SUE, Eugène (1804-1857) : Combat de Navarin (1842).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (23.01.2001)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 232) de la seconde édition du Royal Keepsake donnée par Mme Vve Louis Janet à Paris en 1842.
 
Combat de Navarin
par
Eugène Sue

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I.

LA VEILLE.

Par une jolie brise de sud-est, les escadres alliées croisaient devant la baie de Navarin. Tantôt on découvrait des maisons blanches, des palmiers, des terrasses ; tantôt les hauts rochers de l'île Sphactérie dérobaient à tous les yeux l'entrée du bassin où la flotte turco-égyptienne était alors mouillée ; car on voyait par instant ses mille mâts se dresser au-dessus des montagnes avec leurs pavillons rouges et leurs signaux de toutes couleurs.

Les Anglais occupaient la droite de la ligne, les Français le centre, les Russes la gauche.

Il était deux heures, et l'officier de quart à bord du vaisseau le Breslaw n'interrompait la promenade mesurée qu'il faisait sur la dunette, que pour braquer sa longue vue sur l'étroite passe de la rade. Il venait encore de regarder de ce côté avec attention, lorsqu'il aperçut que les voiles fasceillaient, et qu'on allait masquer. «Laisse arriver... laisse arriver !» cria-t-il aussitôt ; et, courant au pied du mât d'artimon, il se pencha sur la galerie qui dominait la roue du gouvernail, et s'écria, quand le mouvement fut exécuté :

«Quel est donc le butor qui est à la barre ?... Comment, c'est toi, Bouquin... toi, un de nos meilleurs timoniers !... Mais à quoi penses-tu ? - Pardon, capitaine, répondit Bouquin, mais c'est que voilà déjà trois fois que mon couteau s'ouvre tout seul, et... - Eh bien ! quoi, et ? - Et je pensais que c'est un mauvais présage, dit le vieux matelot d'un air honteux... - Maître Bouquin, vous n'êtes qu'un sot... Comment, à votre âge, avec votre expérience... croire à ces bêtises ?... - Bêtises si vous voulez, capitaine... C'est donc pour ça qu'avant Trafalgar, mon épissoir (1) est tombé deux fois sur la pointe !... - Eh bien ! demanda l'officier en souriant de l'air grave et solennel que prenait le timonier... - Eh bien, capitaine, cela ne m'annonçait rien de bon... Voyez plutôt ? dit-il, en promenant son doigt sur une bonne cicatrice qui commençait à l'oeil gauche, partageait le nez et allait se perdre dans ses épais favoris grisonnants.

- Tais-toi, vieux fou, et gouverne droit, répondit l'officier en retournant à son poste... - Eh bien ! vous verrez, capitaine ! dit tristement Bouquin, en faisant tourner la roue du gouvernail, de façon que toutes les voiles s'emplirent, et que ce vaillant vaisseau, reprenant son air, donna une légère bande sur tribord.

- Enfin ! dit l'officier, en suivant avec sa longue vue la manoeuvre d'un petit canot qui, sortant de la baie de Navarin, se dirigea vers le vaisseau amiral... Enfin, nous allons savoir du nouveau !...»

Et, de fait, au bout d'un quart d'heure, trois pavillons de couleurs différentes se hissaient à la corne de la coquette et gracieuse frégate française, qui portait si fièrement le pavillon amiral du chevalier de Rigny.

«Pilotin, cria le capitaine, prévenez l'officier de signaux.»

Le pilotin fit le salut militaire, descendit rapidement, et remonta bientôt, suivi d'un enseigne de vaisseau.

«Diable !... grande nouvelle ! dit ce dernier à son camarade, après avoir observé le signal ; tu vois, mon cher, on appelle les capitaines de vaisseaux à bord de l'amiral... Dieu veuille que ce soit pour nous donner l'ordre de combat, car nous finirons par moisir ici... Je vais toujours prévenir le commandant.»

Peu de temps après, le navire était en panne, le canot du capitaine de vaisseau se balançait au pied de l'échelle de tribord, et les canotiers, respectueusement découverts, debout, les avirons levés, attendaient cet officier supérieur ; puis, trois coups de sifflets retentirent. Le patron de l'embarcation saisit le tire-veilles qui flottait au long de l'échelle. Le commandant descendit, se plaça sur les riches tapis fleurdelisés qui couvraient l'arrière, et donna l'ordre d'aller à bord de la Syrène.

A peine cet événement avait-il été connu à bord, que les matelots s'étaient portés en foule sur le gaillard d'avant ; les officiers avaient envahi la dunette ; et les conjectures sur l'issue de l'entretien que le commandant allait avoir avec l'amiral, occupaient diversement les esprits.

«Que pensez-vous de ça, maître Bénard ? demandait un jeune quartier-maître à un grand homme sec, jaune et borgne, qui, assis sur la drôme, rendait alternativement la fumée de sa pipe par le nez et par la bouche ? - Eh donc ? mon garçon, répondit gravement ce personnage, je pense que le commandant a le cap sur la Syrène, et qu'il va probablement l'accoster tout à l'heure... Eh donc !»

Ce eh donc ! était comme une parenthèse entre laquelle le maître canonnier encadrait toutes ses phrases.

«Pardieu ! maître, répondit le jeune homme, belle malice ! c'est comme si je vous apprenais qu'une vergue de perruche est plus petite qu'une vergue de basse-voile... Je vous demande si vous croyez qu'on chatouillera la lumière de vos canons pour les faire tousser ?

- Eh donc ! mon garçon, si l'on croit ce qu'on veut, je le crois ; car, vrai, c'est dommage de laisser toutes ces braves personnes accroupies sur leur affût, ne parlant pas plus qu'une vieille femme à vêpres, eh donc !»

Et il pleurait presque, le digne homme, en montrant avec douleur la ligne de caronades muettes, qui bordait les passe-avant du vaisseau.

«C'est bien vrai, maître Bénard, c'est dommage ; car il paraît que ces caïmans de Turcs ont tout mis vent dessus, vent dedans, chez les Grecs, qui d'un autre côté sont une espèce de vermine bien malfaisante... Mais vous me direz à ça, la liberté... Car le gouvernement est dans son tort... et c'est humiliant pour un Français, de voir...

- Eh donc ! mon garçon, quand j'étais sergent aux marins de la garde, que notre brave amiral y était capitaine, on m'aurait proprement tanné le cuir, si j'avais politiqué... Eh donc ! tu politiques... Ainsi, tais-toi,... fais comme mes canons... Quand on dit feu, fais feu. Quand tu as fait feu... muet, eh donc !...

- Mais, maître Bénard, on a du sang dans les veines... on est Français... et on peut bien dire...

- Eh donc ! mords ta langue, sacrebleu, tu n'es encore qu'un mousse, et tu veux parler. Je me suis bien tu, moi ; j'étais sur le Vengeur, j'étais aux brûlots de Rochefort, j'étais en Russie, j'étais avec le brave commandant Collet, quand il a proposé à l'autre de le sauver en 1815... Eh bien, après tout cela, ils m'ont fourré sur une frégate commandée par un rentrant, qui avait été marchand de tabac pendant quinze ans, qui portait des chaussons de lisière, une queue, et qui avait l'infamie de venir sur le pont d'un navire de guerre avec un carrik jaune et un chapeau gris... Un vrai fai-chien, car un jour d'appareillage on lui demandait s'il fallait larguer les huniers... Eh bien ! il a répondu qu'il allait voir dans ses instructions si le ministre le permettait.

- Ah ! quelle farce !... ma petite soeur en ferait autant !

- Eh donc ! pourtant ce navigateur-là m'aurait ordonné de tirer sur un trois-pont et de me faire couler, j'aurais obéi sans rire et sans demander pourquoi. Ainsi, je te le répète, garçon, et écoute ceci, car c'est un problème bien connu : Ne vous inquiétez de la gargousse, que lorsqu'il faut y mettre le feu... Eh donc !

- A la bonne heure, maître ; mais c'est vexant.

- Eh donc ! fais comme moi, mon garçon, occupe-toi... Est-ce que j'ai le temps de politiquer, moi ; je pense à ma famille.

- Mais vous n'êtes pas marié, maître Bénard !

- Eh donc ! je te parle de mes canons. Tiens, mes grosses pièces de trente six, je les appelle les papas ;... mes petites pièces de dix-huit, les enfants, et mes jolies caronades, les mamans... Vois comme c'est sage, rangé, posé, soigné ; c'est pas ça qui politiquerait... Ah ! si le bon Dieu était juste, il leur donnerait de la besogne... Eh donc, tu les verrais, garçon ;... tu les verrais ! dit le maître en roulant son oeil unique, qui brillait comme une étoile. Mais, reprit-il, voilà le commandant qui rallie le bord ; nous allons savoir quelle est la brise qui souffle.»

Le commandant arriva sur le pont ; son air était radieux, et il portait quelques papiers à la main : «Monsieur, dit-il au capitaine de frégate en entrant chez lui, faites assembler l'état-major dans la chambre du conseil.

- Bon, nous allons rire ! dit maître Bouquin en portant ses yeux de la boussole aux voiles et des voiles à la boussole.»

Rien n'avait positivement transpiré sur les projets de l'amiral, et pourtant, une heure après l'issue du conseil, tout était dans l'agitation à bord du Breslaw ; le calme et le silence ordinaires avaient fait place à une sorte de joie frénétique ; on se serrait la main, on riait, on blasphémait le plus gaîment du monde ; les apprentis matelots surtout ne se possédaient pas.

«Eh bien ! dit un tout jeune homme, à l'oeil brillant, au teint coloré, en s'approchant de maître Bénard ; eh bien, maître, ça va chauffer... demain. Je donnerais deux mois de paye pour y être déjà ; et vous ! - Moi, dit gravement le canonnier ; eh donc, j'aime mieux ça qu'un coup de vent.» Et il se remit à mâcher son tabac, car la réserve et la gravité des vieux marins contrastaient singulièrement avec la guerrière effervescence des novices. Ce n'était cependant pas sans une sorte de satisfaction, que les anciens souriaient à ce jeune enthousiasme naissant à l'idée d'un premier combat ; mais habitués dès longtemps à de telles affaires, ils savaient aussi que cette exaspération momentanée ferait bientôt place à des pensées plus sérieuses.

Les batteries furent dégagées des chambres, des cuisines, des cabanes et de tous les emménagements temporaires qu'on avait pu établir ; on doubla les suspentes des basses vergues avec des chaînes de fer ; les hunes furent garnies de pierriers et d'espingoles ; on prit enfin toutes les mesures nécessaires en cas de combat.

L'exaltation des apprentis marins avait encore été augmentée, s'il est possible, par ces manoeuvres rapides, ces travaux violents et insolites ; mais lorsque tout fut fait, lorsqu'un peu de repos eut calmé cette fièvre ardente, on put s'apercevoir d'un curieux changement dans le moral d'une partie de l'équipage : les vieux marins conservaient cette expression d'insouciance et de fermeté qui leur est habituelle, mais les jeunes gens devinrent silencieux, pensifs ; ils s'isolèrent, en recherchant cette solitude que l'on trouve même sur un vaisseau. Alors, ce fut au pays qu'ils rêvèrent, puis à leurs affections, à leurs projets ; alors seulement, ils purent songer aux chances d'un combat qu'ils allaient affronter bravement, mais ce ne fut pas la crainte qui éteignit leur gaîté, non, ce fut la préoccupation mélancolique et religieuse que l'on éprouve quand on doit assister pour la première fois à une affaire décisive.

Le commandant, qu'une longue et glorieuse carrière militaire avait mis à même de connaître parfaitement cette admirable classe d'hommes, monta sur la dunette, et après une courte et énergique allocution : «Eh bien ! mes enfants, leur dit-il, est-ce que nous ne dansons pas ce soir ? c'est pourtant le moment. Allons, allons, une ronde... Messieurs les officiers, donnez l'exemple...»

A ces mots, la joie renaît sur toutes ces figures assombries ; on monte des fanaux sur le pont, car la nuit était venue ; on se prend par la main, et matelots, maîtres, officiers, sans distinction de rangs, se prennent à danser sur le gaillard d'arrière du vaisseau. On chante des airs de France, des chansons de France, des refrains de France ; et c'était chose bizarre que de voir douze cents hommes qui allaient le lendemain courir à d'affreux périls, tournoyer avec gaîté sur une planche qui les séparait de l'abîme, et préluder à un effrayant combat naval par une valse joyeuse et folle. Il y avait enfin je ne sais quel vivant souvenir du pays, dans ces chants nationaux, dans ces airs de nos fêtes, qui se perdaient à travers l'immensité, et allaient mourir aux oreilles des amiraux d'Ibrahim.

Au bout de deux heures, le commandant, ne voulant pas laisser trop fatiguer ces hommes, qui avaient besoin de toutes leurs forces et de toute leur énergie pour le lendemain, donna le signal de la retraite. On fit l'appel, et chacun prenant son hamac, descendit dans les batteries, et se suspendit à sa place habituelle.

Quelque temps encore, on put entendre des rires étouffés, d'énergiques saillies, de bons mots de corps de garde, de longues discussions sur le courage des Égyptiens, sur la manière d'éviter les brûlots... Puis, peu à peu toutes les voix se turent, et le plus profond silence régna sur le vaisseau, qui naviguait sous une petite voilure en attendant le jour.

A ce tumulte bruyant et animé succédait un calme imposant ; chaque officier était descendu dans sa chambre étroite, obscure. Là vinrent aussi éclore les pensées mélancoliques.

Alors, chacun regarde avec amour ce réduit où se sont passées tant d'heures de molles rêveries, de délicieuse paresse, où sont éclos tant de brillants et fantastiques projets. L'un ouvre son bureau et relit encore une fois les lettres d'un vieux père, d'une maîtresse, d'une soeur. L'autre pense longtemps au passé, peu au présent et pas à l'avenir ; il étouffe un soupir de regret, chasse un noir pressentiment, et écrit quelques lignes à la hâte. Ce sont les dernières dispositions, les derniers voeux d'un soldat mourant ; c'est une prière, un mot d'adieu... un souvenir pour une femme, pour une mère... qu'on remettra à un ami dans le cas où l'on serait tué... Et l'on s'endort, et l'on dort bien, parce qu'avant tout on est homme de courage, parce qu'on a payé sa dette à la nature, à un sentiment vrai, et que le lendemain, au bruit du tambour, il faut être inflexible, froid et dur ; et qu'au milieu des éclats de mitraille, du sifflement des boulets, du craquement des mâts et des cris des mourants, il reste peu de place dans le coeur, pour un sentiment tendre, pour une fraîche pensée d'amour. Ceux-ci du moins peuvent, pendant ces longs quarts qui précèdent le combat, évoquer de riantes images, et vivre quelques heures encore de cette vie de douces fictions ; mais celui sur qui pèse une immense responsabilité ? l'amiral ? oh ! celui-là est bien malheureux, car il n'a pas une pensée à donner à sa vie intérieure, un battement de coeur à ses émotions d'homme ! Dans le silence et la méditation, il lui faut calculer les mille chances d'une bataille meurtrière, les mouvements de l'escadre qu'il commande ; il lui faut de l'audace pour concevoir, du sang-froid pour exécuter. Il ne dort pas, lui, il veille pour tous, car tous sommeillent tranquilles à l'abri de son nom. Aussi, à travers les deux fenêtres de l'arrière de la Syrène, on put voir, à la lueur d'une lampe, un homme, jeune encore, les yeux fixés avec une attention dévorante sur un plan de combat, sourire, et marquer avec égoïsme le poste de sa frégate protégée, au plus fort du péril.

Une autre scène se passait sur l'avant du Breslaw, maître Bouquin et maître Bénard étaient assis chacun sur le bord d'une petite couchette qui bordait leur cabane commune ; entre eux étaient une bouteille et des gobelets de ferblanc.

«Ainsi, c'est convenu, Bénard, dit Bouquin... Dans le cas où je serais dératingué...

- Eh donc ! matelot, je prends Misère avec moi, et, à mon arrivée à Brest, je me marie avec ton épouse... Eh donc !

- Ça t'embêtera peut-être ?...

- Oui, mais une fois marié, je prends de l'air.... Eh donc ! je lui assure ma pension de retraite, pour qu'elle puisse ronger autre chose qu'un vieux felin,... et chasse....

- C'est tout de même délicat de ta part...

- Eh donc ! mon vieux,... t'as presque toujours navigué au commerce, t'as pas droit à une pension ; moi, j'y ai droit, je ne suis pas marié... Si je crève, c'est le ministre qui en profiterait... Eh donc ! vaut mieux que ce soit ton épouse...

- Merci,... Bénard... Tiens, c'est étonnant, je ne peux pas surmonter ça ;... je suis sûr de filer mon câble demain ; deux fois mon couteau s'est ouvert tout seul... Hein ?

- Eh donc ! c'est pas pour t'effrayer, mais c'est pas rassurant...

- Enfin, Dieu est Dieu, mais ça me vexe pour Misère...

- J'en aurai soin... Eh donc ! je te le promets...

- Pauvre petit !... regarde comme il dort...»

Et les deux marins s'approchèrent doucement d'un hamac suspendu dans un coin de la cabane : là, un enfant de dix ans, qui paraissait grêle et chétif, dormait paisiblement ; mais son sommeil, sa figure avait même une expression de douleur et de tristesse, singulière pour un âge aussi tendre...

Maître Bouquin le considéra un instant en silence ;... puis ses yeux se mouillèrent et une larme roula sur la joue de son fils.

«Tiens, dit-il en s'essuyant du revers de sa grosse main goudronnée, je ne suis pas un lâche... Eh bien, Bénard, je voudrais que ce combat n'eût pas lieu...

- Eh donc !... est-ce que je ne suis pas là ?... Matelot ! s'écria Bénard en se jetant dans les bras de Bouquin, et fermant son oeil unique pour qu'il ne vît pas qu'il pleurait aussi...

- C'est égal, Bénard,... mon bon matelot ;... c'est égal... je ne suis pas tranquille !... Ça t'est bien aisé à dire, toi qui es sûr de n'y pas laisser ta peau à cette chienne de danse.

- Ça, c'est vrai, j'ai soufflé trois fois mon fanal, et trois fois je l'ai rallumé en le levant en l'air... Ainsi, je suis sûr de rester. Alors, qu'est-ce que t'as à craindre ?

- Pauvre Misère ! dit Bouquin ; encore, s'il était fort comme les autres mousses ! mais non, si souffrant, si malingre... Quand j'ai le dos tourné, ils le battent tous... Pauvre enfant !... va ! tu es bien nommé Misère...» et il le couvrit soigneusement avec sa veste et sa grosse houpelande de matelot. «Enfin, mon vieux Bénard, adieu et merci, si je ne te revois pas après le bastringue.»

Et ces deux hommes s'embrassèrent cordialement ; après quoi ils s'étendirent sur leur couchette en attendant le point du jour ; car on devait entrer de vive force dans la rade, au lever du soleil.

II.

LE COMBAT.

Voici le jour, voici que le soleil commence à dorer de ses rayons ces eaux si bleues, si fraîches, si transparentes de la Méditerranée, et c'est à travers une légère brume que se dessinent les hauts rochers de Sphactérie. Lève-toi, pauvre matelot ; lève-toi, secoue tes membres engourdis, ploie ton hamac et cours aux roulements du tambour. On parle bien et beaucoup du tranquille sommeil de ces héros qui dormaient avant le combat... Que de héros, mon Dieu, dans ces longues batteries ! car leurs ronflements surmontent, je crois, le bruit de la caisse. On monte, on fait l'appel, et c'est plaisir que d'entendre ces voix mâles et sonores répondre à chaque nom ; seulement, chacun se dit, en regardant ses voisins avec l'air du plus grand intérêt : «Ce soir, peut-être, ces rangs si pressés seront éclaicis ; ces voix, maintenant retentissantes, feront entendre des râlements sourds et étouffés, et ces bonnes figures brunies par le soleil seront pâles et sanglantes. Mais, après tout, comme il faut des morts et des blessés, autant que ce soit eux que moi !» C'est si naturel !

A dix heures, chacun reçut l'ordre de se rendre à son poste de combat. Les armes furent montées sur le pont, et l'on ouvrit la soute aux poudres.

Je descendis alors dans la batterie de trente-six : c'était un admirable spectacle. Le jour, ne pénétrant que par les sabords, éclairait toutes ces figures en reflet, à la manière de Rembrand, puis glissait sur les canons noirs et polis, et scintillait sur le brillant acier des platines, tandis que le milieu et l'avant de la batterie restaient dans l'ombre ; seulement, par un caprice de la lumière, le fer des piques et des sabres qui garnissaient le cabestan luisait par intervalle comme autant de vifs éclairs. Tous les matelots, vêtus seulement d'un pantalon et d'une chemise serrée autour des reins par une ceinture rouge, entouraient silencieusement leurs pièces. Les mèches brûlaient, et chaque pointeur, appuyé sur la culasse du canon, tenait la longue corde qui fait jouer la batterie ; car, à bord, les canons font feu comme des fusils au moyen d'un chien et d'un bassinet.

A l'arrière, le plus ancien lieutenant du vaisseau donnait ses ordres à un enseigne et à quelques aspirants, qui devaient surveiller et hâter la manoeuvre ; puis, Bénard, le maître-canonnier, allait, venait, tournait et parlait, non à chaque homme, mais à chaque canon, tantôt avec des menaces, tantôt avec des encouragements ou des flagorneries sans pareilles.

Arrivé près de la cinquième pièce de tribord, il s'approcha, et, après un long et pénétrant coup d'oeil jeté sur son affût : «Eh donc ! c'est toi qui pointes ce canon-là, Guilbo ? dit-il à un grand garçon qui jouait avec sa corne d'amorce... - Oui, maître...

- Ah çà, tu connais son caractère, tu sais que c'est l'enragé, qu'il porte dix toises de plus que les autres !... mais qu'il a un fameux recul... Ainsi, veille à tes pattes...

- Merci, maître...

- Eh donc ! mes enfants, soyez attentifs : pour des novices, vous allez vous trouver à une fameuse danse ; surtout du calme, et n'ayez pas peur du sang ; car, voyez-vous, quand une blessure saigne, c'est bon signe...»

A ce moment, Bouquin sortit du faux pont : son visage était radieux, et il tenait Misère par la main.

«Bonjour, matelot, dit-il à Bénard en lui frappant joyeusement la tête avec sa longue vue.

- Eh donc ! mon vieux, nous sommes bien gai ce matin.... Ah ! tu sens la poudre,... tu sens la poudre...

- D'abord !... et puis,... je suis sauvé ; tu n'auras pas l'ennui d'épouser ma femme, et je verrai grandir Misère...

- Eh donc ! qui t'a dit cela ?

- Tiens, Bénard, ce matin je n'y ai pas tenu ; j'ai été trouver le capitaine de frégate, qui est un bon, un ancien, et je lui ai dit : «Capitaine, vous me connaissez, je ne suis pas poltron ; eh bien ! au lieu d'être à la barre sur le pont, laissez-moi gouverner à la barre de rechange. - Bouquin, qui me dit, on ne peut rien refuser à un vieux comme toi ; vas-y, et veille aux grains. «Tu vois, matelot, l'histoire de mon couteau me disait bien de craindre, si j'avais été à mon poste ; aussi, c'est là que le boulet viendra pour me chercher, mais il ne trouvera rien du tout... Vieux... rien du tout !... Sera-t-il vexé ! s'écria le bonhomme en embrassant son fils.

- Oui, compte là-dessus ! dit Bénard en lui-même. Comme si celui qui de là-haut dirige les boulets qui nous envoient en dérive, comme si celui-là s'était jamais trompé... Il vous avertit par des présages, c'est déjà beaucoup.

- Aussi, à tantôt, mon matelot, dit gaîment Bouquin, tiens, je te laisse Misère, il est pourvoyeur à la onzième pièce.

- A tantôt, dit Bénard ; mais, avant, embrasse-moi toujours.

- Bah ! nous sommes parés, toi et moi ; après, à la bonne heure !

- Après ! murmura tristement Bénard ; puis, tendant sa main au timonier : C'est égal, mon vieux, c'est une idée que j'ai comme ça.

- A la bonne heure !» dit Bouquin en se jetant dans les bras de son ami, qui le pressa plus fortement que de coutume. Ils se séparèrent, et Bénard, en le voyant monter dans la batterie de dix-huit, s'écria douloureusement : «Ça me fait un ami de moins et une femme de plus... Qu'il vive, mon vieux matelot, et j'épouse dix femmes s'il le faut !

Un roulement de tambour prolongé annonça que le commandant inspectait les batteries : il descendit, et, après un sûr examen des hommes et des pièces, il remonta sur le pont, après avoir adressé à l'équipage quelques mots encourageants.

Il était alors midi ; on vira de bord afin de ranger la côte de Morée et de doubler la pointe qui cache les fortifications de Navarin et forme l'entrée de la baie. Cette manoeuvre était claire et significative, mais, quand l'Asia portant le pavillon amiral anglais, suivi du Génoa et de l'Albion, donna dans la passe, on ne conserva plus de doute sur l'issue de l'événement.

Après eux venait la Syrène. A une légère embardée que fit le Breslaw, on put la voir un instant marchant avec grâce sous ses huniers et se dressant sous son pavillon.

Cette vue électrisa les matelots, qui se penchèrent aux sabords.

«A-t-elle l'air fier ! dit l'un.

- Eh donc, c'est qu'elle sait qui elle porte, mes garçons ; c'est comme un cheval, voyez-vous : ça connaît son maître. Enfin, un bateau marchand, une bouée, une cassine à calfats, que monterait un amiral, ça se verrait tout de suite.

- Mais, maître Bénard, dit un autre, pourquoi donc les Anglais passent avant nous ?

- C'est pour essayer les canons du Brahim, mes enfants ; mais quand il s'agira de mordre, nous serons sur la même ligne. Allez, c'est pas notre amiral qui se laissera mettre le cap sur lui. C'est là un malin ! oh ! il n'y a pas moyen de voir ce qu'il y a dans son bidon. Il les a tous enfoncés avec ce qu'il appelle, je crois, sa plomatie. Maintenant, il va recommencer avec ses canons, et soyez calmes, garçon, je l'ai vu exercer : il en joue drôlement, du canon !»

A ce moment l'immense porte-voix qui correspondait du pont à la batterie basse, résonna et fit entendre ces mots : «Canonniers, à vos pièces, et surtout ne faites pas feu avant l'ordre !... Le lieutenant, l'enseigne et les aspirants répétèrent cet avis.

On doublait alors la pointe, et l'on put apercevoir la ville et les forts qui s'élevaient en amphithéâtre, et, sur la côte, l'escadre turco-égyptienne embossée en fer à cheval, ayant à droite trois vaisseaux de ligne, au fond vingt frégates de soixante, et, sur la gauche, d'autres frégates d'un moindre calibre ; puis des corvettes et des briks, qui, formant une seconde et une troisième ligne d'embossage, devaient, par leurs feux croisés, soutenir les navires du premier rang.

Jamais, je crois, de mémoire de marin, on n'avait vu un tel nombre de vaisseaux de guerre resserrés dans un aussi petit espace, dans une baie qui n'avait pas une lieue de profondeur.

Le plus grand silence régnait parmi les matelots, qui regardaient attentivement les vaisseaux anglais mouiller bord à bord des Égyptiens à une portée de pistolet.

«Bon ! dit tout bas Bénard, voici notre amiral qui ne se gêne pas : la meilleure place... vergue à vergue avec l'amiral turc... Une frégate de soixante à babord, une autre à tribord, sans compter les corvettes... Quel beau mouillage !... est-elle gourmande, cette Syrène ! il lui en faut trois à combattre. Eh donc ! voilà ce que c'est que d'être montée par un amiral qui veut faire culotter son pavillon à cette fumée-là. Mais, patience, notre commandant en mange aussi, et nous aurons notre part.»

A l'entrée du port, à gauche, étaient mouillées deux goëlettes et trois sacolèves. Le commandant de la corvette anglaise le Dearmouth envoya deux embarcations pour se saisir de ces bâtiments que l'on supposait être des brûlots. Les Anglais furent accueillis à coups de fusil par les Égyptiens, et presque au même instant un coup de canon, tiré par un bâtiment turc sur la Syrène, tua un homme de son équipage.

Aussitôt l'amiral de Rigny engagea le feu, les amiraux anglais et russes suivirent son exemple, et le combat devint général.

Au bout de dix minutes, la brise qui soufflait avait entièrement cessé, neutralisée par les épouvantables détonations de cent navires de guerre qui roulaient et retentissaient encore dans les montagnes qui cernent la baie ; un immense dais de fumée planait au-dessus du bassin, dont l'eau était criblée par tant de milliers de projectiles, qu'elle semblait troublée par des gouttes de pluie... On ne voyait autour du Breslaw, qui profitait du dernier souffle de vent, qu'une vapeur noirâtre, éclairée de temps en temps par des flammes rapides ; enfin ce beau navire atteignit le fond de la ligne d'embossage, et mouilla par le travers d'un vaisseau turc, qui, ayant pris l'amiral russe en poupe, faisait à son bord un ravage horrible par ses volées de bout en bout... Cette effrayante canonnade colora tout à coup la batterie du Breslaw : les matelots restèrent silencieux et calmes, seulement quelques jeunes gens pâlirent ; l'immense porte-voix résonna de nouveau, et l'on entendit : «Feu, feu !... tribord !...»

Ce commandement était à peine répété par les officiers, que la volée partit aux cris de Vive le roi.

«Eh donc ! bravo, mes garçons ! s'écria Bénard, qui, penché sur un sabord, avait suivi l'effet de la bordée : encore une pareille, et le pavillon rouge verra que notre poudre est bonne. - Prenez garde ! prenez garde ! cria-t-on sur le pont, à l'entrée du grand panneau : un blessé ! dégagez l'entrée de la cale.» En effet, une espèce de fauteuil amarré avec des cordes s'affala peu à peu, et lorsque l'homme tout sanglant qui descendait, attaché sur cette machine, passa devant un petit mousse qui courait porter un boulet à la onzième pièce, on entendit une voix mourante s'écrier d'un ton déchirant : Misère !... C'était le vieux Bouquin qui appelait son fils pour dernière fois. On lâcha une seconde volée : la fumée remplissait alors la batterie, et les cris discordants des mousses qui, penchés à l'entrée de la soute aux poudres, demandaient des gargousses, se mêlaient aux commandements des officiers et au bruit de l'artillerie.

Le combat était alors dans toute sa fureur, et la chaise suffisait à peine pour descendre les blessés, dont les plaintes s'étouffaient bientôt dans les profondeurs de la cale.

Tout à coup, un sifflement aigu et rapide traverse la batterie, et deux coups secs, éclatants, retentissent ; c'était un boulet ramé qui, entré par un sabord d'arcasse, ricocha sur deux pièces ; tua un homme, en blessa deux et se logea dans la préceinte.

«Otez ça ? dit Bénard en montrant le cadavre sanglant, ça distrait.»

Un cri perçant se fit entendre, à la huitième pièce.

«Qu'est-ce donc, Bénard ? demanda l'officier, qui, calme et froid, commandait le feu par un mouvement de son épée.»

Le maître y courut, et vit un chargeur dont le poignet avait été écrasé par un boulet sur la gueule de sa pièce.

«Eh donc ! dit Bénard, quel est ce braillard ? il crie comme une mouette.

- Maître, dit le pointeur, c'est Melon qui vient d'oublier sa main sur son canon et de laisser tomber le refouloir.

- Sainte-Vierge ! Sainte-Vierge ! criait le pauvre novice breton, qui voyait le feu pour la première fois. Sainte-Vierge ! c'est un mauvais poste que celui de chargeur.

- Eh donc ? dit Bénard en le poussant dans la cale, va faire entortiller ton moignon ; mais, sacredieu, tais-toi ! si tu n'en manges plus, n'en dégoûte pas les autres...

- Allons, garçons, n'écoutez pas ce paroissien ; c'est une bonne place à prendre que la sienne, car le même coup n'arrive jamais deux fois.

- Ça, c'est sûr ; aussi, j'y vais, maître, dit le servant de droite : à moi le refouloir...

Et, comme il s'avançait pour charger, un biscaïen lui fracassa l'épaule droite.

- Eh donc ! c'est particulier. Ote-toi de là, mon garçon, va te faire panser, et voyons qui cédera de nous deux,» dit Bénard en prenant la place du matelot blessé.»

A cet instant, une des frégates turques, que le Breslaw combattait, coupa ses câbles, et laissa porter sur ce navire, afin de tenter l'abordage.

Je la vois encore : à son avant était sculptée une espèce de chimère colossale peinte en rouge avec des yeux verts... Au milieu de la vapeur bleuâtre de la poudre, elle s'avançait, s'avançait, et l'on distinguait ses passe-avant couverts de nègres et d'Arabes presque nus, armés de poignards et de haches... Puis, montés sur un porte-hauban de misaine, un officier égyptien, petit et assez jeune, vêtu de bleu avec un turban dont les plis en désordre flottaient sur son col. De sa main droite, il semblait désigner le grand mât du vaisseau.

Tout à coup notre volée partit, comme le beaupré de cette frégate allait s'engager dans nos haubans d'artimon ; on entendit un cri effroyable, immense, qui un instant domina le bruit infernal du combat ; et quand la fumée fut dissipée, on ne vit de la frégate égyptienne que son avant, qui resta quelques secondes à la surface de l'eau, et disparut tout à fait en laissant une large traînée de matelots, qui tentèrent de gagner le rivage ou de s'accrocher aux manoeuvres pendantes le long du bord.

A cette vue, l'équipage poussa des cris d'une joie frénétique, qui augmentait encore l'espèce d'ivresse causée par l'action du combat et l'odeur de la poudre.

Bientôt une rumeur sourde circula sur le pont, puis gagna les batteries, et l'on apprit enfin que le commandant la Bretonnière venait d'être blessé sur son banc de quart.

En effet, quelques minutes après, le fatal fauteuil s'abaissa, portant le brave capitaine de vaisseau, qui s'arrêta, et dit, oubliant ses douleurs : «Bravo, mes amis ! le onzième équipage se couvre de gloire ; de cinq frégates que nous avions à combattre, il n'en reste que deux ; le feu du vaisseau turc est éteint ; nous avons sauvé l'amiral russe. Continuez, mes amis, continuez.»

Ces mots électrisèrent l'équipage. «Vengeons notre bon commandant !» s'écrièrent-ils, et, malgré les cris des blessés et des mourants, malgré le vide que l''on apercevait à chaque pièce, les volées furent plus nourries que jamais. «Pointez à fleur d'eau, criait Bénard, à fleur d'eau, mes enfants ; voyez, cette Turque là est déjà démâtée de son grand mât... Vingt boulets dans sa coque, et c'est cuit.»

A peine achevait-il ces mots, qu'une effroyable détonation se fit entendre ; une immense colonne de fumée blanche et compacte, très-étroite à sa base, se déroulant à son sommet en forme de larges volutes, enveloppa la frégate que l'on allait canonner, et quand cette vapeur s'éleva un peu au-dessus de la surface de l'eau, on ne vit que l'arrière du navire turc, qui flamboyait au milieu de la mer. Le capitaine avait mis le feu aux poudres, et s'était fait sauter.

«Le chien, dit Bénard, nous aura mordu en mourant : gare les débris et les éclats ! j'aimerais mieux une franche bordée de trente-six.»

En effet, les voyages réitérés de la chaise annoncèrent que les prédictions de Bénard seraient réalisées, et que l'explosion de la frégate nous avait couverts de débris brûlants, et tué ou blessé beaucoup de monde.

A chaque instant les boulets se croisaient dans les batteries, traversaient les oeuvres vives, perçaient le pont, et c'était avec une singulière insouciance que les matelots les voyaient alors ricocher et bondir.

Il était cinq heures et demie : le roulement du canon s'affaiblissait, la fumée devenait moins intense, et l'on s'apercevait que le combat tirait à sa fin ; à six heures, ce qu'on pouvait appeler comparativement du calme, remplaça le tumulte de cette bataille meurtrière ; la nuit s'approchait, la flotte égyptienne était totalement désemparée, et les Turcs se jetaient à la côte en incendiant leurs bâtiments de commerce.

On fit alors prendre quelques moments de repos aux équipages, et on leur distribua des rafraîchissements. Alors seulement les officiers, que leur poste avait retenus dans les batteries, purent monter sur le pont. Ce fut là une émotion impossible à décrire ; ce qu'on ne peut comprendre qu'après l'avoir éprouvé.

Nous nous revîmes tous, et il faut savoir avec quel plaisir on se retrouve, on se serre la main, après avoir lutté pendant cinq heures contre un péril imminent. Aussi, ce fut du plus profond du coeur que chacun félicita son camarade.

Ce premier moment d'exaltation passé, on donna un coup d'oeil au vaisseau, à la rade...

Quelle différence ! ce matin il fallait voir ces agrès, ces manoeuvres soigneusement rangées, ce pont si blanc, ces canons si luisants, ces drômes si étincelantes : tout cela ce soir est brisé, rompu, sanglant ; les manoeuvres éparses encombrent le pont, les vergues percées, hachées, pendent au travers des cordages, les voiles sont à jour, et le pont est rougi de sang.

Et quelle nuit ! à chaque instant des explosions, à chaque instant des navires en feu, qui sans direction se croisaient en tous sens et menaçaient de nous incendier. Nous savions bien que nous avions l'avantage, mais nous ignorions nos pertes ; seulement un canot de l'amiral russe vint remercier le Breslaw de l'assistance que ce vaisseau lui avait prêtée.

On illumina les batteries ; les canonniers restèrent jusqu'au jour couchés près de leurs pièces, car on savait que les Turcs devaient, le lendemain, tenter un dernier effort et engager de nouveau le combat avec une réserve qui n'avait pas donné pendant l'action.

Après avoir inspecté sa batterie, maître Bénard monta sur le pont, et s'avança vers la roue du gouvernail, où se tenait alors un timonnier... Il s'aperçut en frémissant que la barre était ensanglantée.

«Dis-moi, mon garçon, as-tu gouverné pendant l'affaire, lui demanda-t-il ?

- Oui, maître Bénard, car c'est moi qui ai remplacé maître Bouquin.»

Bénard frissonna.

«Mais je croyais, ajouta-t-il, après un moment de silence... je croyais qu'il était à la barre de rechange, dans la batterie de dix-huit.

- Oui, maître Bénard, il allait y descendre, mais le voilier s'est mis à rire comme il passait, en disant : «Tiens, voilà un ancien qui s'affale en bas, parce que ça va chauffer... Est-ce que les dents lui claquent ? En parlant par respect, maître Bénard, c'était une bêtise, parce que tout l'équipage savait que le maître timonnier était un bon, qui en avait vu des grises dans le temps de l'autre.

- Eh bien, achève...

- Alors, maître Bénard, l'ancien est remonté ; il a pris la barre en disant au voilier : «Si j'en reviens, ce sont tes dents qui claqueront.» Enfin, maître, à la première volée que le vaisseau turc nous a envoyé, j'étais là, tout près, j'ai fermé les yeux, et, en les rouvrant, j'ai vu maître Bouquin couché par terre, la tête sur un habitacle... Le boulet l'avait pris là, dit le jeune homme encore pâle à ce souvenir... là... Et il montrait sa poitrine.

- C'est moi, maître, qui l'ai amarré sur la chaise, et je l'ai entendu qui disait bien bas : Je le savais ! Pauvre Misère ! » Et voilà tout ce que j'ai vu, maître Bénard.»

A ce moment, on entendit les cris d'un enfant.

«Qu'est-ce que c'est ? demanda Bénard.

- Ah ! maître, ce sont ces vermines de mousses qui tourmentent ce pauvre Misère ; je reconnais sa voix... Tenez, ils sont là, sur l'avant, près de la poulaine.

- Mille tonnerres ! dit Bénard en se glissant le long des bastingages pour arriver inaperçu près du lieu de la scène.»

Le malheureux Misère était attaché sur la drôme : une douzaine de mousses l'entouraient, et un novice, surnommé le Parisien, présidait ces démons incarnés.

«Il nous faut une brise d'est pour sortir d'ici, et rien n'est meilleur pour changer le temps, que de fouetter un mousse ; ainsi tais-toi ; c'est l'affaire d'un moment.

- Pardon, pardon, Parisien ! criait la pauvre enfant.

- Tappe donc, Cartahut, dit le Parisien pour toute réponse.

- Eh bien ! je le dirai à mon père, cria Misère au premier coup.

- Ah ! oui, ton père... joliment !... il est...

La phrase du Parisien fut interrompue par le plus glorieux coup de poing qu'un homme ait jamais reçu, lequel coup de poing fut suivi d'une myriade de soufflets et de coups de pied accompagnés de blasphèmes à faire foudroyer le vaisseau.

C'était Bénard qui vengeait Misère. «Ah ! gredin, hurlait le digne canonnier, eh donc ! je vous y prends encore ! votre compte sera réglé demain. Quant à toi, Parisien, qui es le plus grand et qui les mets en train, je me charge de toi... et la sauce sera bonne. Mettez-moi ce chien-là aux fers par les deux pattes sur un parc à boulets ? dit-il à deux matelots qui obéirent ponctuellement. Toi, Misère, viens en bas, mon enfant...

- Voir mon père, maître Bernard ?... - Non, mon petit, non... demain... ou après... En attendant, couche-toi là... près de cet affût. En attendant, c'est moi qui serai ton père. Entends-tu... je t'aimerai bien, mais, sacredieu ! n'aie pas peur ?

- Oui, maître Bénard, dit Misère tout tremblant et n'osant pleurer au souvenir du gros baiser que son père lui donnait tous les soirs.

- Sacredieu !... pensa Bénard, en s'enveloppant dans sa capote : hier, à cette heure-ci, mon vieux matelot était près de moi... et aujourd'hui... Pauvre Bouquin, va !...»

Et il s'assit aux pieds de Misère en attendant le jour.

III

LE LENDEMAIN.

Le spectacle que le soleil éclaira de ses premiers rayons, dans la baie, fut imposant et terrible. Le ciel était pur et transparent, le sommet des montagnes se colorait d'une brillante teinte de pourpre, et, à mesure que le soleil devenait de plus en plus vif, on découvrait la rade d'une manière distincte. Nous avions évité pendant la nuit, et nous nous trouvions en face de l'entrée de la rade.

Nos premiers regards cherchèrent avidement les vaisseaux français. Le Trident avait peu souffert, le Scipion était noirci par le feu d'un brûlot, et la Syrène était démâtée de son mât d'artimon.

Mais autour de nous, quelle scène de dévastation ! une mer chargée de débris et de cadavres, des navires désemparés, criblés de boulets, à moitié brûlés, des embarcations chargées de blessés et de mourants qui imploraient du secours, et plus loin un immense incendie qui dévorait la flotte marchande, et fait presque pâlir la lumière du soleil.

A gauche, sur les rochers de l'ancien Navarin, deux belles frégates égyptiennes étaient échouées, et le feu commençait aussi à les consumer. On voyait, sur la côte, des bandes de Turcs qui, la torche à la main, brûlaient leurs navires échoués, plutôt que de les voir pris par nos escadres.

On peut avoir une idée de cet affreux tableau quand on saura qu'il restait à peine vingt navires, d'une flotte de deux cents bâtiments de guerre ou de commerce...

Insensiblement les communications s'établirent : alors nous sûmes et l'admirable combat soutenu par l'Armide (capitaine IIugon), et la perte énorme que la Syrène avait faite (c'était plus des deux tiers de son équipage, tués ou blessés, son mât d'artimon abattu), et l'héroïque sang-froid de M. de Rigny, et la morne stupeur de l'équipage quand on vit tomber l'amiral de son banc de quart, et le délire de joie quand on le vit se relever tranquillement et reprendre sa canne de commandement où il l'avait laissée... Nous sûmes enfin cette noble et fière rivalité qui embrasait les escadres alliées, et notre gloire maritime encore exaltée par les Anglais et les Russes qui avaient partagé aussi les dangers.

L'énergie passagère que les Égyptiens avaient déployée en incendiant leurs vaisseaux, fit bientôt place à un inconcevable abattement : ils se retirèrent dans les montagnes pour rejoindre Ibrahim, et nous laissèrent maîtres des forts presque démantelés...

Trois jours après, nous quittions la rade ; trois jours après, d'une flotte qui avait coûté des prodiges d'intelligence et des sommes énormes, il ne restait que quelques bâtiments épars et des cadavres.

Favorisés par une assez forte brise, nous sortîmes enfin de cette baie : ce n'étaient plus ces navires forts et fermes, dressant leurs mâts, étalant complaisamment un gréement lisse et peigné comme une chevelure de femme ; ce n'étaient plus ces batteries étincelantes, ces peintures de mille couleurs qui se croisaient en losanges et se déroulaient sur la poupe en merveilleuses arabesques...

Non, ce n'était plus cela ; les mâts rompus étaient assemblés au hasard par de grossiers cordages, les voiles trouées à jour étaient remplacées par des voiles plus petites qui grimaçaient sur des vergues déformées, les manoeuvres flottaient au vent, les plats-bords étaient noirs de poudre et les préceintes sillonnées par mille éclats, mille boulets.

Et pourtant que ce négligé allait bien à la Syrène ! Ainsi, quelquefois vous voyez au bal une vive et fringante jeune fille aux yeux brillants, à la peau vermeille, fraîche et veloutée : une gaze, dont les plis sont minutieusement arrêtés, entoure sa jolie taille ; ses cheveux parfumés sont arrondis en boucles symétriques ; un soulier de satin aux cordons noirs et étroits, se découpe sur un bas de soie blanche et matte ; il règne enfin je ne sais quel ordre, quel apprêt calculé qui plaît, je le veux bien ; pourtant, ne trouveriez-vous pas moins d'élégance, mais plus de charme peut-être, dans son regard devenu languissant et voilé, dans sa légère pâleur, dans sa chevelure dénouée, dans ce ravissant désordre, enfin, qui prouve... que la flotte coalisée était mille fois plus poétique après le combat.

Huit jours après notre sortie de Navarin, nous étions à Malte, et là, comme en Angleterre, comme en Russie, nous entendîmes une mélopée d'admiration s'élever en faveur de notre brave amiral qui sut, pendant trois ans, assurer notre supériorité et notre influence dans la Méditerranée, et compléta, comme en se jouant, par une étonnante victoire, sa réputation de général et d'homme d'état (2).

EUGÈNE SUE.


Notes :
(1) Instrument de fer qui sert à travailler dans les cordages.
(2) Ces belles pages, écrites sous l'impression de l'événement qu'elles représentent, renferment quelques caractères et quelques scènes que M. Eugène Sue a développés plus tard dans son beau roman de la Salamandre.
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