlle de la Tour.

MA CHÈRE ENFANT,
Vous pouvez, en pleine confiance, épouser M. de la Jussienne. Le petit coffre dont vous nous avez fait don n'a pas trompé vos espérances, et recélait parfaitement ce que ce loyal jeune homme a eu la générosité d'y placer à votre intention. Croyez, ma chère enfant, à la vieille affection que vous conserve.

Votre Mère en J.-C.,
SOEUR MARIE DE LA CROIX.

 

Mlle de laTour à Mlle Adrienne de Rivers.

En vérité, je crois que beaucoup de gens se donnent le malin plaisir de rire de moi. Mais, trompée comme je l'ai été, je ne m'en rapporterai plus désormais à personne.

Voici les faits dans leur sécheresse :

Le soir de notre nuit de noces, je n'avais plus peur du tout de M. de la Jussienne. Je me déshabillais dans notre chambre avec un calme très-compréhensible. Une fois dans mon lit, et se disposant à se glisser à mes côtés, Henri me demanda sans préambule :

- Eh bien ! ma petite femme, est-ce que vous ne me permettrez point de me reposer près de vous ? Est-ce que vous avez peur que je vous touche ? Le lit est assez grand pour deux, il me semble ?

- Mon Dieu, répliquai-je en le regardant, je veux bien, Monsieur, laisser entrer votre... gloire, maintenant que vous êtes débarrassé de votre... superflu.

- Que voulez-vous dire ? balbutia-t-il, étonné.

- C'est que la... gloire d'un homme est consacrée par le très-saint enseignement de la Bible. Et, d'après ce que j'en sais, on ne déroge point aux convenances en touchant ce que l'Eternel n'a pas craint de montrer à Moïse.

- Ah ! je comprends, répéta M. de la Jussienne, tout abasourdi. C'est ainsi que cela se passe dans la Bible ? Je ne me le rappelais plus.

- Seulement, voyez-vous, continuai-je, enchantée de lui montrer à quel point j'étais imbue de principes religieux, l'Eternel a pris de nombreuses précautions pour que Moïse ne mourût pas de ce... spectacle.

- Diable ! c'est que la chose a dû être terrible, alors ?

- Heureusement, Monsieur, vous n'êtes pas l'Eternel, et je n'ai pas à craindre de mourir si cela m'arrivait de... voir la vôtre.

Il y avait tant de bonne foi dans mes paroles, qu'après m'avoir regardée d'une façon extraordinaire, M. de la Jussienne ne put retenir cette exclamation :

- Nom de nom ! parlez-moi de l'éducation des couvents !

- Quoi ! Monsieur, n'avez-vous point reçu les mêmes pieux enseignements ?

- Si fait, si fait ! Seulement, c'est un peu loin pour moi.

- Je vous les rappellerai de temps en temps, si vous voulez.

- Il n'est pas nécessaire, ma chère amie.

- Quoi ! Monsieur, vous seriez un indifférent en matière religieuse ?

- Je vous avoue qu'en matière d'enseignements religieux, je préfèrerais que vous les prissiez ailleurs que dans la Bible..

Il fit un mouvement pour se rapprocher de moi. Et, alors, je poussai un cri, car je reconnus à l'instant qu'il n'avait rien à envier à aucune des statues de dieu ou de héros que j'avais précédemment regardées avec Mme de Sainte-Espérance.

- Ainsi, lui dis-je en me redressant furieuse, ainsi, Monsieur, le fameux coffret envoyé de votre part ne renfermait aucun objet, puisque vous venez de me prouver que... vous l'aviez encore ?

- Que j'ai encore... quoi ? s'écria-t-il.

- Ce qu'on... voit aux statues du Luxembourg, derrière les feuilles sculptées, répliquai-je, pleurant à chaudes larmes. Votre... superflu, enfin !

Comme je pleurais toujours, il reprit :

- Est-ce à la même source biblique que vous avez puisé cette... dénomination... bizarre ?

- Non, Monsieur, c'est ma cousine qui me l'a appris.

- A la bonne heure ! Je comprends maintenant quel sacrifice vous m'aviez demandé. Mais, si ce n'est pas dans la Bible que vous avez trouvé cette... qualification, vous m'accorderez, je suppose, que votre cousine vous a trompée, non sans intention ?

- Oh ! Monsieur, c'est impossible.

- Et qu'enfin, ce que vous appelez le... superflu chez moi... peut très-bien combler le déficit d'une personne qui n'a que... le nécessaire ?

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Je ne dois pas te raconter ce qui s'en suivit, ma chère Adrienne. Sache-le seulement : c'est ainsi que j'ai fait mon entrée dans le mariage, à peu de distance du saint livre à l'aide duquel nous avons appris, dans notre enfance, à méditer sur... la gloire de Dieu.


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