MASSIAC, Théodore, pseud. de Louis-Théodore Commun (1851-1914) : Joyeux devis (1882).
Saisiedu texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (20.III.2012)
Relecture : A. Guezou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : R Enf 10) de l'édition donnée à Paris en 1882 par Edouard Rouveyre avec des illustrations de Le Natur dans la collection Contes gaillards et nouvelles parisiennes.
 Joyeux devis - Ill. de Le Natur (1882)

Joyeux devis
par
Th. Massiac

~*~

C’est aux lecteurs amis de la joie que ce livre s’adresse. Avec ceux qui redoutent de penser aux vives œillades, aux lestes propos, aux sourires mignards de nos malicieuses pécheresses, point d’affaire. – Qu’ils le laissent fermé. Dès la première page, ils y trouveraient de trop pernicieuses tentations.

Quant aux autres, francs compagnons, épris de friands morceaux, amoureux d’intrigues galantes, curieux de ces tours habiles où nos belles Galloises n’ont point de rivales, qu’ils lisent, ceux-là ! qu’ils lisent attentivement, phase par phrase, mot par mot, principalement entre les lignes, où est renfermé le plus précieux, ce que l’homme de bonne compagnie préfère qu’on lui donne à deviner, plutôt qu’on ne le lui marque tout au long.

Écoutez donc ces histoires, elles sont du jour. Légères, pardieu ! montrant la fine cheville, le genou délié, la jarretière de satin de leurs héroïnes, voire un joli coin de cette appétissante étoffe de nature, fraîche et blanche, dont on aime tant à parler, pour ne pas dire plus. Mais, comme l’a écrit Béroalde de Verville : « Il faut estre effronté pour obtenir des faveurs. »


~*~


EN BONNE FORTUNE

OH ! certes ! pour trompé, il l’était ! Il aurait eu grandement tort de le nier, ce pauvre baron de Mottebrune !

C’était bien un peu sa faute aussi !

Pourquoi, dans sa quarantaine, aller s’amouracher d’une petite rusée de dix-huit ans, qui avait compris immédiatement qu’elle le mènerait comme elle voudrait, cinq minutes après le « oui » sacramentel ?

N’aurait-il pas dû prévoir cela ?

Mais non, il était fou ! Mlle de la Basse-Futaie était si fraîche, si jeune, si jolie ! Et quels grands yeux enchanteurs ! Joignez à cela qu’elle semblait réellement éprise de ce cher homme, qu’elle baissait pudiquement ses paupières quand il la regardait ; qu’elle lui coulait en dessous des œillades qui auraient réveillé un moine vivant depuis un quart de siècle dans les pénitences les plus rigoureuses !

Ces filles sans fortune, quels diplomates !

Bref, il avait été pincé.

Mlle de la Basse-Futaie se montra généreuse. Elle lui donna un mois entier de lune de miel. Mais après ! ah ! dame, après !

On s’aperçut promptement de la tournure que prenaient les choses, car Mme de Mottebrune ne se cachait aucunement. Seul, le baron semblait tout ignorer.

On prit d’abord cela pour de l’imbécillité.

– Comme on vieillit vite, quand on est marié ! – disait-on en manière de pitié.

Mais, un jour, il détrompa les gens sur son compte.

Un joli garçon, qui avait été honoré des faveurs de la baronne, ne voulant point que M. de Mottebrune ignorât son bonheur, lui dit en riant, à brûle-pourpoint :

– Savez-vous, baron, que Madame votre femme vous trompe ?

– Oh ! répondit le baron, – pas plus que vous, mon cher.

La réplique fut connue, et elle eut un véritable succès. On commença à penser que M. de Mottebrune, ayant acquis la certitude que sa femme était bien décidément perdue pour lui, agissait en galant homme, et, plutôt que de crier, plutôt que de jouer les Georges Dandin, subissait discrètement sa situation, et ne demandait rien qu’une réserve de bon goût à son égard.

Tacitement, on accepta cette conduite parfaite, d’une correction irréprochable, et l’on s’y conforma.

Il y avait deux ans que cela durait. Mme de Mottebrune avait vingt ans, et son mari quarante-deux.

Le baron était encore vert, bien qu’il eût fort usé de la vie.

Grand, très droit, toujours vêtu d’une redingote boutonnée et d’un pantalon de fantaisie, l’allure dégagée, c’était le pur type du gentilhomme. Il ressemblait légèrement à Henri IV, avec ses cheveux poivre et sel qui frisaient, ses yeux vifs, son nez recourbé, et le fin sourire encadré dans sa moustache et sa barbe grises.

Quant à la baronne, c’était un délicieux Latour.

Lorsqu’elle apparaissait, coiffée en poudre, avec ses yeux bleus aux longs sourcils, son joli front blanc, son nez mignon, ses joues avivées d’une pointe de fard, sa bouche rose, son assassine ; et ce cou flexible, poli comme un marbre de Carrare, ces épaules rondelettes, cette poitrine adorable, dont la naissance était d’une forme si divine que l’on devinait les beautés de ce qui demeurait caché ; et ces bras potelés, ces mains délicates, effilées, fluettes, cette taille de guêpe, cette démarche onduleuse, pleine de suc, attirante ; à ce moment, tous les yeux se tournaient vers elle et ne la quittaient plus.

C’était ainsi au Casino de Trouville, où le baron et sa femme étaient allés passer un mois.

Mais que dire quand la baronne arrivait sur la plage, chaque jour, à cinq heures de l’après-midi, pour prendre son bain !

Plus de robe ! plus de corset !

La tête seulement couverte d’un léger chapeau de paille, vêtue d’un costume ravissant, c’était la déesse de la mer, Amphitrite, qui daignait se montrer aux mortels. Elle portait une sorte de blouse rose dans laquelle son torse jouait librement. L’étoffe se moulait sur des rondeurs idéales, qu’elle indiquait aussi bien que si on les eût vues sans voile. Le pantalon, très court, s’arrêtait au-dessus des genoux, et laissait contempler des jambes de déesse, aux attaches merveilleuses. Et quelle peau fine et satinée ! Le grain en était à ce point transparent que les veines y paraissaient avec une netteté extraordinaire. Ce réseau bleu courait sur ces formes ineffables comme un ensemble de jolis ruisseaux jouant sur des collines charmeresses et dans des vallons enchanteurs.

Tout le monde en perdait la tête.

Les femmes couvraient la baronne de regards chargés d’envie.

– Quelle audace ! Comment ose-t-elle se montrer ainsi en public !

– Oh ! elle est connue ! Ce n’est pas la timidité qui la gêne !

– Il paraît que le jour de son mariage, le baron a été stupéfié par son aplomb.

– Bien mieux, Madame. Son maître de danse m’a raconté qu’elle avait tenté de le séduire ! Elle n’avait pas quinze ans !

– Elle a échoué ?

– Madame, Passequille est un honnête homme. Il fit observer à cette dévergondée qu’il était marié et qu’il avait sept enfants. Savez-vous ce qu’elle lui répondit ?

– Quelque horreur !

– Elle lui répondit : – Sept enfants, Passequille ! C’est justement pour ça.

– Oh ! c’est affreux !

– Mais, voyez donc ! n’a-t-elle pas honte de se faire détailler de la sorte ?

– Morbleu, Madame, fit un baigneur qui passait près de la femme qui prononçait cette dernière phrase, et qui, sans être décolletée comme la baronne, n’en exhibait pas moins à l’air une surface plus considérable, à cause du développement de ses formes, – morbleu, Madame, elle est plus jolie en détail que vous ne l’êtes en gros !

– Insolent !...

– Chut ! c’est son mari.

C’était le baron, en effet.

Le malheureux ! sous son apparente philosophie de bon ton, il dissimulait la passion invincible qu’il conservait pour sa femme. Jamais on ne lui avait entendu prononcer un blâme contre la baronne, et ce qu’on attribuait à son tact d’homme du monde ne résultait que de l’esprit insensé qu’il avait de reconquérir les bonnes grâces de Mme de Mottebrune.

En somme, il était encore très beau, malgré son âge ; et si sa femme faisait des jalousies et des passions, lui, de son côté, prouvait qu’il lui restait plus d’agréments qu’on ne l’eût supposé.

Il arrivait sur la plage enveloppé d’un long peignoir de bain sans manches dans lequel il se drapait avec une élégance souveraine. Puis, devant la mer, lentement, il enlevait son peignoir, et demeurait ainsi une minute.

Plus d’une fois, les regards se fixèrent sur lui.

Il avait un torse admirable. Larges pectoraux, épaules puissantes. Ses bras robustes et nerveux étaient superbement musclés. Ses jambes et ses cuisses, fermes, solides, accusaient une force peu commune. Tous ses membres, pleins à la fois de vigueur et de grâce, jouaient avec une complète désinvolture. Et au-dessus, cette tête d’homme mûr, aux cheveux ras et à demi neigeux, aux yeux vifs, au calme sourire, cette tête prenait un air de jeunesse et de séduction dont on subissait malgré soi l’influence. Joignez à cela que le baron se soignait comme une petite-maîtresse, sans que rien indiquât qu’il eût tant d’attentions pour lui-même ; et qu’il était net comme un louis d’or.

Puis il entrait dans l’eau, où il savait nager sans être ridicule. Il ne soufflait pas, ne se remplissait pas la bouche, ses cheveux ne retombaient pas sur ses yeux, et tous ses gestes étaient d’une harmonie délicieuse.

– Sapristi ! dit un jour la petite Frisette, qui venait pour les courses, – voilà un homme chic !

– Très gommeux ! Hein ! quelle belle taille ! – lui répondit l’amie qui lui tenait le bras.

– C’est le roi de la plage ! Je n’en vois pas un pareil.

– C’est que c’est vrai, tout de même !

– Ma foi, tu sais, s’il veut,... ça ne tient qu’à lui.

– T’es bête ! Tu ne le connais donc pas ?

– Et toi ?

– Moi ? si. C’est le baron de Mottebrune.

– Celui qu’est si bien.... arrangé par sa femme ?

– Comme tu dis !

– Allons donc !

– Ma parole. J’ai soupé avec lui.

– Dis donc, c’est vrai qu’il ne parle pas ?

– Pourquoi ça ?

– Dame, on me l’a raconté.

– Il chante bien, toujours.

– Alors, ça suffit. Pour le reste, ça le regarde.

C’est qu’en réalité, on ne voyait jamais de maîtresse au baron. C’était même une des raisons par lesquelles on expliquait la conduite de la baronne, très sobre elle-même d’appréciations au sujet de son mari.

Or, à Trouville, Mme de Mottebrune avait remarqué un jeune gentleman, ravissant garçon de vingt-quatre ans, le petit vicomte de Longuelime, et bientôt on fut certain que sa liste comptait un nom de plus.

Le baron se lia étroitement avec Longuelime, bien que celui-ci tentât de fuir des relations aussi difficiles, mais M. de Mottebrune était si insinuant, et en même temps si scrupuleusement discret, qu’il fut impossible au vicomte de lui résister. En huit jours, ils devinrent inséparables.

Il en résulta que Longuelime se mit à entonner les louanges de M. de Mottebrune. A tout propos, il répétait : Mottebrune dit ceci. – Mottebrune pense cela. – Mottebrune agit de la sorte. – Ce fut lui qui rapporta à la baronne la phrase que son mari avait lancée à la femme qui la malmenait.

Au bain, ce fut encore Longuelime qui fit remarquer à la baronne l’élégance indiscutable du baron.

De telle sorte que Mme de Mottebrune, au dîner, dit soudain à son mari :

– Je vous ai vu nager aujourd’hui, Monsieur. Vous êtes vraiment remarquable à la mer !

– Grâce à vous, Madame ! répliqua le baron en souriant et en s’inclinant légèrement.

Terrible était le mot, d’autant plus que Mme de Mottebrune avait parlé sans chercher à être méchante. Elle rougit comme un coquelicot et adressa au baron un coup d’œil rempli de fureur, auquel celui-ci répondit par un nouveau sourire, tandis que les baigneurs qui dînaient dissimulaient tant bien que mal leur envie d’éclater.

A la suite de cette escarmouche, la baronne se montra bizarre. Sans cesser ses intrigues, elle commença à s’occuper de son mari, elle l’observa de plus en plus, elle eut des distractions inattendues, elle laissa même échapper des paroles de dépit :

– Je ne sais si Monsieur de Mottebrune a vraiment à se plaindre de moi ; mais, dans tous les cas, son indifférence justifie la mienne.

Cet état d’esprit étonna d’abord, puis ennuya le petit Longuelime, qui aimait ses aises par dessus tout. Mme de Mottebrune n’était pour lui qu’une maîtresse comme les autres, et dès qu’il devenait nécessaire de se surveiller auprès d’elle, de l’amuser au lieu d’en être amusé, cela n’allait plus.

Et puis, elle l’accablait de questions sur le baron. Que disait-il ? où allait-il ? avait-il des maîtresses ?

– Qu’avez-vous donc fait à Madame votre femme ? – demanda-t-il un matin au baron. – Elle est d’une maussaderie insupportable depuis une semaine !

– Ce que je lui ai fait ? mais, cher ami, il me semble que vous devriez savoir que depuis longtemps je ne lui fais plus rien.

– Hé ! ce n’est point ainsi que je l’entends, maudit railleur. Je veux dire qu’elle se préoccupe beaucoup de vous en ce moment.

– Vraiment ! et de quelle façon, je vous prie ?

– Oh ! il n’y a rien que d’agréable. Ainsi, hier, elle m’a circonvenu afin de savoir le nom de votre maîtresse.

– Vous ne le lui avez pas révélé, je suppose ?

– Plaît-il ? – fit le vicomte en écarquillant les yeux.

– Je vous avoue qu’une indiscrétion de cette nature me serait déplaisante.

– Vous avez donc une maîtresse ?

– Bien, très bien ! Je préfère cela, cher ami.

– Parbleu ! je consens que le diable m’emporte....

– Merci ! merci ! N’insistez pas, je connais votre délicatesse.

Le vicomte de Longuelime était positivement ahuri. Il n’eut rien de plus pressé que de raconter sa conversation avec le baron à Mme de Mottebrune.

– Il a une maîtresse ! – s’écria-t-elle d’un air indigné. – Il a une maîtresse ! Est-ce possible ?

Au dîner de ce jour-là, elle parut plus préoccupée que d’habitude. Elle regardait par moment M. de Mottebrune, qui mangeait tranquillement, calme comme toujours, un peu pâle toutefois.

– Qu’avez-vous donc, Monsieur ? – lui dit-elle tout à coup, – votre visage est moins bien qu’à l’ordinaire.

– Je vous remercie, Madame, – répondit le baron, – je me suis légèrement fatigué tout à l’heure.

– Ce n’est rien, Monsieur ?

– Oh ! l’affaire d’une nuit de repos. Demain, il n’y paraîtra plus.

– Alors, ce soir, vous ne sortirez point ?

Tout le monde leva la tête. Cette question était si insolite que l’on fut sous le coup d’une stupéfaction générale. Longuelime n’en revenait pas.

Le baron était demeuré impassible. Ce fut pourtant d’une voix mal assurée qu’il reprit en souriant :

– Non, Madame, je ne sortirai pas ce soir.

S’inquiétant peu de ce que pensaient les dîneurs, Mme de Mottebrune ne quittait pas des yeux son mari. Lui la regardait aussi, moins attentivement, toutefois. C’était un tableau saisissant, plus par ce qu’on y devinait que par ce qu’on y voyait.

– Dans ce cas, – reprit la baronne, – voulez-vous accepter de prendre le thé chez moi ?

Il régnait dans la salle à manger un silence absolu. Toutes les figures étaient tournées vers les deux causeurs, assis en face l’un de l’autre, selon leur habitude.

– Vous êtes trop bonne, Madame, – fit le baron, – je ne veux pas vous déranger. Je sais que vos soirées sont prises.

– Vous vous trompez, Monsieur, celle d’aujourd’hui est libre. Voyons, acceptez !

Le baron baissa les yeux sans répondre, et il se mit à peler une pêche.

– Si je vous en priais !

Ces simples phrases produisaient un effet inouï ! Les assistants se sentaient envahir par une curiosité indéfinissable. Oui ! l’on savait que le baron se moquait de sa femme, et que celle-ci le haïssait, et pourtant l’on sentait qu’il se passait là quelque chose d’inusité.

La baronne froissait fébrilement sa serviette, ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, ses joues étaient empourprées par le sang qui y affluait. M. de Mottebrune était plus pâle encore qu’auparavant. Il avait gardé sa pose première, aucun trait de sa physionomie ne bougeait, mais ses mains tremblaient. Il prit son verre et il voulut boire. Il avala péniblement une gorgée de vin et reposa le verre sur la table.

– Vous viendrez, n’est-ce pas, Monsieur ?

– Madame....

– Par grâce, Monsieur, ne me laissez pas seule ce soir. Je ne sais ce que j’éprouve, mais....

– J’irai, Madame.

La baronne eut une expression de visage que nul ne lui connaissait. On eût dit qu’elle voulait envelopper son mari dans un fluide émané d’elle ! Lui avait pris son mouchoir et s’essuyait le front.

Après le dîner, on se rendit au salon de conversation, où les commentaires ne firent faute d’aller grand train.

Quant à M. de Mottebrune, à neuf heures, il frappait à la porte de la chambre de sa femme.

– Entrez ! – lui dit-on de l’intérieur.

Il poussa la porte et la referma derrière lui.

Mme de Mottebrune était assise dans une dormeuse. Vêtue d’un peignoir crême, léger comme une mousseline, coiffée en cheveux, un collier d’or au cou, des bagues aux doigts et des bracelets aux poignets, ses pieds fins et mignons chaussés de mules de velours bleu sombre d’un effet enchanteur sur les bas de soie gris perle, que l’on apercevait quelque peu, elle était pelotonnée sur elle-même comme une chatte frileuse, dans une pose ravissante de langueur et de coquetterie.

Le baron s’arrêta au milieu de la pièce.

– Me voici, Madame, – fit-il en s’inclinant et en restant debout devant sa femme. – Vous convient-il toujours de m’avoir ce soir auprès de vous ?

– Oui, Monsieur, – répondit la baronne en lui indiquant une chaise à côté d’elle. – Veuillez vous asseoir.

M. de Mottebrune s’assit, tout en gardant à la main son chapeau et sa canne.

– Débarrassez-vous donc, Monsieur, – fit la baronne en souriant. – Mon Dieu ! que vous êtes emprunté !

– Nullement, Madame. Je sais ce que je dois aux personnes chez lesquelles je suis en visite, voilà tout.

– Oh ! Monsieur, n’êtes-vous pas chez vous ici ?

– Mais, je ne le pense pas, Madame.

– Voyons, ce n’est pas pour cela que vous êtes venu, je suppose ?

– C’est juste. Il me semble que c’est pour prendre le thé.

– Hé ! laissons là le thé, Monsieur. Vous savez bien que ce n’était qu’un prétexte.

– Ma foi, je l’ignorais, mais tant mieux ! Je déteste cette fade boisson.

– Vous l’aimiez pourtant fort, autrefois.

– J’ai changé, Madame. Vous ne trouverez à cela rien de merveilleux, sans doute, car je ne suis pas le seul.

– C’est vrai, Monsieur, et je vous entends bien.

– Que voulez-vous dire ?

– Ne jouons pas, Monsieur, nous avons à parler de choses sérieuses.

– Vous choisissez mal le moment, ma chère amie. Ne vous ai-je pas dit que j’avais un violent mal de tête ?

– Oui ! comment l’avez-vous gagné ?

– Plaît-il, Madame ?

– Tenez, je ne puis me taire plus longtemps. J’ai appris que vous aviez une maîtresse, Monsieur !

– Moi, Madame ?

– Oui, oui, je le sais. Eh bien, Monsieur, cela me déplaît, à moi.

– Mais, Madame...

– Oh ! vous me direz ce que vous voudrez, ce m’est tout un.

– Pardon, Madame. Etes-vous bien sûre que j’aie une maîtresse ?

– Si j’en suis sûre !

– Qui vous l’a dit, sans indiscrétion ?

– Qui me l’a dit ? – fit la baronne en hésitant.

– Oh ! je ne vous demande que le nom, étant édifié sur la qualité.

– Monsieur ! – fit la baronne sur un ton de reproche.

– Hé ! que diantre aussi, Madame ! qu’avez-vous besoin de m’adresser une telle question ? Est-ce que je vous en fais de semblables, moi ?

Mme de Mottebrune répliqua d’une voix frémissante :

– Ah ! Monsieur, vous ne comprenez pas pourquoi je vous interroge ainsi !

– Qu’en savez-vous, Madame ? – répartit M. de Mottebrune, en entourant de son bras la taille de sa femme.

Celle-ci était absolument subjuguée ! Tant de délicatesse, après tant de souffrances secrètes, lui inspirait pour l’homme qu’elle avait torturé à plaisir une admiration véritable.

– Ah ! Monsieur ! – s’écria-t-elle en joignant les mains, – est-ce que vous oublieriez....

– Quoi donc ? – dit le baron en l’interrompant. – Je n’ai rien à oublier, Madame. Heureuse si aujourd’hui j’ai su vous plaire ! Plus heureux cent fois si je vous plais encore demain !

Elle le regarda. Il souriait. Il avait relevé la tête, et son visage était superbe de joie et de fierté !

– Oh ! Georges ! – murmura-t-elle, – tu es beau !

Et, lui saisissant le cou dans ses mains, elle appuya passionnément ses lèvres sur celles de M. de Mottebrune, qui sentit son beau corps palpiter contre le sien !....

Le lendemain matin on attendait impatiemment le baron, qui avait promis d’assister à une excursion projetée la veille. Le petit Longuelime surtout manifestait une réelle inquiétude.

– Dix heures ! – fit l’un des touristes, – et il n’arrive pas !

– Parbleu ! comme tous les gens ponctuels ! – reprit un autre. – Ce sont toujours ceux-là qui n’arrivent jamais !

– Ma foi, Messieurs, si nous partions ?

– Partons, c’est cela.

Longuelime essaya d’intervenir.

– Encore quelques minutes ! Il ne peut tarder maintenant.

– Mais, mon bon, voilà près d’une heure que vous nous demandez quelques minutes !

- Messieurs, je vous prie de m’excuser.

– Tenez, le voici !

C’était en effet le baron. Bien qu’il eût les yeux battus et les traits un peu tirés, une si intime satisfaction se lisait sur sa physionomie que tout le monde en fut étonné.

– Vous me pardonnerez, cher ami, – dit-il à voix basse, en prenant le bras de Longuelime. – J’ai profité d’une bonne fortune inespérée.

– Une bonne fortune ! Et, laquelle ?

– Cela va vous surprendre... Je suis l’amant de ma femme !


~*~


LE CACHET

MONSIEUR le comte de la Raynette, ayant besoin d’un secrétaire, s’était adressé à ses meilleurs amis, afin qu’ils l’aidassent à trouver ce qu’il cherchait.

C’était passablement difficile, à cause des exigences du comte. Il voulait un garçon qui fût jeune, très instruit, intelligent au possible, et surtout homme du monde jusqu’au bout des ongles.

Après quinze jours d’attente, le baron de Grandpoint lui envoya Robert Mallier. Vingt-six ans, bonne tenue, style remarquable ; enfin, toutes les qualités exigées.

Le comte de la Raynette n’a nullement inventé la poudre ; mais, quand on le voit tout d’abord, et qu’on n’échange avec lui que quelques mots, son grand air, sa distinction suprême vous donne à penser qu’il en eût parfaitement été capable.

Ce n’est que lorsqu’on le connaît davantage que l’on revient sur cette impression, et l’on en a regret.

Dès la première entrevue, Robert plut infiniment au comte, qui le présenta à la comtesse, charmante femme de trente ans, de laquelle il reçut un accueil des plus flatteurs.

Il en résulta que M. de la Raynette, après de mûres réflexions, se décida à lui confier la place qu’il ambitionnait, et le mit immédiatement au courant de ce qu’il aurait à faire.

« – Tous les matins, – lui dit-il en substance, – vous viendrez dans mon cabinet, à neuf heures. Vous dépouillerez ma correspondance générale et vous préparerez les réponses. A dix heures, j’irai vous rejoindre, et nous arrêterons ensemble les textes définitifs. Vous rédigerez ensuite le courrier, et me le présenterez pour la signature. Je cachette moi-même, et j’appose de ma main le sceau de mes armes. Puis, vous parcourrez les gazettes, et vous m’annoterez tout ce qui vous paraîtra digne de mon attention, en tenant compte de mon rang, de l’étiquette, et de mon attachement inébranlable à la maison de France. Ce travail devra être complétement achevé à deux heures, afin que je puisse quitter l’hôtel à trois, pour mes visites. Le reste de la journée, vous serez absolument libre. »

– Ma tâche est simple et commode, – pensa Robert. Et il se mit courageusement à l’ouvrage.

Mais bientôt il s’aperçut qu’il s’était trompé de tout point dans ses prévisions. Le comte se montrait d’une préciosité inimaginable ! Il discutait sur l’emploi d’un mot durant un quart d’heure entier, et les formules finales étaient l’objet d’une étude si approfondie de sa part que souvent l’on arrivait à ne plus savoir comment les libeller !

Au bout de quinze jours, le pauvre secrétaire était dans un état d’énervement perpétuel.

Un matin, le comte fut si scrupuleux, si méticuleux, si pointilleux, qu’aussitôt qu’il fut sorti, Robert jeta fiévreusement sa plume sur la table, en s’écriant d’une voix exaspérée :

– Morbleu ! quel être insupportable !

– Pour ça, vous avez joliment raison, Monsieur Robert ! – lui fut-il répondu sur-le-champ.

Robert sursauta sur son fauteuil en se retournant avec promptitude.

C’était Mariette, la femme de chambre de la comtesse, qui, entrée sans bruit dans le cabinet, n’avait pu se garder de répliquer à l’exclamation du secrétaire par une approbation sans réserve.

– C’est vous, Mariette ? – fit Robert en souriant. – C’est fort aimable à vous de partager mon avis, mais je préfèrerais que vous ne m’eussiez pas entendu.

Elle était fort appétissante, Mariette.

De grands yeux bleus, des joues fraîches et roses, une bouche s’ouvrant sur des dents blanches et brillantes, des cheveux blonds, légèrement ébouriffés sous son bonnet de mousseline, un corsage gentiment arrondi, une taille de guêpe, des hanches onduleuses, de petits pieds frétillants chaussés de coquets souliers à bouffettes... Elle était fort appétissante, en vérité.

Elle jouait l’embarras, à la suite de la réponse de Robert.

– Dame, Monsieur Robert, il n’y a rien de ma faute. C’est Madame qui m’envoie chercher le cachet de Monsieur.

– Le cachet de Monsieur ? Mais, Mariette, je ne l’ai point.

– Je ne sais pas, moi, Monsieur Robert. Madame la comtesse m’a dit : « Demande le cachet à Monsieur Robert. » Je vous le demande, voilà tout.

– Oui, sans doute ; mais, en fait de cachet, je n’ai que le mien, et j’hésite à penser qu’il puisse tenir lieu de celui que vous réclamez.

– Vous croyez, Monsieur Robert ; – répartit la soubrette en souriant.

– Hein ! – murmura le secrétaire, en manière d’a parte.

Et, prenant la main de Mariette, il ajouta tout haut :

– Que voulez-vous dire, petite friponne ?

– Moi ! Monsieur Robert, – répliqua Mariette, sans retirer sa main, – je ne veux rien dire du tout.

– Est-ce que vous avez vu le cachet de Monsieur le comte ?

– Oh ! ma foi, non. Et je n’y tiens pas, allez, Monsieur Robert.

– Tiendriez-vous davantage à voir le mien ?

– Pourquoi me demandez-vous ça ?

– Hé ! petite masque, il ne dépend que de vous !

– Comment ! Monsieur Robert !

Il l’attira tout près de lui, en disant à demi-voix :

– Savez-vous que vous êtes charmante, Mariette ? Mais a-t-elle des yeux piquants, cette coquine ! Et des lèvres fraîches ! Et des joues bien douces ! Et ce joli menton ! Et ce cou délicat !

Ah ! la délicieuse enfant ! Ah ! l’adorable mignonne !

A chaque compliment, il embrassait Mariette qui, loin de se fâcher, recevait ses baisers et ses flatteries avec l’air ravi d’une chatte buvant du lait. Elle se contentait de murmurer :

– Monsieur Robert ! Monsieur Robert ! Madame me grondera !

– Est-ce que je te déplais, mon cœur ? – lui dit le secrétaire, en lui entourant la taille de ses bras.

– Ah ! Monsieur Robert, vous êtes bien gentil ! – répondit Mariette.

– Parbleu ! je serais bien sot ! – pensa mentalement Robert.

Quant Mariette s’en alla, elle n’avait point le cachet du comte, mais le secrétaire était rayonnant, et il se disait en se frottant les mains :

– Le comte est assommant, c’est certain ; mais la camériste est un véritable bijou. Il y a compensation.

Il ne prévoyait point qu’il allait bientôt lui échoir une aubaine bien autrement précieuse !

En effet, Mme de la Raynette avait eu la même idée que Mariette. C’est même dans l’intention de donner l’éveil au jeune secrétaire qu’elle lui avait adressé sa femme de chambre. Or, quand la fille apporta à sa maîtresse la réponse de Robert, celle-ci fut piqué au vif, parce qu’elle comprit tout d’abord qu’il refusait d’accepter le rôle qu’elle lui offrait.

– Le sot ! se croit-il le droit d’être si difficile ? Ne trouve-t-il donc point que je le vaille ?

Du reste, si Robert eût pensé ainsi, il aurait eu grandement tort. Mme de la Raynette était fort belle. Ses trente ans lui avaient donné cet éclat spécial qu’on ne rencontre que chez les femmes de cet âge ! Ses traits formés étaient gravés définitivement sur son fier visage, que ses cheveux bruns encadraient d’une manière fastueuse ; elle avait un cou superbe, avec les deux célèbres lignes de Balzac à sa base ; les épaules étaient riches, la poitrine splendide, les bras admirables, la taille fine, les hanches développées.

Mais Robert ne la dédaignait point. Il ne supposait pas qu’elle pût songer à lui, voilà tout.

Peu à peu, elle reconnut qu’elle s’était trompée, dans son dépit. Toutefois, à force d’entendre Mariette parler du beau secrétaire, ce qui avait lieu constamment, elle s’imagina que c’était une ruse de celui-ci, cherchant à s’éclairer sur ses intentions à elle, à l’aide des bavardages de sa camériste.

Elle avait de la littérature, la chère comtesse. En conséquence, elle résolut, pour instruire Robert de ses sentiments, de se servir du moyen employé par Roxane dans Bajazet*. Elle fit de Mariette son Aricie, – Aricie inconsciente, qui jouait d’ailleurs un rôle trop actif dans l’intrigue pour avoir le moindre doute.

De sorte que la camériste fut quotidiennement chargée de commissions pour le secrétaire, commissions insignifiantes en apparence, mais dont la répétition ne tarda point à le mettre en éveil, et à le faire profondément réfléchir...

– Madame la comtesse vous félicite de votre lettre à Monsieur le duc.

– Madame la comtesse a trouvé parfaite votre épître à son Éminence.

– Madame la comtesse désire que vous lui rédigiez une note pour le régisseur du château.

– Madame la comtesse demande votre avis sur ce billet, qu’elle destine à son couturier.

Robert ne put répondre de suite à cette dernière communication, Mariette n’ayant apporté le papier qu’au moment du déjeûner. La soubrette en conçut un violent dépit, car ce qu’elle aimait surtout dans ses missions fréquentes, c’était les réponses, auxquelles elle collaborait passionnément.

Le secrétaire déjeûnait à la table du comte. A peine si l’on s’était assis que la comtesse lui demanda à brûle-pourpoint :

– Vous devez parfois être embarrassé, Monsieur ?

– Pourquoi donc, Madame ? – interrompit le comte, avant que Robert ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

– C’est qu’il me semble qu’il y a des cas où l’on hésite, – répondit la comtesse.

– Jamais, Madame, – reprit le comte ; – avec une ligne de conduite ferme et droite, on atteint toujours le but.

– Madame la comtesse, – dit alors Robert en s’inclinant, – Monsieur le comte a raison. Ainsi, il m’arrive par moment qu’une lettre m’est remise trop tard pour que je la lise avant le déjeûner. Eh bien, malgré cela, dès la fin du repas, il me suffit de cinq minutes pour y répondre, ce que je fais sans la moindre difficulté.

– C’est pourquoi vous me satisfaites pleinement, – ajouta le comte d’une voix solennelle.

La comtesse avait compris ; elle n’insista point.

Le déjeûner terminé, Robert se retira promptement et déplia le billet de Mme de la Raynette.


Voici ce qu’il y lut :

    « Monsieur Cloxett, couturier,

Je suis absolument mécontente de votre dernière livraison. Tout en est mauvais. Il semblerait que vous ignorez comment je suis faite. Le corsage de l’amazone est trop étroit du dos et il plisse sur la poitrine. Vous savez cependant que je n’ai ni les épaules étriquées, ni des paquets sur la gorge. Cet endroit est d’autant moins bon que je ne mets point de corset pour monter, (un simple fourreau de chevreau, comme vous me l’avez conseillé vous-même), ce qui, par suite de l’ampleur que vous avez donnée à cette partie, prêterait à croire qu’il y a là quelque chose de défectueux, contre toute vérité. La jupe est passable, mais le maillot est manqué de tout point. Il me serre tellement au-dessous de la taille qu’il craquerait la première fois que je le porterais. Je ne suis pas énorme ; encore faut-il qu’il y ait assez d’étoffe, quelque souplesse que possède la soie. Puis, il est peu séant d’être emprisonnée là outre mesure. De plus, il me fait des chevilles de fille de ferme, et je tiens à la finesse de mes attaches. Tout est à recommencer.

Agréer mes salutations.

    « Comtesse de la Raynette. »


Ce billet plongea Robert dans une étrange perplexité.

– Pourquoi diable la comtesse me fait-elle ainsi pénétrer dans les mystères de sa beauté ? – se demandait-il en tournant le papier dans ses doigts.

Puis, il lui vint à l’esprit le souvenir de mille détails auxquels il n’avait prêté jusqu’alors qu’une très faible attention ; il se rappela certains mots, certains regards qui ne l’avaient point frappé tout d’abord.

– Est-ce que cette lettre signifierait tout autre chose que ce qui y est écrit ? – se dit-il tout à coup. – Morbleu ! je vais le savoir !

Sans perdre une minute, il se rendit chez la comtesse.

Elle était dans son boudoir. Dès qu’il y entra, ses doutes furent levés, il comprit qu’elle l’attendait.


Mme de la Raynette, mollement étendue sur une chaise-longue, avait la toilette la plus engageante du monde. Les cheveux réunis en un gros rouleau simplement fixé sur le haut de la nuque, elle portait un peignoir de velours cramoisi d’où se dégageait son beau cou, puissant, souple et d’une courbe adorable. Le vêtement entr’ouvert laissait admirer la naissance d’une poitrine magnifique, d’une pureté de lignes idéale. Les seins faisaient sous l’étoffe deux saillies enchanteresses, et dessinaient un joli creux que l’on voyait par l’entrebaillement du peignoir.

C’était un coin de chair satinée, lisse, dont la peau, blanche comme un duvet de cygne, était d’un grain si fin que les veines bleues y transparaissaient avec une netteté surprenante. La tête de la comtesse reposait sur son bras replié, qui sortait de la manche, arrondi, rose au coude, divinement mince au poignet. Ses pieds de marquise, chaussés de mules de satin bleu tendre, étaient croisés l’un sur l’autre, dans une pose ravissante. Elle avait les yeux à demi clos, un sourire furtif voltigeait sur ses lèvres humides, et de sa main restée libre, elle s’éventait paresseusement au moyen d’un écran de plumes.

Au bruit que fit Robert, elle tourna lentement vers lui son visage, et lui dit d’une voix languissante, en le regardant fixement :

– Eh bien, Monsieur, que pensez-vous de ma lettre ?

– Elle est parfaite dans la forme, Madame la comtesse. Reste à savoir si le fond est également irréprochable.

– Plaît-il, Monsieur ? – fit Mme de la Raynette, en se soulevant sur le coude, surprise qu’elle était de la réponse inattendue du secrétaire.

– Excusez-moi, Madame, – fit celui-ci en s’approchant humblement de la comtesse, – je me ferais un crime de douter. Mais...

– Il y a un mais ?

– Mon Dieu, Madame, j’ai pris avec Monsieur le comte une telle habitude de vérifier, même lorsqu’il s’agit de choses cent fois moins délicates que dans le cas qui nous occupe...

– Ah ! Monsieur le comte vérifie ?

– Pas lui, Madame, mais moi.

– Mais alors ignore...

– Je ne lui de parle de rien, Madame ; cependant, il a confiance.

– Comment cela ?

– C’est bien simple. Comme, chaque fois que par hasard il me dit : « Il faut être certain que ceci est exact, je lui réponds : « J’ai vérifié, Monsieur le comte » ; il est assuré que je n’avance rien dont je ne puisse fournir la preuve.

– Supposeriez-vous, Monsieur, qu’il n’en est pas de même de moi ?

– Oh ! Madame la comtesse, vous ne le croyez pas ! C’est l’esprit de méthode qui me guide.

– Mais, Monsieur, une méthode n’est pas toujours bonne. Cela dépend des circonstances.

– Madame, c’est justement dans les circonstances présentes que celle dont je vous parle est inattaquable !

– Mon Dieu, Monsieur Robert, comme vous insistez !

– C’st que je fais de cette question une affaire de conscience, Madame la comtesse !

– Ah ! Monsieur Robert ! Monsieur Robert ! c’est être bien consciencieux !

– Mais ce n’est que mon devoir, Madame ! Et il est si doux à remplir !

– Vous croyez ?

– Madame la comtesse, voulez-vous en faire l’épreuve ? Ah ! tenez, soyez sûre que j’y prendrai ici autant de plaisir que j’en ai d’ennui auprès de Monsieur le comte ! Tous mes cassements de tête, tous mes soucis, tous mes tracas seront oubliés chaque fois qu’un tel motif m’appellera vers vous. Et, je vous le jure, Madame la comtesse, quelle que soit la difficulté que vous me proposiez, je saurai la résoudre. Comme le disait Monsieur le comte : « avec cette ligne de conduite ferme et droite, on atteint toujours le but ! »

– Et c’est pourquoi vous me satisfaites pleinement !

A cette réplique, si bien en situation, ils éclatèrent de rire tous les deux ensemble.

La comtesse était réellement enivrante ! Ses regards pétillaient de joie et de malice !

– Ah ! Madame la comtesse, vous n’avez point menti ! – murmurait le secrétaire enthousiasmé.

– Hé ! là ! vous me chiffonnez !

– Non, non ! Je ferme la lettre et j’y mets le cachet.

– Mais c’est le vôtre, il me semble !

– Eh ! Madame ! je n’ai que celui-là !

– Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! Monsieur Robert !... Enfin,... c’est pour Monsieur Cloxett !...


~*~


MODÈLE DE NATURE MORTE

DEPUIS quinze jours, Gaston de Laluze était absolument féru de Mme de Blanchecotte.

Il la rencontrait deux fois par semaine, aux mercredis du comte de Serrelon et aux samedis du baron de Pondelile, deux des hôtes les plus magnifiques du noble et antique faubourg.

C’était un gaillard bien tourné que notre amoureux, que l’on appelait familièrement le grand Gaston. Figure franche et joyeuse, large rire, yeux éveillés, moustache brune, barbe en pointe, cheveux coupés ras ; remuant, furetant, jamais en place, vrai boute-en-train des fêtes du comte et du baron, qui ne pouvaient se passer de lui.

Il est utile d’ajouter qu’à sa qualité de gentilhomme et d’homme du monde, il joignait un joli talent de peintre amateur. Il se distinguait principalement dans la nature morte, et les salles à manger de ses amis étaient ornées des œuvres de sa brosse, œuvres fort convenables, chacun le reconnaissait.

Quant à Mme de Blanchecotte, c’était une blonde replète, aux joues roses, aux lèvres fraîches, au nez mignon. Beauté de vingt-huit à trente ans battant son plein. Elle montrait, dans les soirées où elle se rendait en robes délicieusement décolletées, un cou bien blanc et bien gras qui se reliait à des épaules rebondies, et, par devant, une bonne moitié de deux proéminences saillantes, capitonnées, solides, entre lesquelles se dessinait le delta le plus appétissant du monde. Joignez à cela des bras copieux, polis, couleur de neige, avec des coudes à fossettes ; une taille assez fine, bien qu’un peu courte ; des hanches accusées ; une croupe mouvante ; mains potelées, pieds délicats.

C’était un friand morceau !

Par malheur, il y avait M. de Blanchecotte !

Trente-neuf ans, un mètre quatre-vingt-un centimètres de hauteur, des favoris couleur roux d’oignon, des dents de cheval et une jalousie de mulâtre !

Il s’occupait d’archéologie.

Pour l’instant, il était attelé à un important ouvrage où il traitait de l’influence des horloges à roues sur la dynastie carlovingienne. Après quoi, il annonçait qu’il entreprendrait d’établir les rapports des civilisations diverses avec le volume des monuments qu’elles ont édifiés.

Il avait une canne à laquelle était adaptée une rallonge, de façon que le tout eût l’exacte longueur d’un mètre, afin qu’il pût s’en servir, en toutes circonstances, pour déterminer les dimensions des objets qui frappaient sa vue.

– Quand je pense que c’est ce poteau qui m’empêche de réussir ! – grognait Gaston d’un ton de dépit. – Si seulement il était d’un beau ton !

Or, ce soir-là, il valsait avec son adorée, dont la robe de bal, plus ouverte encore que d’habitude, et d’une teinte bleu-de-roi qui faisait ressortir davantage la blancheur de la peau, semblait toujours prête à laisser jaillir des appas qu’il n’avait jamais aussi bien contemplés jusqu’alors.

N’y pouvant plus tenir, il dit soudain à sa danseuse :

– Ah ! Madame, plus je vous regarde, et plus je suis surpris d’une chose !

– Une chose, Monsieur Gaston !

Et Mme de Blanchecotte baissa les yeux, comme pour lui indiquer qu’il n’y avait pas qu’une chose, mais bien deux, dont il dût être... surpris.

En effet, le mouvement de la valse produisait là une animation inaccoutumée et adorable ! Ces deux globes appétissants s’agitaient, se mouvaient, d’une manière qui eût enthousiasmé un cénobite octogénaire !

Gaston sourit et répondit à sa danseuse :

– Ce qui m’étonne, Madame, c’est que vous ayez épousé M. de Blanchecotte.

– Quoi, Monsieur ! c’est cela ? – fit Mme de Blanchecotte, qui s’attendait à un compliment d’un autre genre.

– Mon Dieu, Madame, – reprit Gaston, vous connaissez votre mari, et vous savez mieux que moi s’il a ce qu’il vous faut, j’en conviens. Mais c’est vous qui n’étiez nullement faite pour lui, à mon avis.

– Comment cela ?

– C’est bien simple. Monsieur de Blanchecotte est archéologue, si je ne me trompe ?

– En effet.

– Eh bien, Madame, pour cette classe de savants, je pense qu’il faut des femmes sèches, longues et plates, ce qui n’est point votre cas, si je dois en croire mes yeux !

– Certainement, vous le devez, – répartit gaîment Mme de Blanchecotte. – Mais, veuillez m’expliquer pourquoi la femme d’un archéologue doit être comme vous dites ?

– Parce qu’alors elle peut rendre mille services à son mari. D’abord, pour mesurer les monuments...

Ici, Mme de Blanchecotte partit d’un éclat de rire qui se perdit heureusement dans le bruit de la danse.

– Voilà un emploi auquel mon mari n’a pas songé à m’utiliser jusqu’à présent ! – dit-elle.

– J’en suis convaincu, – continua Gaston en s’inclinant d’un air extrêmement grave. – En outre, car ce n’est pas tout, une femme du genre dont je parle ne détourne point son époux de ses savantes préoccupations. Sa taille lui rappelle, au contraire, ces colonnettes minces et sans galbe qui sont la gloire du style gothique ! Son teint est pareil à celui des stryges qui servent de conduites à l’eau de pluie dans les vieilles cathédrales ! C’est parfait ! Tandis que vous, Madame, vous procurez à votre mari des distractions incessantes, je l’affirmerais, avec le ton laiteux de vos épaules, et l’épanouissement enchanteur de votre chapiteau !

– Mais, Monsieur Gaston, à quelle classe de maris étais-je donc destinée ?

– A celle des peintres de nature morte, Madame !

– Ah ! bien ! très bien ! je prévoyais cette réponse !

– Pardon, j’ai mes raisons !

– Vraiment ? Je suis curieuse de les connaître.

– Madame, ce qui nous manque, à nous, artistes consciencieux, c’est un modèle qui ne varie pas, un modèle, qui demeure toujours tel que nous l’avons vu tout d’abord, un modèle qui reste aujourd’hui ce qu’il était hier. Où le trouver ? Rien ne dure ! Les cuivres se ternissent, les poissons tournent comme des députés, les fruits se tachent, les fleurs se fanent !

– En quoi pourrais-je remplacer ces modèles si versatiles ?

– En quoi, Madame ? Mais, cette fraîcheur si fragile des lilas et des roses, ne la possédez-vous pas constamment ? Ce duveté de la pêche, si vite effacé, n’est-il pas fixé pour jamais sur vos joues délicates ? Vos lèvres ont l’éclat des pivoines, vos beaux yeux sont du bleu des pervenches ! Sont-ce deux blanches tourterelles qui frissonnent sous mes yeux, le bec replié sous l’aile, comme bercées dans un rêve enivrant ? Je l’ignore, mais, morbleu ! j’en mangerais volontiers !

– Eh bien, Monsieur Gaston !... – fit Mme de Blanchecotte, dont les yeux brillaient comme des diamants.

– Vous m’avez demandé de m’expliquer, Madame. Encore me suis-je arrêté en chemin.

– Est-ce possible ?

– Madame, il est dans l’art des joies inconnues dans l’archéologie, même dans la numismatique ! Le modèle ce n’est rien ! ce qui est tout, c’est l’œuvre ! Voir son rêve s’animer sous ses doigts ; se sentir frémir soi-même dans l’ardeur de sa conception ; s’ingénier pour atteindre le but !... Ah ! Madame, Madame ! La toile n’est qu’un transparent que l’artiste pénètre, où il jette à flots brûlants sa poésie et son extase !... Voilà comme je comprends la nature morte !

– Moi aussi ! – murmura Mme de Blanchecotte, emportée malgré elle par l’exaltation de son cavalier.

– Vous aussi ! –  fit Gaston, en l’étreignant à l’étouffer.

La valse était finie.

Une conversation animée s’engagea aussitôt entre M. et Mme de Blanchecotte. Le mari ouvrait des yeux démesurés, baillait d’un air d’ahurissement profond, tandis que sa femme lui parlait avec une chaleur visible, s’efforçant de le persuader de ce qu’elle lui disait.

Enfin, il vint trouver Gaston, auquel il dit, en cherchant les mots, d’un air d’embarras très marqué :

– Monsieur de Laluze, j’ai un service à vous demander.

– A vos ordres, Monsieur de Blanchecotte, – répondit Gaston en le saluant.

– Ce n’est pas pour moi, Monsieur, c’est pour une femme.

– Je suis d’autant plus enchanté de pouvoir être utile à Madame de Blanchecotte.

– Voici de quoi il s’agit : ma femme serait heureuse si vous consentiez à peindre une nature morte pour sa salle à manger. Votre beau talent l’a séduite, et elle m’a chargé de vous faire part de ses désirs.

- Mille grâces, Monsieur. Madame votre femme est trop indulgente. Veuillez croire que je suis extrêmement flatté de votre proposition.

– Et que vous l’acceptez ?

– Et que je l’accepte.

– Mais,... (ici l’archéologue prit un temps,) il y a une condition, sine qua non.

Sine qua non ?

– Vous allez vous récrier, sans doute ! mais, vous savez, les femmes ont parfois des idées fantasques, comme l’avait reconnu jadis le bon roi Charles IV, dit le Bel ?

– Je vous avoue, Monsieur, que vous piquez étrangement ma curiosité, et que je suis impatient...

– Voici. Ma femme veut absolument fournir les divers objets qui vous serviront de modèles.

– Ah bah ! – fit le peintre, en comprimant à grand’peine une formidable envie de rire.

– Oui. Elle prétend que ce sera plus convenable. Elle suppose que vous pourriez faire de mauvais choix, au lieu qu’elle est sûre qu’il n’y aura rien à redire à ce qu’elle vous portera.

– Ma foi, Monsieur, quelle que soit la bizarrerie de ce caprice, j’y accède de grand cœur.

– Alors, c’est entendu ?

– Parfaitement.

– Et quand commençons-nous ?

– Quand il plaira à Madame de Blanchecotte.

– Voulez-vous demain matin ?

– A la bonne heure ! – pensa Gaston, – c’est mené rondement ! – Et il ajouta tout haut : – Va pour demain matin.

– Alors, à dix heures je vous amène ma femme.

– Plaît-il ? – fit Gaston, qui n’avait point prévu ce contre-temps.

– A dix heures, demain.

– Oui, j’ai bien entendu. Mais n’avez-vous pas dit que vous m’amèneriez Madame votre femme ?

– Assurément, je l’ai dit.

– Je vous avertis que je ne laisse entrer personne dans mon atelier.

– C’est donc vrai ? Ma femme m’avait prévenu, mais je refusais de croire à cela.

– Tiens ! Madame de Blanchecotte connaissait ce détail ?

– Evidemment, puisqu’elle m’a dit : « J’entrerai, moi, parce que je veux convenir avec Monsieur de Laluze de l’arrangement du tableau. Mais vous resterez au salon, vous. »

– C’est bien cela.

– Et, dites-moi, se sera long ?

– Probablement, d’autant plus que je travaille d’une façon particulière. Ainsi, je fais une partie d’abord, puis une autre, puis une troisième, et ainsi de suite jusqu’à parfait achèvement. Vous comprenez, on dispose chaque morceau à mesure.

– Est-ce que je serai obligé de venir tous les jours ?

– C’est de toute nécessité.

– Et mes travaux !

– Vous ne saisissez pas. Ce n’est que pour l’arrangement que j’ai besoin de Madame votre femme ; après, vous serez libre.

– Ah ! très bien ! très bien ! Ce sera l’affaire de quelques minutes, chaque matin ?

– Pardon, une demi-heure, à peu près.

– Une demi-heure !

– Au moins. Songez donc, il arrive presque toujours que, lorsque tout semble définitivement arrêté, on recommence. C’est plus long ! (Et je ne parle pas des retouches !)

– Enfin, une demi-heure, soit !

– Monsieur de Blanchecotte, – dit Gaston en serrant avec effusion les mains de son interlocuteur, – vous serez content, je vous en réponds.

– Oh ! moi, je n’y entends rien. Tâchez plutôt de plaire à ma femme, c’est l’essentiel. A demain.

– A demain.

Gaston ne dormit pas cette nuit-là. Il se leva avec l’aurore, fit dix fois sa toilette, se versa sur la tête plusieurs flacons d’eaux de senteurs diverses, essaya de quatre genres de coiffure, et attendit, le cœur battant d’impatience.

A dix heures, comme c’était entendu de la veille, M. et Mme de Blanchecotte arrivèrent.

Mme de Blanchecotte portait une robe de ville sombre et sans ornement, une visite à taille ; un chapeau Mascotte surmontait ses cheveux à moitié dénoués.

– Vous excuserez mon négligé, – dit-elle à Gaston, qui la couvait de ses plus ardents regards, – mais je sors de mon bain et je n’ai point voulu vous faire attendre davantage.

On laissa M. de Blanchecotte au salon, et l’on passa dans l’atelier.

Gaston avait pris la main de Mme de Blanchecotte. Il se dégageait de la jeune femme une moiteur fraîche et embaumée qui remplissait de désirs le cerveau du peintre.

– Oh ! vous êtes divine ! – murmura-t-il en attirant vers un large divan sa belle visiteuse, qui lui répondit malicieusement :

– Voyons un peu ce que vaut votre système ?

La robe était simple, mais elle recouvrait de magnifiques dentelles et une batiste d’une finesse et d’une transparence idéales, sous lesquelles Gaston devinait des modèles si délicieux, si purs, si frémissants !.....

M. de Blanchecotte, depuis trente-cinq minutes, feuilletait l’album du musée de Dresde.

– Jamais je n’aurais supposé qu’il fallût un tel laps de temps pour disposer quelques objets ! – grognait-il en regardant machinalement la célèbre Vierge de Raphaël. – S’il s’agissait de quelque chose de ce genre, je l’accepterais encore ; mais une nature morte ! Quoi diable peuvent-ils faire par là ?

La jalousie du mari était en éveil ! Il se leva, s’avança jusqu’à la porte de l’atelier, et tendit l’oreille.

On ne parlait qu’à demi-voix, mais il avait l’ouïe fine, et il entendit, au bout de quelques minutes d’attention.

– Oh ! les superbes pommes ! – disait Gaston. – Comme elles sont douces ! comme elles sont blanches !

– Parbleu ! – grommela M. de Blanchecotte, – c’est du Calville !

– Vous abusez, vraiment ! – fit doucement la voix de Mme de Blanchecotte. – Finissez ! vous savez bien que l’on m’attend !

– Encore un moment !

– Qu’en ferez-vous de plus ?

– Faut-il être peintre pour aimer de la sorte à regarder des pommes ! – se dit M. de Blanchecotte en secouant la tête d’un air de pitié.

– Mais vous êtes fou ! – balbutiait Mme de Blanchecotte. – Je ne vous les apporterai pas demain, pour vous punir !

– Par exemple, – riposta Gaston, – je vous défie bien de les laisser chez vous, celles-là !

On se mit à rire aux éclats derrière la porte.

– Quelles niaiseries ! – fit le mari en haussant les épaules, et en retournant à l’album de Dresde.

Enfin, Mme de Blanchecotte et Gaston reparurent au salon.

– Si vous voulez voir notre premier arrangement ? – demanda le peintre à l’excellent mari.

– Volontiers, – fit celui-ci.

On le conduisit dans l’atelier, où il regarda une vingtaine d’objets placés sur une petite table. Au milieu s’étalaient plusieurs pommes, qu’il aperçut aussitôt.

– Ah ! ah ! – dit-il en clignant les yeux, – les voilà, les pommes de ma femme !

– Les pommes de Madame ? – répéta Gaston, tout décontenancé, pendant que sa complice rougissait des cheveux au menton.

– Eh oui, parbleu ! celles qui vous égayaient tout-à-l’heure à ce point que je vous entendais à travers la cloison !

– Est-ce un reproche ? – fit Gaston, inquiet et embarrassé.

– Nullement, mon cher ami, nullement ! – reprit promptement M. de Blanchecotte, qui craignait d’avoir offensé la susceptibilité de l’artiste. –Toutefois, ça m’a paru un peu puéril, de rire aux éclats pour si peu de chose !

– Il n’a pas compris ! – souffla Mme de Blanchecotte à Gaston qui, rassuré, répartit à son interlocuteur :

– Ma parole, si vous aviez été là, vous auriez ri plus que nous.

– C’est possible ; mais ce qui est certain, c’est que j’ai perdu mon temps. Désormais, si cela vous agrée, ma femme viendra seule.

– Comment !... Vous voulez ?...

– Enfin, vous n’avez pas besoin de moi, n’est-ce pas ?

– Oh ! Monsieur, – fit Gaston, – je serais fâché de vous contraindre en quoi que ce fût !

– Merci. Voilà qui est entendu, – fit l’archéologue. Et il ajouta tout bas :

– Un avis. Si vous jouez encore avec les pommes de ma femme, prenez garde de les laisser tomber, cela les abimerait. Faites attention surtout à la pointe, c’est le plus fragile !

– Soyez tranquille, – riposta le peintre avec le plus imperturbable sang-froid. – Du reste, elles seront toujours intactes dans ma nature morte.

– Tiens ! c’est juste, dit M. de Blanchecotte, en prenant le bras de sa femme. Je n’y avais point songé !


~*~


LES DEUX COUSINES

S’IL y a quelque chose au monde que l’on doive exécrer, c’est bien la petite ville de province !

Oh ! la petite ville de province, l’assommante vie que l’on y mène !

On s’y lève à huit heures, on y déjeune à neuf ; de dix à onze, on y lit sa *Gazette*, sans en passer une ligne, (et dire que les provinciaux ignorent le nom du rédacteur en chef de leur journal !) à midi, le dîner ; à deux heures, promenade sur le *Cours*, si le temps est au beau fixe ; sinon, visites aux voisins ; le souper à six heures ; puis la bouillotte des familles ou le piquet et le domino des cafés ; enfin, à neuf heures, quand le clairon de la caserne sonne l’extinction des feux, bonsoir !

Voilà le programme ! voilà l’existence variée ! Voilà les plaisirs perpétuels de ces admirables provinciaux !

– C’est la santé du corps ! – disent-ils triomphalement.

A Paris, nous avons le cresson de fontaine qui remplit absolument le même office.

Et puis, pas la moindre aventure !

Que diantre voulez-vous ? Dans un trou de six mille âmes, on se connaît si bien, on s’épie avec tant de bonheur, que les pauvres femmes sont obligées de se tenir tranquilles.

C’est pour cette raison que le vicomte Frédéric du Hardant se gardait soigneusement d’aller à Château-Gontier, au moment des vacances.

Vainement le comte du Hardant, son père, et la comtesse sa mère lui écrivaient chaque année lettres sur lettres ; il prétextait mille empêchements, dont le principal était le travail approfondi auquel il se livrait, pour finir son droit au plus vite.

Il faut dire qu’il étudiait plus spécialement dans les brasseries et cafés du quartier latin, ce qui exige, comme on sait, une application excessivement soutenue.

Cependant, un beau jour, il se décida à partir pour Château-Gontier.

Il correspondait avec plusieurs jeunes gens de la ville. Or, depuis trois mois, ils lui parlaient dans toutes leurs lettres d’une Mme de L’Huiclos, jeune veuve ravissante qui était venue passer la saison d’été à Château-Gontier, et qui se montrait d’une froideur surprenante pour tous les jolis galants qui tournaient autour de ses jupes.

Bien mieux, on lui avait offert des partis vraiment avantageux qu’elle avait refusés de prime abord. Elle disait qu’elle n’avait aucune envie de se remarier, une première expérience lui ayant amplement suffi.

Et elle avait vingt-cinq ans à peine ! Et elle était remarquablement jolie ! Grande, robuste, avec de larges épaules, un corsage somptueux, la taille mince et les épaules développées, tout en elle annonçait un tempérament ardent, outre qu’elle avait les plus beaux yeux bleus, la bouche la plus fraîche, les cheveux blonds les plus abondants, le cou le plus délicat, la peau la plus blanche qu’il fût possible d’admirer !

– « Dans de telles conditions, » – avait d’abord écrit de Paris le vicomte, – « il est impossible qu’elle reste sage comme vous le croyez. Surveillez-la. »

On l’avait surveillée, sans rien découvrir.

Pendant trois jours, on se figura qu’on allait apprendre quelque chose. Mme de L’Huiclos était entrée chez le pharmacien ! Chez le pharmacien ! Et rien n’indiquait qu’elle fût malade ! son visage était aussi calme, aussi clair, aussi reposé que d’habitude ! Mais, alors,... ! Est-ce que... ? Oh ! oh !...

Les commentaires se croisaient partout, quand on apprit que Mme de L’Huiclos était tout simplement allée acheter de la pâte de lichen, pour faire passer un rhume fatigant.

Il se dépensa là des trésors de diplomatie. Ce fut le greffier du tribunal de première instance qui, le premier, acquit la certitude de la nouvelle et put renseigner tout le monde. Cet homme, vieux garçon de quarante ans, bilieux, conçut de sa perspicacité un orgueil immodéré. Dès lors, il se considéra comme un génie incompris, et il fit de l’opposition au gouvernement !

Mme de L’Huiclos se souciait fort peu des bavardages. Elle était d’un caractère gai, riait de ses trente-deux dents, et les roses de ses joues témoignaient de la sérénité de son âme.

Le vicomte Frédéric avait beau prodiguer, par la poste, ses conseils à ses amis et compatriotes, il avait beau leur envoyer les plus savantes combinaisons, les ruses les mieux ourdies, rien ne réussissait. Peu à peu, cela le surprit, puis le piqua, puis l’indigna, à ce point qu’il s’écria, un matin que les nouvelles étaient complètement mauvaises :

– Morbleu ! ce sont tous des sots ! Je vais partir, et je l’aurai, moi, leur insensible, ou j’y perdrai mon nom. L’honneur du département y est engagé !

Et, sans prévenir personne, il arriva à Château-Gontier, où il n’avait pas mis les pieds depuis près de trois ans, et où l’on ne le reconnut point, à cause d’une certaine petite moustache frisée qui n’était pas encore née lors de son départ pour Paris.

C’était un garçon charmant, le vicomte Frédéric.

Vingt-deux ans, petit, fluet, une chevelure brune très épaisse, des yeux de créole, un nez mignon, une taille de petite-maîtresse. Avec cela, spirituel, aimable et généreux ! Il avait de l’espoir !

Sous un nom supposé, il se logea dans une auberge qui attenait justement à la maison louée par la belle veuve. Puis, il commença par étudier le terrain.

Sans mener grand train, Mme de L’Huiclos vivait largement. Son domestique se composait d’une cuisinière et d’une femme de chambre, en outre du jardinier de la maison, qui appartenait au propriétaire.

La cuisinière était vieille, la femme de chambre était jeune. Frédéric, dès le premier jour, observa cette dernière, dont l’allure ne laissa pas de le préoccuper immédiatement.

C’était une grande fille plate, à la taille lourde, à la figure agréable, mais quasi masculine. Elle avait de gros traits et elle était joufflue, ce qui paraissait bizarre, vu son peu de développement. Elle jouissait d’une réputation de sagesse absolue, et tous ceux qui avaient tenté l’aventure étaient revenus quinauds.

Pendant plusieurs jours, le vicomte ne découvrit rien. Toujours il revenait à la femme de chambre, par une idée instinctive. Il l’examinait sans cesse, il épiait ses moindres pas. Soudain, un matin, l’allure de la fille le frappa tellement qu’il s’écria :

– Mais je ne me trompe pas ! Cette femme de chambre !... Eh oui ! parbleu, c’est cela ! Allons, ce sera plus facile que je ne le pensais.

Aussitôt, il appela son hôtelier, et lui donna une lettre qu’il le chargea de remettre à Mlle Camille, (c’était le nom de la femme de chambre.)

L’hôtelier porta le billet en souriant, par manière de commisération.

– Encore du temps de perdu ! – pensait le bonhomme.

Le soir, le vicomte sortit. Une heure plus tard, il rentra, et il annonça, d’un air de profond dépit, qu’il partirait le lendemain.

– Monsieur nous quitte déjà ? – fit l’aubergiste en jouant la surprise.

– Oui. Je m’ennuie dans ce trou.

– C’est que Monsieur le veut bien. Car je ne suppose pas que Monsieur ait à se plaindre de ma maison ?

– Aucunement. J’en suis satisfait, au contraire.

– Quant aux distractions, il y en a de toutes sortes dans la ville, et si Monsieur cherchait bien, Monsieur trouverait facilement de jolies personnes...

– Vous m’épargnerez vos réflexions à ce sujet, Monsieur l’aubergiste, – répliqua sèchement Frédéric.

– Encore un qui a reçu son compte de Mademoiselle Camille ! – murmurait l’hôtelier, en dressant la note de son éphémère client.

A la même heure, une scène différente avait lieu entre Mme de L’Huiclos et sa femme de chambre.

– Quoi ! tu veux me quitter, Camille ? – faisait la maîtresse, étonnée et attristée.

– Dame, oui, Madame, – répondait Camille avec embarras ; – on a besoin de moi dans ma famille.

– Mais pourquoi partir tout de suite ? Attends au moins que je t’aie remplacée.

– Oh ! j’y ai songé, Madame. Je ne vous ai prévenue que lorsque j’ai su que je pouvais compter pour çà sur une de mes cousines.

– Une de tes cousines ? – dit Mme de L’Huiclos, en appuyant sur les mots.

– Une de mes cousines, oui, Madame, – fit la camériste, d’un ton légèrement hésitant.

– Ah ! Camille, ce ne sera pas la même chose.

– Elle est bien gentille, allez, Madame. Vous verrez !

– Enfin !...

Le lendemain matin, la cousine de Camille fut présentée par celle-ci à Mme de L’Huiclos.

Elle était ravissante, sous son bonnet de paysanne, avec ses grands yeux baissés, ses joues rougissantes, son sourire candide, son teint éblouissant. Et quelles mains délicates ! Et quels pieds fluets et cambrés ! Son corsage révélait une taille de guêpe, et son front pur s’inclinait timidement.

– Mon Dieu, qu’elle est jolie ! – s’écria la belle veuve en lui prenant les mains. – Quel âge avez-vous, mon enfant ?

– Vingt-deux ans, Madame.

– Elle n’en paraît pas avoir seulement vingt !.... Et, vous connaissez le service ?

– Oui, Madame. Ma cousine m’a montré ce que j’aurai à faire.

– C’est peut-être un peu fatigant pour vous, ma mignonne.

– Oh ! j’ai de la force, Madame. Et je remplacerai bien en tout ma cousine.

– En tout ? – fit Mme de L’Huiclos en souriant. – Je ne vous en demande pas tant.

– Pourquoi donc, Madame ? – répliqua la petite en relevant la tête, et en dardant sur la maîtresse un regard plein de feu ; – ce n’est pas si difficile !

– Comme elle a de beaux yeux ! – murmura la jeune veuve en soupirant. Puis, avec un léger sourire, elle ajouta :

– Bien, bien, mon enfant. N’insistons pas. Comment vous appelez-vous ?

– Frédérique, Madame pour vous servir.

Frédérique, on l’a deviné, n’était autre que le vicomte de Hardant qui, à l’aide de certains moyens, avait décidé Camille à lui céder sa place.

Il se mit immédiatement à l’ouvrage, non sans se fatiguer terriblement. Il a dit plus tard qu’il ne se serait jamais douté de la difficulté qu’il y a à dresser un lit, s’il n’en eût fait l’expérience.

Heureusement, il avait des compensations.

Mme de L’Huiclos, ignorant ce qu’était sa nouvelle camériste, en usait sans façon à son égard. Puis, au bout d’une semaine, elle ne pouvait plus se passer de sa chère soubrette. Elle l’interrogeait, elle en obtenait mille aveux, elle lui demandait maintes confidences, et Frédéric lui répondait toujours de manière à lui chatouiller doucement le cœur !

– Ah ! Madame ! – disait la fausse femme de chambre, – que j’ai de plaisir à être à vous ! Je n’ai jamais aimé personne, moi ; tout le monde me maltraitait, me rebutait ; puis, je déteste les travaux des champs, j’adore les riches toilettes ; enfin rien ne me donne autant de joie que d’être auprès d’une belle maîtresse comme vous, qui me comblez de vos bontés !

Et le vicomte serrait tendrement les mains de Mme de L’Huiclos dans les siennes, il jetait sur elle ses plus brûlants regards, il appuyait sa tête sur les genoux de sa maîtresse qui, émue malgré elle, lui rendait ses caresses, et souvent baisait ses yeux embrasés, ses lèvres frémissantes, et, à demi éperdue, le pressait inconsciemment contre elle !

Un cénobite n’y aurait point résisté !

Un matin, Frédéric coiffait Madame de L’Huiclos. Elle était en peignoir, et le vêtement, ouvert sur le cou, laissait voir des épaules incomparables, et la naissance de deux globes tièdes, blancs et lourds, qui montaient et baissaient régulièrement, suivant le souffle de la respiration. Et Frédéric, qui se tenait debout derrière sa maîtresse assise à sa toilette, ne pouvait détourner les yeux de ces charmes enivrants ! Cette chair de satin, qui embaumait comme un sachet parfumé, lui envoyait des effluves d’amour dont peu à peu s’emplissait son cerveau. Et quand la superbe chevelure de Mme de L’Huiclos se déroula dans ses doigts, quand elle inonda les épaules de cette femme délicieuse, et que quelques touffes folles allèrent diaprer la gorge laiteuse que Frédéric admirait, ah ! ce fut trop ! Il n’y tint plus, en couvrant de baisers le cou de Mme de L’Huiclos, il balbutia en frissonnant :

– Ah ! ma chère maîtresse ! ma chère maîtresse !

– Eh bien, Frédérique, qu’est-ce donc ! – fit Mme de L’Huiclos, en se levant soudain, surprise et émue.

– Ah ! Madame ! vous êtes belle comme une madone, et je vous aime !

– Mais elle est folle, cette enfant !...

Frédéric lui avait entouré la taille de ses bras.

– Madame ! Madame ! je vous aime ! je vous adore !...

– Frédérique !...

Elle s’arrêta brusquement, en étouffant un cri dont il eût été impossible de saisir le sens. Puis, se reculant d’un geste rapide, elle demeura devant sa camériste, qu’elle regarda fixement, pâle et muette.

– Si cela dure une minute de plus, – se dit Frédéric, – je suis perdu !

Les yeux de Mme de L’Huiclos étaient rivés aux siens. Elle attendait. Elle s’efforçait de paraître froide, impassible ; mais son sein se gonflait tumultueusement, ses mains tremblaient.

– Qu’elle est belle ! – pensa le vicomte. – Oh ! il faut que je triomphe !

Et il se jeta aux genoux de Mme de L’Huiclos.

– Madame ! – dit-il avec un accent passionné, – je vous demande grâce, puisque maintenant vous savez mon secret ! Je suis sans excuse, mais je vous aime ! Je suis le vicomte de Hardant, Madame, et je vous supplie de ne point m’accabler de votre haine !

Mme de L’Huiclos ne répondit pas un mot.

– Madame ! – reprit Frédéric – ne me direz-vous pas une parole ? Ah ! votre mépris me coûterait plus que votre colère ! Chassez-moi, mais parlez-moi !

Même silence.

– Madame ! Madame ! par pitié !

Il se traînait à ses pieds, les mains jointes. Mme de L’Huiclos se recula encore, sans le perdre des yeux.

– C’est fini ! – pensa-t-il.

Il se releva et marcha vers la porte. Mais ce n’était plus une comédie qu’il jouait. Il avait tout oublié : ses ruses, ses machinations, ses plans machiavéliques. Il ne songeait point à sa situation ridicule, à son risible costume. Il lui semblait qu’une main de fer lui serrait la gorge, des larmes d’énervement lui mouillaient les paupières, un amer désespoir lui remplissait le cœur ! Il aimait, et il éprouvait toutes les tortures de l’amour brisé !

Parvenu au seuil de la porte, il s’arrêta, comme incapable d’aller plus loin, et, se retournant, il se laissa tomber lourdement à genoux, en adressant à Mme de L’Huiclos un suprême regard, chargé de toute la flamme, de tout l’amour, de toute la tendresse qu’il put y mettre, et bégayant dans un sanglot déchirant :

– Pardon ! pardon !

Mme de L’Huiclos n’avait point bougé. A ce moment, elle eut un frémissement qu’elle ne put réprimer, et elle sourit doucement !

– Ah ! – s’écria Frédéric en bondissant jusqu’à elle, – j’ai ma grâce !

Et il l’enlaça à l’étouffer !

De pareils instants ne se renouvellent pas dans la vie !

– Eh bien, – disait Frédéric, un quart d’heure après cette scène, – puis-je remplacer complètement Camille ?

– Taisez-vous, – fit Mme de L’Huiclos, – je ne veux point vous répondre à ce sujet.

– Parbleu ! je l’ai bien vu.

– Comment cela ? – dit la chère belle en rougissant un peu.

– Eh oui ! – reprit Frédéric en lui donnant un long baiser. – S’il en eût été autrement, vous m’auriez chassé !

– Ah ! coquin !... C’était un sot, ce Camille.


~*~


COUP DE THÉATRE

LES actrices ! ah ! les actrices ! quelles folies n’a-t-on pas faites pour elles ?

Si seulement elles le méritaient !

Pardon ! il est évident qu’elles sont charmantes, adorables, idéales ! Il serait dangereux de prétendre le contraire.

Mais les autres femmes aussi sont charmantes, adorables, idéales ! et elles n’occasionnent jamais le quart des ennuis dont les premières sont la cause, sans compter les désillusions !

Assurément, il est fort agréable d’adorer Agnès, ou Galathée, ou Coppélia, ou la Reine des Lamproies ; il est surtout agréable d’être payé de retour, ce qui est rare ; mais, pour cela, il importe de savoir s’accommoder de l’amour à la vapeur, et aussi de faire la part des flatteries de la rampe.

Quand, après deux heures de regards candides et de sourires innocents, Agnès se met en fureur parce qu’on a oublié de lui apporter un pot de cold-cream ; quand, après avoir représenté la nymphe de la jeunesse, Galathée vous appelle son « vieux mimi », ou quand Coppélia, l’automate enivrant, vous tape sur l’abdomen et vous envoie son pied dans l’œil ; il faut pouvoir supporter la douche que cela vous fait pleuvoir sur le crâne, et se dire que la poésie n’est que le hors-d’œuvre de l’existence.

Heureux si l’on ne découvre point qu’Agnès a trente-sept ans, que Galathée ne rappelle que vaguement le chef-d’œuvre de Pygmalion, et que Coppélia, dans la journée, apprend à lire à un bébé de six ans, qui dit papa avec une facilité vraiment surprenante !

Tel n’était point le cas de Félix de Courzy, dans son attachement pour Amélie Duleuil, qu’on appelait tout bonnement Lili, aux Gobichonneries-Parisiennes.

Tout le monde connaît les Gobichonneries-Parisiennes. C’est un théâtre, situé à quelques pas du boulevard, où se donne rendez-vous la haute gomme des cercles voisins.

Pour attirer davantage encore sa clientèle, le directeur, – homme habile ! – permet à ces Messieurs de stationner dans les coulisses, moyennant l’achat d’une carte de circulation, et sous condition d’entourer d’égards et de respects Madame la directrice, dont l’âge ne tempère point les sentiments.

On jouait alors aux Gobichonneries les Pépins de l’Existence, grande féerie en cinq actes et vingt-six tableaux.

C’est-à-dire qu’il aurait dû y en avoir vingt-six, mais la direction, reconnaissant que les spectateurs étaient d’une tolérance absolue à l’égard de la décoration, faisait tenir l’action dans une forêt, un palais mauresque, une cour de ferme, la place d’armes de Perpignan et un jardin potager, malgré les réclamations incessantes des auteurs, qui n’avaient écrit leur pièce qu’en prévision d’une mise en scène extraordinaire !

Or, dès que le vicomte Félix eût assisté aux Pépins de l’Existence, il ne manqua plus une seule représentation de cette élucubration assommante, étant devenu éperdument amoureux de Mlle Lili, qui avait le rôle du Premier Pépin.

Il faut convenir aussi que Mlle Lili était ravissante.

Petite, mais grassouillette. Et dix-sept ans !

Quand elle apparaissait, au deuxième acte, toute la salle frétillait.

Elle portait un corsage de velours rouge très échancré, un maillot de soie rose et des bottines de satin clair. Sur la tête, un toquet Henri III. Et, sous ce toquet, au milieu d’abondants cheveux noirs, souriait le museau le plus agaçant du monde. Des yeux qui faisaient tromper le contrebassiste, bien qu’il fût chauve et atteint d’une pituite chronique ; des lèvres humides, qui vous amenaient l’eau à la bouche ! Le nez retroussé légèrement, à la parisienne ; un joli cou blanc, replet, relié à des épaules arrondies. Et, par devant, deux mignotises de chair vive, neigeuse, qui se bombaient divinement, comme des pigeons qui roucoulent. Joignez à cela des bras fermes, potelés, des jambes dodues et de petits pieds grassouillets ! – Un véritable bijou !

 Elle n’avait qu’un défaut : Elle chantait !

Mais ce n’était point pour la faire chanter que le vicomte désirait une heure de tête-à-tête avec elle.

Le malheur, c’est qu’à ce moment-là Félix était à peu près décavé. Il ne pouvait compter que sur ses avantages personnels.

(Il est juste de reconnaître que le vicomte de Courzy est réellement un beau garçon. Grand, bien découplé, une voix de tonnerre, du cheveu, de l’œil et de la dent, il serait parfait s’il n’avait la déplorable habitude de prendre les lanternes des omnibus, et aussi les bocaux des pharmaciens, pour des enseignes de bureau de tabac. Mais il a une excuse, il est affreusement myope.)

Bref, il faisait à Lili une cour assidue, qu’elle accueillait favorablement.

Il fallait les voir, dans les coulisses, pendant que Lili ne jouait pas !

C’étaient des phrases interminables, remplies de mots d’amour, entrecoupées de soupirs à fendre un aérolithe, soutenues de regards à scandaliser le souffleur !

– Ah ! Lili ! vous ignorez jusqu’où va ma passion pour vous !

– Vous dites ça comme ça, M’sieu Félix !

– Je le dis comme je le pense, Lili. Pour vous, je me jetterais dans le feu !

– Dans l’feu, M’sieu Félix !

– Dans un brasier, dans une fournaise !

– Si c’est possible !

– Quoi, Lili, douteriez-vous de mon amour ?

– Gare de d’sous !

Vlan ! le machiniste lâchait son fil, et Félix sentait tout-à-coup s’aplatir son chapeau.

– Morbleu ! Faites donc attention, maladroit !

– Maladroit vous-même ! – ripostait le machiniste. – Quoi q’vous faites là ? Vous m’ gênez dans mon travail.

Et il ajoutait en a parte :

– Y m’embête, c’gommeux-là ! Y m’prend toujours mon portant quand Lili est en scène. J’la gobe, moi, Lili. Pourquoi que j’la r’luq’rais pas aussi bien q’lui ? J’y ai cogné son tube. Si ça l’forçait à décaniller, c’est ça qui f’rait mon beurre !

Pendant le monologue du machiniste, la causerie reprenait plus loin.

– Et vous, Lili, m’aimez-vous ?

– Dame, j’sais pas trop, moi, M’sieu Félix.

– Allons, je l’avais deviné, je vous déplais !

– Mais non, mais non. Vous êtes gentil, au contraire.

– Pourquoi me répondez-vous si sèchement, alors ?

– C’est q’si maman m’pinçait à écouter un jeune homme....

– Votre mère, Lili ? Elle ne me paraît cependant pas si terrible !

– Oui, mais j’sais bien c’qu’elle me dit, moi.

– Que vous dit-elle ?

– Elle me défend d’écouter les amoureux, parce que c’est des trompeurs.

– Pourtant, hier, elle vous parlait du baron de Vieulord !

– Ah ! ça, c’est plus la même chose. Il est riche, celui-là. Du moment qu’on est millionnaire, maman dit comme ça qu’on n’ment pas, surtout quand on n’a plus d’cheveux.

– Et vous y croyez, Lili ?

– Dame, M’sieu Félix, je n’m’y connais pas encore, moi. Au lieu q’maman, à son âge, elle sait c’que c’est.

– Ah ! Lili ! Lili !

– Attention, là !

Et Félix recevait dans le dos une traverse qui l’envoyait s’aplatir sur un banc d’accessoires.

Mais que n’aurait-il pas enduré ? Il avait sous les yeux des appas pour lesquels il eût souffert mille martyres ! Lili se laissait prendre les mains ; c’était Félix qui, lorsqu’elle sortait de scène, lui jetait sa mante sur ses épaules, et il profitait de ces fonctions pour effleurer délicatement cette chair si jeune, si blanche, si veloutée ! Il serrait Lili contre son cœur, elle lui permettait parfois de l’embrasser, et, trop rarement, hélas ! elle l’embrassait à son tour !

– Elle est fraîche comme de la crême à la vanille ! – disait-il d’une voix délirante à son ami Léon de Lagomme, qui haussait les épaules d’un air dédaigneux, parce qu’il avait des goûts tout différents.

Si bien qu’à force d’attiser sa flamme à l’aide de ces poétiques entretiens, Félix arriva au point de ne plus pouvoir patienter davantage.

Un soir qu’il venait de quitter Lili et qu’il s’en allait, en fumant un cigare, au bras de Léon, il dit soudain à son ami :

– Ecoute, je n’y tiens plus ! Lili m’a encore refusé un rendez-vous, en me remettant à la semaine prochaine. C’est trop long !

– Surtout depuis le temps qu’elle t’y remet, à la semaine prochaine ! – fit Léon de Lagomme sur un ton de raillerie.

– Et puis, j’ai peur de la mère. Elle ne m’aime pas !

– Parbleu ! tu t’asseois dessus en la prenant pour une chaise en tapisserie !

– Eh ! c’est la faute de ses hideuses robes à fleurs !

– Ça tient peut-être plutôt à ce que tu es un peu myope !

– C’est bon, c’est bon. Quoi qu’il en soit, voici mon plan : A la quatrième du trois, tu te rappelles que Lili disparaît par une trappe, et qu’elle n’a plus rien pour cet acte-là ?

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien, je l’attendrai demain dans le dessous, et, ma foi, au petit bonheur !

– Mais, malheureux ! avec ta myopie, tu risques de te faire assommer !

– Ça m’est égal ! Sans Lili, je me moque de l’existence !

– Réfléchis donc sérieusement !

– Je réfléchis depuis huit jours.

– Au moins, prends tes précautions.

– Sois tranquille !

– Et puis-je espérer que tu m’instruiras du résultat ?

– Le soir même.

– Non, non. Je n’irai pas au théâtre. Viens après-demain matin chez moi. Tu me raconteras ton histoire à mon réveil.

– C’est convenu.

Malgré son apparente insouciance, Léon de Lagomme était un ami dévoué. Il dormit mal toute la nuit du lendemain, de sorte que, lorsque Félix arriva le matin, il n’eut pas de peine à le réveiller, Léon ayant donné l’ordre à son valet de chambre de laisser entrer Félix dès qu’il se présenterait.

Celui-ci s’assit en silence au chevet du lit de Léon. Il avait une drôle de mine, moitié figue, moitié raisin.

– Qu’y a-t-il ? – lui demanda Léon, en se levant sur son séant.

– Ce qui m’est arrivé est bien bizarre ! – lui répondit Félix.

– Quelque malheur ?

– Non, non. Tu vas voir.

– Parle vite.

– Je me rends là-bas à neuf heures. Le deux était aux trois-quarts terminé. Je ne monte pas sur la scène, au contraire, je descends dans le dessous. Je m’y conduisais difficilement. Ça n’est presque pas éclairé, tu sais ?

– Et puis, tu es si myope !

– Ne parlons pas de ça ! – fit brusquement Félix. – Je me mets à chercher l’endroit de la trappe. Je me cogne, je tombe, je m’accroche dans un treuil. Ça ne fait rien, je cherche toujours. Le diable m’emporte ! je crois que je chercherais encore, si un machiniste n’était survenu. Il alla se poster vers la droite.

« – Un témoin ! – pensai-je. – Je suis perdu s’il m’aperçoit ! »

Justement, il cria tout à coup, sans bouger de place :

« – Ohé ! dites donc, vous, là-bas ! quoi qu’ vous fichez là ? »

«  – Allons, – me dis-je, – il faut que j’achète cet homme.

Je me dirigeai vers lui.

« – Tiens, – fit-il en me reconnaissant, – c’est M’sieu Félix ! »

« – Chut... Ecoutez, mon brave, voulez-vous me rendre un service ? »

« – Ça dépend d’ sa nature. »

« – Je désire faire une surprise à Lili. Cédez-moi votre place. »

« – Pour faire la surprise à Lili ? »

« – Evidemment. »

« – Ah ben, elle est bonne, celle-là ! »

Il commençait à m’impatienter.

« – Voyons, c’est bien ici la trappe ? »

« – L’attrape ? – reprit-il avec une intonation narquoise que je n’ai comprise que plus tard ; – l’attrape ? Ah oui, pour sûr ! »

« – Ce ne doit pas être difficile de vous remplacer ? »

« – Pas le moins du monde. N’y a qu’à tendre les bras. »

« – Eh bien, alors !... Qu’est-ce qui vous empêche de consentir ? – et je lui offris un louis, qu’il empocha en me répliquant :

« – Rien du tout. Si ça peut vous faire plaisir, moi ça m’ gêne pas. »

Il se retira en riant aux éclats et en ajoutant :

« – Un surprise à Lili ! Non, vrai, c’est bien rigolo ! »

J’avais levé tous les obstacles. J’étais maître de la position.

Ah ! mon cher, mon cœur battait de joie et d’espérance !

Soudain, le plancher s’ouvrit et la fée descendit rapidement.

Je me précipitai pour la recevoir !

Quelle ivresse ! quel délire !

« – Je vous aime ! je vous adore ! n’appelez pas ! – lui disais-je en l’embrassant passionnément. »

« – Monsieur ! Monsieur ! qui êtes-vous ? »

La voix était tremblante, ce qui en changeait considérablement le timbre. Mais qu’importait ce détail !

« – Je vous en supplie ! ne me repoussez pas ! Je suis au désespoir ! Si vous me chassez, je me tue à vos pieds ! »

Tu sais, je n’y voyais goutte. Il fait si noir dans ces dessous !

– Et puis, – reprit Léon, – tu es si myope !

– Ne parlons pas de ça !... N’importe, j’étais au comble de la joie ! Toutefois, je constatais un effet étrange ! Lili me paraissait plus grande, et surtout plus grosse, infiniment plus grosse que de coutume ! Il est vrai qu’elle est potelée, mais alors elle semblait énorme ! Des bras extraordinairement copieux, des épaules exagérées, un corsage d’une abondance débordante ! De plus, toutes masses me donnaient une sensation de mollesse, de flottement, dont j’avais peine à me rendre compte.

Mais je brûlais !

« – C’est l’ivresse du plaisir, – pensais-je, – qui la transforme ainsi dans mon imagination ! O puissance suprême du bonheur ! Mon Dieu, que je l’aime !... »

« – Monsieur ! Je vous en prie !... Qui êtes-vous ?... » – balbutiait-elle encore.

« – Ne me reconnaissez-vous point ? Je suis Félix ! Je vous adore ! je vous idolâtre !... »

« – Félix ! c’est vous, Félix !... Ah ! mon ami !... Est-ce bien vrai ?...

« – Quelle autre preuve vous faut-il donc ? – m’écriai-je avec emportement. »

« – Je vous crois, Félix !... Oh oui ! oui !... Je vous crois !... »

Une telle exaltation doit toujours avoir une fin. Peu à peu, je me calmai. Alors, je la regardai attentivement. Non, tu ne peux t’imaginer la surprise qui m’attendait !

– Ce n’était pas Lili ? – s’écria Léon en frappant dans ses mains.

– Elle a été enlevée par le baron de Vieulord.

– Mais alors...

– C’était Charlotte, la femme du directeur !

– Ah ! morbleu ! c’est exquis ! Charlotte, cette grosse dondon de quarante ans !

– Eh bien, mon cher, – dit gravement Félix, – elle en vaut bien une autre !


~*~


LE CHAPEAU

ON venait de finir de dîner.

L’amphytrion, M. le marquis d’Angély, avait emmené ses convives masculins au salon, où ils prenaient le café en fumant.

Ç’avait été un festin remarquable, où l’on avait bu des vins exquis. Par suite, les figures étaient légèrement montées de ton, et l’on racontait à haute voix des histoires à peine gazées.

Entre hommes, c’est toujours la même chose. Si l’on ne parle pas politique, on médit des femmes. Il est vrai qu’entre femmes, c’est absolument pareil, sauf que la politique est remplacée par la question chiffons, et qu’on fait plus que de médire des hommes, on les calomnie aussi un peu.

– Moi, – disait un gros monsieur, serré dans son gilet d’une manière extravagante, – j’ai eu mes petites aventures tout comme un autre. Mais, par exemple, pas avec les femmes de notre monde. Ah ! ça, mes amis, je m’en serais bien gardé !

– Pourquoi ? – fit un monsieur du groupe.

– C’est qu’on n’a pas suffisamment ses aises, dans ce cas-là. Et ce que j’aime avant tout, moi, c’est de n’être jamais gêné en quoi que ce soit.

– Toujours le même, ce diable de Tréviron ! – prit un troisième personnage. – Tu t’es bien mis en habit, ce soir !

– Parce que j’y ai été forcé, parbleu ! Sans cela !....

– Aurais-tu donc des motifs de haine contre l’habit ?

– C’est si agréable, n’est-ce pas ? On est obligé de se sentir là-dedans comme un bâton dans un étui ! Ah ! l’habit, quel stupide vêtement ! Et gracieux, avec cela ! Si l’on est maigre, il vous donne l’apparence d’un mirliton noir ! Si l’on est gros, on a l’air d’une potiche montée sur deux bâtons ! Impossible de fourrer ses mains dans ses poches, c’est de mauvais goût ! Et l’on est contraint de tenir sous son bras une affreuse galette à mécanique qui s’appelle un gibus ! Encore quelque chose d’intelligent, le gibus ! Une admirable invention ! Je voudrais que celui qui en a eu l’idée fût condamné à ne se coiffer qu’avec ce hideux appareil, toute sa vie durant ! Je voudrais....

– Pardon, Monsieur de Tréviron, – interrompit un jeune homme, muet jusqu’alors ; – que vous insultiez l’habit, cela m’est égal. Quand au gibus, c’est différent. Appareil ou mécanique, comme il vous plaira, le gibus a son utilité.

– Pardieu, – fit Tréviron, – je serais curieux d’en connaître les charmes.

– Les charmes, les charmes, – reprit le jeune homme, qui s’appelait Georges de Breilles, et qui était un fort joli garçon de vingt-trois ans ; – c’est aller un peu loin. Mais je dois à mon premier gibus une telle reconnaissance que je considère comme un devoir de défendre ses semblables envers et contre tous.

– Quelle diable de reconnaissance pouvez-vous avoir pour cet ustensile ? – demanda Tréviron, têtu comme tous les égoïstes.

– Mon Dieu, – répondit Georges, – c’est assez difficile à raconter.

– Gageons que c’est une histoire de femme ? – s’écria un auditeur.

 – Raison de plus ! – répliqua un autre.

– Oui, oui, dites-nous cela ? – Ecoutez ! – Nous attendons.

– Messieurs, il y a là une question de discrétion...

– Soyez tranquille. – Comptez sur nous. – C’est entendu.

– Soit ; je me rends. Messieurs, je suis à vos ordres.

– A la bonne heure ! – Bravo ! – Parfaitement !

– Messieurs, le fait que je vais vous narrer s’est passé il y a six ans. J’en avais alors seize et demi, et je venais d’achever mes études chez les bons Pères. C’est assez vous dire que j’étais absolument neuf.

– Oh ! oh ! – grogna Tréviron, – absolument neuf !....

– Ma parole d’honneur. Certainement, je ne prétends point que j’étais ignorant, non ; il s’en fallait même de beaucoup. Est-il un collège où l’on ne lise pas *Faublas*, et autres ouvrages du même genre, le soir, en cachette ? J’ai dévoré cela comme tous les jeunes gens de quinze ans. Mais, enfin, quand je sortis de la maison-mère, j’étais intact, et timide, et naïf.

– Bon, bon, – fit encore Tréviron ; – nous connaissons çà mieux que vous.

– Ah ! bah ! – répondit Georges.

Il le dit si drôlement que l’auditoire éclata de rire, sauf Tréviron, qui maugréa d’un ton de mauvaise humeur :

– Et le gibus ? je ne vois pas le gibus ?

– Attendez... J’avais donc seize ans et demi. J’étais orphelin, et ce fut chez mon oncle Charles de Breilles, qui me servait de tuteur, que j’allai demeurer en quittant les bons Pères.

A quarante-six ans, il était encore garçon, et il menait une vie de polichinelle.

Au bout de huit jours, il me présenta dans le monde,  et une semaine plus tard, j’assistai pour la première fois à une soirée. C’était chez le prince Herminoff, que vous connaissez tous.

– Oui, oui, – fit l’auditoire attentif.

– Je le répète, quoique très peu candide d’esprit, je manquais complètement de hardiesse. Je comprenais tout, mais j’aurais été fort embarrassé s’il m’eût fallu entreprendre la moindre chose, à l’aide de mes seules forces.

Roide dans mon habit neuf, le gibus à la main, je me promenais, au bras de mon tuteur, dans les superbes salons de l’hôtel d’Herminoff. Malgré mon allure compassée, j’avais assez bonne tournure. Et puis, j’étais si jeune ! Bref, les femmes me regardaient, et je les regardais aussi. Elles chuchotaient entre elles, et leurs confidences réciproques les amusaient fort sans doute, car elles laissaient échapper de petits rires perlés en m’adressant d’agaçantes œillades, qui me chatouillaient voluptueusement.

Quelques-unes même prenaient à part mon oncle en lui demandant :

– Est-il vrai que votre pupille.... ?

Et, comme mon oncle répondait invariablement par des signes de tête affirmatifs, elles s’égayaient de plus belle.

Toutefois, mon tuteur s’ennuyait de m’avoir ainsi à ses trousses. Si bien qu’il me dit tout à coup :

– Ah çà, Georges, ne vas-tu point danser ? Tu as l’air passablement niais à mon bras, mon garçon. On dirait que tu crains de quitter les basques de mon habit ?

– Oh ! Monsieur, – lui dis-je, – je ne demanderais pas mieux que de danser ; mais je ne connais personne, et je n’ose me hasarder....

– Allons donc, petit sot. Tiens, voici justement une marquise de mes amies, qui a une fille charmante. Je vais te présenter et la prier de t’accorder la première valse de la mignonne.

– Ah ! Monsieur, que vous êtes bon !

Je fus présenté à la marquise, qui me conduisit en souriant vers Mademoiselle sa fille, à laquelle elle dit de valser avec moi, tandis que mon oncle s’éloignait, en poussant un soupir de satisfaction. Il était enfin débarrassé !

A ce moment, l’orchestre commença le prélude des *Feuilles du matin*, de Strauss, et je pris la taille de ma danseuse, comme mon professeur me l’avait appris chez les bons Pères.

La ravissante personne ! Elle avait à peine seize ans. C’était une blonde élancée, avec un cou flexible, des épaules encore un peu grêles, une petite poitrine naissante, des bras effilés, une taille de guêpe. Et quel visage juvénile ! quel front pur ! quelles joues candides ! quelles lèvres fraîches ! Elle avait peur, la pauvrette ! Elle se tenait bien droite, assez loin de moi, sans prononcer un mot. Elle s’efforçait de sourire, et elle fixait sur mes yeux ses grands yeux bleus, ses yeux ingénus, ses yeux où se lisait l’innocence de son âge. Et ses beaux cheveux blonds m’effleuraient parfois le visage, pendant que nous tournions selon toutes les règles.

Cependant, sous l’influence de la valse, nous nous rapprochâmes peu à peu l’un de l’autre. Et de tout ce corps si souple se dégagea bientôt un parfum de jeunesse dont je fus enivré sans y songer. Je la regardais, et mon cerveau s’échauffait à cette contemplation ; et puis, je tournais sans cesse, ce qui faisait que mon émotion grandissait davantage ! Jamais je n’avais eu de femme dans mes bras, et c’était la première fois que je me trouvais homme. Sur mon honneur ! je ne pensais guère que je la faisais danser, la chère enfant ! Je lui parlais intérieurement, je lui disais qu’elle était adorable, je lui avouais que je l’aimais, je la pressais de me répondre, et, lui ayant vu fermer subitement les yeux, je m’imaginai qu’elle accueillait favorablement ma prière, qu’elle me tendait ses lèvres où j’appuyais ardemment les miennes, et, morbleu !...

Patatras ! l’orchestre s’arrêta. La valse était finie !

Il me fallait reconduire ma danseuse auprès de sa mère ! Comment faire ?

Ah ! je manquais d’agileté, je vous en réponds ! Heureusement, mon gibus était là, sans quoi !...

Je ne pouvais me promener ainsi. Je m’assis auprès de ma danseuse, afin que mon agitation s’apaisât.

– Je vous ai fait tourner bien fort, Monsieur ? – me dit la mignonne avec un sourire.

– Oh ! ce n’est rien, Mademoiselle, – vous êtes si légère !

– Mais vous paraissez essoufflé ?

– A cause de la chaleur ! Ce sera l’affaire d’une minute.

Ah ! ouiche ! une minute ! J’avais beau dissimuler mon embarras à l’aide de mon gibus, je n’en étais pas moins gêné. En désespoir de cause, je me décidai à ne plus m’occuper de mon chapeau, et je continuai de causer de la valse et de la température à ma danseuse, qui me répondait d’une voix musicale en baissant les yeux.

Enfin, je me sentis mieux, et je pris congé.

Dès que je fus parti, la marquise interrogea sa fille.

– Eh bien, Mademoiselle, êtes-vous contente de votre cavalier ?

– Oui, maman, il danse bien. Mais il doit être un peu faible.

– Pourquoi donc ?

– Après la valse, on eût dit qu’il ne pouvait plus marcher, tant il avançait péniblement !

– Voilà qui est curieux !

– Et puis, il ne sait pas tenir son chapeau.

– Comment cela ?

– Oui. Il s’est assis là et nous avons eu une petite conversation. Eh bien, pendant tout le temps, j’ignore pourquoi cela se faisait, j’ai vu remuer son chapeau, qu’il avait posé sur lui. Et le plus étrange, c’est qu’il n’y touchait pas le moins du monde.

– Vous avez raison, ma fille ; il a besoin d’apprendre, ce jeune homme.

Et la marquise vint à moi, qui passais justement au bras de mon oncle, que j’étais allé retrouver.

– Est-ce qu’il ne danse plus, ce grand garçon ? – fit-elle en s’approchant de nous.

– Pardonnez-moi, Madame, – répliqua mon tuteur, – c’est un valseur intrépide, et si vous daigner lui accorder l’honneur.....

– Mon oncle ! – fis-je à voix basse, tremblant que la marquise n’eût appris ma mésaventure.

– Certainement, – répondit-elle en m’adressant un sourire rassurant, – il me plairait de voir comment les bons pères apprennent la valse.

– Allons, Guzman ; – me dit mon oncle, – offre votre bras à Madame.

Je m’inclinai sans trouver une parole. C’est que j’avais devant moi mieux qu’une pensionnaire à peine transformée ! C’était une femme, une vraie femme ! Elle atteignait trente-cinq ans, mais elle était encore d’une souveraine beauté. Et une toilette si savante, faisant si parfaitement ressortir ses splendeurs ! Brune comme la nuit, les yeux noirs et scintillants, la bouche épanouie comme un fruit mûr, les joues avivées d’une pointe de fard qui rendait ses regards plus brillants encore, elle était adorable !

L’orchestre recommença de jouer.

Elle ne dit pas un mot. Elle se lia à moi, et se mit à tourner, m’entraînant avec elle.

Que d’attraits j’avais sous les yeux ! Cette tête admirable ; ce cou poli relié à ces épaules somptueuses ; ces bras fermes, potelés, succulents ; ce corsage où reposaient deux globes solides, merveilleusement bombés ; cette taille robuste ! Et cette peau ! Ah ! cette peau d’un grain si délicat que les chairs semblaient de marbre, cette peau, si blanche que le bleu des veines y transparaissait avec une intensité enchanteresse ! C’était divin ! Et de tous ces charmes radieux s’envolaient des effluves qui me grisaient ! A l’ambre et à la violette dont la toilette était imprégnée se mêlait une senteur de femme forte et vivante ! Ah !...

Et comme elle valsait !

Ce n’était plus la bravoure infatigable de ma première danseuse. Elle glissait, par mouvements onduleux, presque lents, imperceptibles, pour ainsi dire. Elle m’effleurait à peine, sauf par instants, où elle s’appuyait alors absolument sur moi, où ses mains me serraient avec une vigueur surprenante ! Et ses yeux, à demi clos, s’ouvraient brusquement et me dardaient un regard embrasé, un regard aigu et brûlant comme une lame rougie à blanc, et ses lèvres me souriaient d’un sourire ineffable, et son corps tiède se soudait au mien ! Je sentais cette chair si douce me toucher tout entière, son sein palpitait sur mon sein, ses bras m’étreignaient langoureusement !... Oh ! cette valse ! cette valse !....

A un moment, elle parut s’abandonner toute, et me dit d’une voix mourante :

– Oh ! Monsieur, cette musique m’ennivre !...

Ce sourire ! ce regard ! cette voix harmonieuse et vibrante ! C’était trop ! Il me sembla que je l’absorbais en moi-même, il me sembla qu’elle me versait un flot d’ivresse et de bonheur ! Une chaleur de désir et une faiblesse d’extase me firent à la fois brûler et transir, et je me sentis prêt à défaillir.

– Enfant, qu’avez-vous ? – murmura-t-elle, en me saisissant rapidement le bras.

Je fis un effort surhumain, et, me roidissant contre mon émotion, je retrouvai quelque sang-froid.

Mais il était temps que la valse s’achevât !

– Je suis lasse, – me dit-elle quand ce fut fini, – menez-moi jusqu’au petit salon de repos.

Mon gibus, mon cher gibus remplit de nouveau son office.

Il n’y avait personne dans le petit salon. La marquise s’assit sur un divan et me fit prendre place auprès d’elle.

– Qu’aviez-vous donc tout à l’heure ? - me demanda-t-elle en souriant, tandis que j’étais dans la situation que j’ai déjà décrite.

– Moi, Madame ? – fis-je en balbutiant. – Quand donc, s’il vous plaît ?

– Mais pendant que nous dansions. J’ai cru un instant que vous alliez vous évanouir.

– Oh ! Madame, m’évanouir !

– Enfin, vous avez pâli, vous avez frissonné.... Vous étiez mal à votre aise, c’était visible.

– Mon Dieu, Madame, la danse, la chaleur....

– Mais laissez donc ce chapeau tranquille !

Elle saisit mon gibus et le jeta au loin.

Je me levai d’un bond, rouge, voyant danser mille lumières devant mes yeux, souhaitant que le monde s’écroulât sur moi ou qu’il m’arrivât une apoplexie foudroyante ! Je ne savais plus où j’étais, mes tempes battaient épouvantablement, des larmes de honte me montaient aux yeux.

– Causons, maintenant !

J’entendis la même voix calme et douce me dire ces mots !

Je retombai lourdement, incapable de rassembler deux idées !

– Enfin, – fit lentement la marquise, – je ne vous comprends pas ! Qu’avez-vous ?

– Madame, Madame, je vous en supplie !...

– Tenez, il n’y a rien à tirer de vous ce soir. Vous n’êtes pas dans votre assiette ordinaire. Venez me voir demain.

– Quoi, Madame !...

– Dieu, que vous êtes enfant ! Venez, vous dis-je, je le veux. Et n’apportez point votre chapeau, c’est inutile !

........

– Voilà, Messieurs, ce que je dois à mon premier gibus, – dit Georges de Breilles en manière de conclusion. – Il va sans dire que j’exige le secret.

– Soyez tranquille, – lui répondit-on en riant.

A ce moment, Mme d’Angély, superbe femme de quarante à quarante-deux ans, apparut sur le seuil du salon, et dit gaiement :

– Messieurs, ces dames s’inquiètent de votre absence. Elles trouvent que vous la prolongez un peu trop.

– C’est juste, Madame, – répondit M. d’Angély ; – la faute en est à Monsieur de Breilles, qui vient de nous conter une histoire de gibus de tout point attachante.

– Vraiment ? – fit Mme d’Angély d’un ton pincé. – Elles doivent être jolies, les histoires de Monsieur de Breilles !

– Ravissantes, je vous assure ! – reprit M. d’Angély en suivant sa femme.

– Tiens ! c’est drôle, – dit tout bas à Georges un de ses amis intimes, – on dirait que ça l’ennuie, que tu aies raconté une histoire.

– L’histoire de mon gibus, veux-tu dire.

– Plaît-il ?

– Oui. Les autres lui sont indifférentes, mais celle-là...

– Quoi, celle-là ?

– Hé, morbleu ! je n’ai pas manqué au rendez-vous qu’elle m’avait donné pour le lendemain, mon cher.

– Ah ! sapristi ! c’était elle ! Prends garde à toi, si tu as brodé trop ! Elle va se la faire raconter par son mari.

– Oh ! je suis rassuré. Elle sera contente.

– En es-tu bien sûr ?

– Il ne tient qu’à toi d’en faire l’épreuve !


~*~


EXERCICES DU CORPS

MONSIEUR le marquis de Bouchemolle n’avait plus vingt ans. Il s’en fallait même de beaucoup, à en juger par les apparences. C’était une véritable ruine. Il cherchait en vain à dissimuler une calvitie complète sous une perruque du noir le plus intense, nul ne s’y trompait. En outre, il avait le visage ridé comme une pomme sèche, de petits yeux clignotants, des paupières dépourvues de cils et bordées de rouge, la bouche démeublée, le nez recourbé sur une moustache qu’il teignait soigneusement chaque matin, le cou plissé comme un corsage Pompadour ! Goutteux et rhumatisant, quand ses attaques arrivaient, il avait besoin, pour marcher, de s’appuyer sur une canne solide, et il tendait le dos comme s’il eût soutenu le poids du monde, à la manière de l’antique géant Atlas !

Si le pauvre marquis de Bouchemolle n’était guère attrayant, en revanche, il était fort riche, ce qui faisait passer sur la plupart de ses défauts, tant c’est une qualité supérieure que d’être inscrit pour cent mille livres de rente sur le Grand-Livre de la dette publique !

Il avait mené joyeuse vie autrefois. A ce moment encore, il s’épuisait à maintenir sa réputation, et rien ne le flattait comme de s’entendre complimenter sur ses conquêtes étonnantes.

Il est vrai qu’il ne s’épuisait que d’argent. Il lui eût été impossible de le faire d’une autre façon.

– Il aime à regarder, – disait de lui Mme de Vieilgarde, – mais il ne va jamais plus loin. C’est un galant bien précieux quand on est fatiguée ou indisposée !

Néanmoins, M. de Bouchemolle, ayant un jour réfléchi plus que de coutume, pensa qu’il était temps qu’il mît un frein à ses folies.

– Vois-tu, Boisfleury, – dit-il à un de ses amis, – je sens que je commence à vieillir !

– Tu crois ?

– Ça ne paraît pas encore, je le sais ; mais c’est égal, je reconnais que le temps est venu de me ranger.

– Et comment t’y prendras-tu, mon excellent bon ?

– Pardieu, c’est très simple. J’ai l’intention de me marier.

– Diantre ! et tu ne crains pas.... ?

– Quoi donc ?

– Cela s’entend de reste.

– Ah ! bien ! je comprends ! Ecoute, mon cher : Je te concède volontiers qu’à mon âge on ne doit plus compter sur la fidélité d’une maîtresse. Mais, s’il s’agit d’une femme légitime....

– T’imagines-tu que c’est différent ?

– J’en suis convaincu. Le tout est de faire un choix intelligent.

– Qu’est-ce que tu entends par là ?

– J’entends que je me garderais bien de prendre quelque rusée commère, dont les exigences nuiraient à mon repos. Ce que je veux, c’est une petite fille bien niaise, bien candide, de seize à dix-huit ans, qui ne connaisse que sa mère et sa gouvernante anglaise, et pour laquelle le mariage n’ait que des devoirs, et point de droits.

– Tu es de l’école d’Arnolphe. Prends garde que ta future femme ne soit de celle d’Agnès !

– Oh ! si nous en sommes à la littérature, nous pouvons discuter à perte de vue. Moi, je parle sérieusement.

– Ce qui n’en est pas moins drôle pour cela.

– Soit, nous verrons bien.

– Tu es donc décidé ?

– Voilà un quart d’heure que je te fournis des explications. Bien mieux, j’ai fait mon choix.

– Déjà !... et quelle est la victime ?

– C’est la fille de Madame de Miellis, la veuve du général.

– La petite Louise ?

– Précisément. La mère ne possède aucune fortune, elle vit misérablement avec la pension qu’on lui fait. Pas d’autres ressources, et des dettes ! Elle m’a accueilli à bras ouverts.

– Et la demoiselle ?

– La demoiselle ? Elle m’a dit en baissant les yeux : « Je suivrai les conseils de Maman, Monsieur le Marquis ! » Ah ! Boisfleury, c’est un ange !

– Il n’y a que de ça, maintenant !

Mlle Louise de Miellis était une adorable blondinette de seize ans. Plutôt petite que grande, elle avait le visage le plus idéalement candide qu’il fût possible de rencontrer. Un front blanc et pur, un joli nez fin, des joues en fleur, une bouche d’enfant, aux lèvres roses, au sourire innocent ; des dents brillantes et dont l’émail était du ton de la porcelaine, un menton à fossette.

Surtout les yeux étaient enchanteurs ! Bleus comme un ciel d’été, ils étincelaient entre de longs cils soyeux, sous des sourcils dorés et veloutés. Leurs regards étaient si doux, si francs, si naïfs tout ensemble qu’on s’en éprenait aussitôt qu’on les voyait.

Le col était svelte comme un pistil de lys, les épaules délicates, le corsage jeune encore, les mains fines et les pieds imperceptibles.

– La belle petite colombe ! – dit Mme de Vieilgarde le jour du mariage ; – heureusement qu’elle n’a rien à craindre de ce vieux hibou !

Il rayonnait, ce brave marquis de Bouchemolle. Il donnait le bras à Mme veuve de Miellis, parée comme une châsse pour la circonstance. C’était une forte personne, convenablement conservée, de façon que les curieux la prenaient pour la mariée, et faisaient de sa fille sa demoiselle d’honneur !

Mais quand, à l’église, on vit ce vieillard auprès de cette enfant, on se mit à chuchoter de tous les côtés à la fois.

– En voilà un, par exemple, qui a vraiment de l’aplomb !

– Oui, dans une heure, il sera bien avancé !

– Qui sait ? Il ne faut pas se fier aux apparences !

– Pardon, ce ne sont pas des apparences, mais des réalités, je vous en réponds.

– Après tout, ça le regarde. S’il y tient !

– Certainement, qu’il y tient ! Vous voyez bien qu’il ne lui manque que ça pour être complet !

A la sortie de l’église, une bonne femme, qui se tenait sur la route du cortège, dit à Mme de Bouchemolle, au moment où elle passait, rougissante, au bras de son mari :

– Ne lui faites pas de mal !

L’intonation était si drôle que tout le groupe avoisinant éclata de rire, et que le pauvre marquis faillit tomber en voulant doubler le pas.

Enfin, il était marié. Le soir même, il emmena sa femme à Tours, où il avait un superbe hôtel, pour écarter la chère petite des tentations de Paris.

Toutefois, le ménage ne put se dérober aux invitations de la haute société tourangelle, où M. de Bouchemolle était fort répandu.

Rien ne semblait changé dans les manières, les habitudes, le caractère de la nouvelle épousée. Elle était toujours rieuse, simple ; elle avait toujours les mêmes regards ; sa conversation même était surprenante d’ignorance.

– On dirait qu’elle ne saisit point ce qu’on lui dit !

– Est-ce qu’elle serait une sotte ?

– Ou plutôt Monsieur de Bouchemolle ne serait-il qu’un père pour elle ?

Quant au mari, il se transformait. La vie réglée, sans fatigue, sans souci, qu’il menait dans son ménage ; les soins dont il était entouré, le repos qu’il pouvait prendre à toute heure, tout cela avait une influence heureuse sur sa santé. En deux mois, il engraissa considérablement. Il lui vint des couleurs de prospérité qu’on ne lui avait jamais connues auparavant, il reprit même une apparence de verdeur qui étonnait les gens. Malheureusement, il n’y avait que l’apparence, le reste n’existait pas.

Bientôt l’on devina, aux confidences inconscientes de Mme de Bouchemolle, les situations respectives des deux époux.

Les jeunes gens étaient indignés !

– Une si ravissante personne !

– Et distinguée ! et aimable !

– Elle ne se doute de rien, la pauvrette !

– Et nous lui laisserions cette ignorance ?

– Allons donc ! ce serait honteux !

– Pitoyable !

– Stupide !

En conséquence, on entreprit d’éclairer Mme de Bouchemolle sur l’insuffisance de son époux.

Mais ceux qui les premiers tentèrent l’aventure échouèrent à plat. La jeune femme était honnête, et dès qu’elle croyait apercevoir, dans les discours qu’on lui tenait et dans les compliments dont on la flattait, quelque chose de hardi ou d’un sens équivoque, elle rompait l’entretien et laissait là son interlocuteur tout penaud.

A ce jeu, par exemple, son esprit s’ouvrit promptement. Les sous-entendus revinrent si souvent à ses oreilles qu’elle se demanda ce qu’il pouvait y avoir d’insolite dans son cas.

Sa gaieté diminua. Elle devint soucieuse, mélancolique. Outre qu’elle commençait à s’ennuyer dans la société de son mari, qui ne savait plus comment la distraire.

La situation était tendue. Il ne fallait qu’un incident pour amener une transformation totale.

Ce fut le vicomte d’Outreperse qui le fit naître.

C’était un beau garçon de vingt-cinq ans, qui revenait de Paris, où il avait fait son droit, autant à Mabille qu’au cours de M. Chambellan.

Dans une soirée où Mme de Bouchemolle était plus ennuyée que d’ordinaire, le vicomte lui demanda, après l’avoir saluée :

– Serait-ce quelque chagrin, Madame, qui occasionne votre air de dépit ?

– Pas précisément, Monsieur, – lui répondit la charmante marquise, – c’est plutôt une sorte de lassitude qu’il me serait difficile d’expliquer.

– Que m’apprenez-vous, Madame ! Monsieur votre mari manquerait-il d’égards à votre sujet ?

– Mon mari ? Oh ! non pas, Monsieur. Il me comble d’attentions, au contraire.

– Alors, c’est cet excès de prévenances qui vous importune ? Je le comprends, d’ailleurs, c’est parfois fatigant.

– Mais non, Monsieur. Je ne sais ce que vous voulez dire.

– Mon Dieu, c’est pour cela qu’on se marie, d’accord. Cependant il est des instants où ce doit être gênant, surtout avec un époux comme Monsieur de Bouchemolle.

– Je vous avoue, Monsieur, que je vous trouve extrêmement obscur !

– Enfin, Madame, je vous parle de ces devoirs auxquels, pas plus qu’une autre, vous ne vous dérobez, je suppose.

– Quels devoirs ? – fit Mme de Bouchemolle en ouvrant de grands yeux.

– Voyons, Madame, – dit le jeune homme en souriant, – Monsieur votre mari doit bien parfois vous demander quelques faveurs ?

– Ah ! un petit baiser ! – répondit dédaigneusement la marquise.

– Et puis ?

– Et puis, c’est tout, – fit-elle d’un air étonné.

– Mais ce n’est point le mariage, cela !

– Quoi, Monsieur, vous pensez... ?

– Madame, je pense qu’il faut amener Monsieur votre mari à une galanterie plus réelle.

– N’est-ce pas ? Ah ! Monsieur, vous confirmez mes doutes. Mais comment faire ? Mon mari est si nonchalant, si épris de ses aises....

– A son âge, on est toujours un peu apathique. On a besoin d’incitation, comme nous disons au Palais. Ainsi, pour le cas qui nous occupe, je crois qu’il serait convenable de faire faire à Monsieur votre mari quelques exercices du corps.

– Je ne demande pas mieux, Monsieur. Renseignez-moi seulement sur le genre d’exercices qui vous paraît préférable ?

– Madame, si vous le permettez, je vous expliquerai cela demain, et ailleurs qu’ici. Ce serait trop long, d’abord ; puis ce n’est pas dans un bal que l’on peut élucider de telles difficultés.

– Eh bien, Monsieur, venez demain à l’hôtel.

– Je n’aurai garde d’y manquer. Mais il est inutile de causer de ceci à Monsieur de Bouchemolle. Il vaut mieux lui préparer le plaisir de la surprise.

– Vous avez raison, Monsieur. A demain.

Est-il besoin d’affirmer que le vicomte d’Outreperse fut exact au rendez-vous ?

Probablement même, les explications qu’il donna à Mme de Bouchemolle ne furent pas complètes, car il revint le surlendemain, et les jours suivants.

En une semaine, Mme de Bouchemolle devint si gaie, si rieuse, que l’on en fut stupéfié dans le monde où elle fréquentait. Quant au marquis, il changea aussi de manières, d’une façon tout opposée. En peu de temps, on s’aperçut qu’il maigrissait, qu’il perdait ses couleurs, qu’il marchait plus péniblement de jour en jour. Son visage se ridait davantage, il semblait continuellement plongé dans un ahurissement profond.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ? – se demandait-on à voix basse.

Cependant, un point sur lequel M. de Bouchemolle ne tarissait pas, c’était le charme, la grâce, la bonté, la complaisance de sa femme. Quand il était sur ce sujet, il ne s’arrêtait plus.

Au bout d’un certain nombre de visites, la mignonne marquise reconnut que le vicomte se répétait. Elle réfléchit que, s’il lui avait montré tous les exercices du corps qu’il connaissait, d’autres peut-être en savaient de différents, et elle voulut s’en rendre compte, afin de n’en épargner aucun à son cher mari, auquel, en épouse consciencieuse, elle les apprenait religieusement.

Si bien qu’en trois mois, M. de Bouchemolle devint une espèce de spectre. Les traits effroyablement creusés, le teint jaune comme un coing, les yeux enfoncés sous leurs orbites, la lèvre pendante, branlant de la tête et des mains, il faisait mal à voir.

La marquise, au contraire, était gaie comme pinson ! Elle répandait autour d’elle un parfum de joie et de beauté qui en faisait la plus belle femme de Tours. On la citait à dix lieues à la ronde. Elle s’était admirablement développée, ses épaules s’étaient remplies, son corsage saillait délicieusement. Une foule d’adorateurs enthousiastes l’assiégeaient !

– Quel contraste ! – disait-on. – Cette jeunesse liée à cette vieillesse ! Si ce n’est pas odieux ! Que peut faire ce débris, de tant de grâces et de splendeurs ?

Le « débris » n’était pas le moins enchanté ! Plus il se cassait, plus il s’émaciait, plus il adorait sa femme. Pourtant, il arriva un moment où il fit des restrictions à ses louanges.

– Quelle souplesse d’allure ! – lui disait un soir un ami, qui regardait valser Mme de Bouchemolle.

– Oui, – répondit-il, – c’est l’effet des exercices du corps ; mais ça ne produit pas les mêmes résultats sur tout le monde.

Enfin, un événement se produisit, qui éclaircit soudain un mystère où la plupart ne voyaient goutte, les intéressés s’appliquant à n’en point divulguer le secret.

Il y eut à Tours un changement de garnison. Un régiment de hussards y remplaça un régiment de chasseurs.

Il y avait, dans ce régiment nouveau, un brillant sous-lieutenant qui sortait de Saint-Cyr : M. de la Gourmette. Vingt ans, une coquette moustache brune, des yeux bleus en amande, un teint de béguine, une taille de danseuse !

En deux jours, il fut la coqueluche de toutes les femmes de Tours, depuis la marquise jusqu’à la plus pauvre ouvrière.

Il s’arrêta à la marquise.

S’il s’éleva des jalousies, c’est indiscutable. Car dès que la chère Louise eut soumis le beau sous-lieutenant, elle congédia ses premiers professeurs, jugeant qu’à lui seul il les valait tous ensemble.

De là naquirent des haines, des inimitiés, qui devaient éclater une bonne fois, – c’était du moins ce qui se murmurait sous le manteau.

Mais, à la suite d’une confession – inconsciente ! – que fit au cercle le marquis de Bouchemolle, tout rentra dans le calme, tant on fut obligé de reconnaître que M. de la Gourmette méritait la préférence dont il jouissait.

On parlait de choses et d’autres.

Le hasard de la conversation fit que le vicomte d’Outreperse entama un discours sur les exercices du corps, « dont on ne saurait trop recommander l’usage », dit-il avec conviction.

– Les exercices du corps ! – s’écria brusquement le marquis, – vous osez les vanter encore ! Ah ! c’en est trop, Monsieur !

– Que voulez-vous dire ? – fit le jeune licencié en droit, tremblant que le marquis n’eût découvert toute l’intrigue.

– Regardez, Monsieur, ce qu’ils ont fait de moi, vos exercices du corps ! – reprit M. de Bouchemolle, rouge de colère.

– Serait-il possible ?

– Oui, Monsieur, voilà jusqu’à quel point ils m’ont réduit, en six mois. Vous savez comment je me portais quand je suis venu à Tours ? Maintenant, je n’ai ni forces ni santé. Je n’ai plus besoin d’un courant d’air pour m’enrhumer, moi ! Ça se fait tout seul ! Je suis un phénomène !

– C’est extraordinaire !

– Ah ! ah ! vous devenez moins affirmatif, à ce qu’il me semble !

– Pardon, c’est que ceci me paraît obscur.

– Obscur, Monsieur, obscur ! Ecoutez : Ma femme, un jour que je me trouvais las, sans pouvoir deviner la cause de cette lassitude, ma femme me dit que cela tenait à mon apathie, à ma paresse, et que cela irait en augmentant, si je n’y portais remède. – Quel remède ? – lui répondis-je. – Il faut prendre de l’exercice. – Vous croyez ? – J’en suis sûre. – Prenons de l’exercice, alors. – Bon. La voilà qui m’apprend qu’elle est renseignée, qu’elle connaît la meilleure méthode, et que nous allons en faire l’expérience séance tenante, si je veux y consentir. – J’y consentis, ignorant en quoi cela consistait, et ce qui devait en résulter. Ah ! Monsieur, le ciel vous épargne de telles épreuves !

– C’était donc bien terrible ?

– Terrible, terrible ! Ce n’est pas cela, – fit M. de Bouchemolle sur un ton radouci.

– C’était plutôt agréable.

– De quoi vous plaignez-vous, alors ?

– De quoi je me plains ? Mais, Monsieur, ça me brisait ! Mais cet exercice du corps a duré trois quarts d’heure !

– Sans résultat ? – demanda le vicomte, qui étouffait à grand’peine son envie de rire, partagée par tout le monde, du reste.

– Avec résultat ! – riposta le marquis, furieux. – Mais trois quarts d’heure ! Oh ! Monsieur, c’était épouvantable ! Cela se renouvela pendant huit jours, puis ma femme avoua qu’elle n’avait pas suivi la bonne méthode. On essaya d’une autre ! Encore plus pénible ! Enfin, Monsieur, j’ai passé en revue tous les exercices du corps, j’ai fait des développements, des élévations, des rétablissements, de l’escrime même ! Voilà où j’en suis !

– Diantre, je ne vous soupçonnais pas un pareil talent !

– La belle avance ! Si du moins j’y avais pris des forces ! On a bien raison de dire : Le plaisir coûte cher. Plus je faisais de ces maudits exercices du corps, moins j’étais solide. « Il faut l’habitude ! » prétendait ma femme. « Voyez Monsieur d’Outreperse, ça lui réussit admirablement. » Mais, morbleu, ce qui est pour l’un est mauvais pour l’autre !

On se tordait en silence.

– Il fallait faire de l’équitation, Monsieur, – dit tout à coup le sous-lieutenant, d’une voix à la fois inquiète et railleuse.

Tous les assistants dressèrent l’oreille.

– De l’équitation, Monsieur ! – cria le marquis en levant le poing au ciel et en grinçant des dents ; – de l’équitation ! J’en ai fait. Mais ça n’a pu dépasser quatre jours. Ma femme s’est décidée à me laisser tranquille, au bout de ce temps. De l’équitation ! Mais c’est un métier de cheval ! Une semaine de plus, et je vous cédais bien volontiers ma place, ma parole d’honneur, si cela avait pu vous faire plaisir !...


~*~


LE COCHER

EST-ce que vous savez la nouvelle ?

– Quelle nouvelle ?

– On dit que Léonide vient de s’enfuir avec son cocher.

– Avec son cocher ?

– Mon Dieu, oui, ma chère. C’est Madame de Pertuifin qui me l’a affirmé tout à l’heure.

– Mais c’est d’une inconvenance déplorable !

– Et immoral, ma chère !

– Enfin, cela me stupéfie toujours, quand on me raconte de telles histoires. Je ne comprends pas quel charme Léonide a pu trouver dans la compagnie d’un cocher.

– Pardon, Madame, – fit à ce moment M. de l’Aiguillette, qui avait écouté jusque là sans rien dire. – Pourquoi ne comprenez-vous point ?

– Certainement, Monsieur, – reprit Mme de Chaubuisson, – je suis grandement étonnée qu’une marquise, qui a des habitudes d’élégance et de délicatesse desquelles il lui serait impossible de se défaire.....

– Oh ! impossible !...

– J’en juge par moi, Monsieur. Je disais donc que je suis très surprise quand une femme de notre monde s’encanaille avec des gens du commun, surtout avec des laquais, et les plus répugnants de tous, des cochers !

– Vous avez raison, – fit l’amie de Mme de Chaubuission, la colporteuse de la nouvelle. – Les cochers ! pouah ! ça sent la remise et l’écurie !

– Mais enfin, – répliqua M. de l’Aiguillette, – ils ont peut-être des qualités particulières, ces messieurs !

– Des qualités particulières ? – dit Mme de Chaubuisson d’un air étonné. – Je vous serais fort obligée de m’apprendre lesquelles ?

– Eh ! Madame ! quand ce ne serait que de savoir conduire.

– Quel rapport cela a-t-il avec les passions qu’ils inspirent ?

– Quel rapport ?

– Oui ? Vous me tenez là des propos ridicules, n’est-ce pas, ma chère ?

– Des enfantillages ! – répondit l’amie en adressant à M. de l’Aiguillette un malicieux sourire.

– Mais vous vous trompez, Madame, c’est sérieux !

– Allons donc ! Tenez, l’orchestre commence une valse, vous feriez mieux de me mener danser.

– Précisément, je venais vous inviter.

– Alors, venez. Ce sera préférable à la conversation que nous venons d’échanger.

C’était à une soirée chez le comte de la Brèche-Noire que ce dialogue avait lieu. Au milieu de la fête, le bruit de la fuite d’une des femmes du monde les plus recherchées s’était tout à coup répandu, et l’on ne parlait que de cela.

Mme de Chaubuisson était une fort belle personne de vingt-cinq ans environ, d’une allure pleine de noblesse et de dignité. Elle avait un visage admirablement correct : front blanc et pur, nez droit à la grecque, bouche fière, menton joliment arrondi, joues roses et pleines, cheveux bruns coiffés à l’anglaise. Son cou s’attachait élégamment à des épaules irréprochables, et descendait jusqu’à la naissance d’une poitrine splendide, dont le corsage décolleté laissait admirer une moitié qui faisait souhaiter de contempler le reste. Les bras surtout étaient incomparables ! Larges à l’épaule, ils s’amincissaient jusqu’aux poignets d’une manière enchanteresse ! Avec cela, de coquettes fossettes roses se creusaient aux coudes, et les mains étaient d’une exquise petitesse.

Malheureusement, Mme de Chaubuisson avait moins d’esprit que de beauté. Elle était incomplète. Sous son grand air et sa distinction suprême se dissimulait une intelligence étroite, facile à duper, prêtant confiance à tout. Par contre, elle était d’une froideur absolue, d’une indifférence sans pareille.

Mariée à un ancien viveur, plutôt son père que son mari, elle restait fidèle à M. de Chaubuisson, qui ne le lui demandait pas, tout en s’en montrant enchanté. On a beau être vieux et inactif, on a beau se dire qu’on est du bois dont ces Messieurs sont faits, on a quelque plaisir à ne point faire partie de leur confrérie.

Vainement les galants assiégeaient Mme de Chaubuisson, pas un d’eux ne réussissait à quoi que ce fût. Plusieurs avaient été aidés par des envieuses, par des jalouses, par des moqueuses, qui eussent été satisfaites de triompher de cette vertu. Tout avait été inutile.

Etait-ce bien seulement de la vertu ?

Non. C’était plutôt une absence de sens et de curiosité, voire une espèce de respect des convenances, poussées à un degré extraordinaire.

Tromper son mari, cela semblait à Mme de Chaubuisson un manque de tact, une faute impardonnable contre l’étiquette.

C’est à elle qu’il échappa un mot bien significatif à cet égard, mot qui courut tous les salons.

On racontait qu’une femme avait été surprise par son mari, dans une conversation où il s’agissait d’autre chose que de trigonométrie.

– Le mari entra dans une violente colère et se mit à crier terriblement ! – disait le narrateur.

– Pourquoi crier ? – demanda Mme de Chaubuisson. – Cela n’est pas d’usage.

– Comment, Madame ! – reprit le conteur, étonné ; – fallait-il que cet homme demeurât muet, en voyant sa femme qui, la robe dérangée et fripée,....

– La robe dérangée et fripée ! – interrompit vivement Mme de Chaubuisson. – Oh ! alors, c’est différent, Monsieur. Cette tenue était de tout point répréhensible, et le mari avait raison.

Après cela, les soupirants comprirent qu’ils en seraient toujours pour leurs frais, et ils cherchèrent des cœurs plus compâtissants, et aussi plus sensibles et plus impressionnables.

Un seul n’avait point désespéré. C’était M. de l’Aiguillette.

Très joli garçon, vingt-cinq à vingt-six ans, comme Mme de Chaubuisson, de beaux yeux noirs, des cheveux blonds bouclés, une provoquante moustache, grand, bien pris, à l’aise dans son élégance, il était, avec ces qualités, doué d’une persévérance infatigable dans la poursuite de ses projets.

Quand ses rivaux lui avaient cédé la place plus par lassitude que par dépit, il s’était dit mentalement :

– Maintenant, je suis sûr de réussir.

Mais comment ? Depuis plusieurs mois, il avait essayé de tous les moyens, Mme de Chaubuisson ne s’était pas seulement aperçu de ses tentatives.

Pourtant, ce soir-là, pendant qu’il reconduisait sa danseuse, après la valse, il la trouvait si belle, si tentatrice, l’animation de la danse avait mis un tel feu dans ses yeux, que M. de l’Aiguillette pensait tristement :

– Quel est donc le point vulnérable de cette femme ? Comment ferai-je fondre cette statue de glace ?

De son côté, Mme de Chaubuisson réfléchissait aussi. L’histoire du cocher l’intriguait.

Si bien que, lorsque M. de l’Aiguillette l’eût ramenée à sa place, au lieu de le laisser partir, elle le retint en disant :

– Je voudrais causer avec vous, Monsieur de l’Aiguillette.

– Je suis à vos ordres, Madame, s’empressa de répondre le cavalier, surpris et charmé.

– Seyez-vous là, et m’écoutez.

– Me voici, Madame.

– Je songe à notre causerie de tout à l’heure. Voyons, franchement, avouez-moi que vous n’avez pas dit toutes vos raisons ?

– A quel propos, Madame ?

– Hé ! vous m’entendez bien ! A propos de cette histoire de cocher.

– Pourquoi donc, Madame, ne vous aurais-je point dit toutes mes raisons ?

– Parce qu’elles seraient trop insuffisantes.

– Où veut-elle en venir ? – se demandait M. de l’Aiguillette. – Serait-ce l’instant psychologique ?

– Si j’ai bonne mémoire, – reprit Mme de Chaubuisson, – vous avez prétendu que c’est parce qu’ils savent conduire que les cochers sont l’objet de si étranges faveurs ?

– En effet, Madame, je me souviens que j’ai dit cela.

– Et vous n’avez pas d’autres motifs pour soutenir une semblable affirmation ?

– Peut-être, Madame.

– Ah ! j’en étais bien certaine ! Et, lesquels, s’il vous plaît ?

– Madame, c’est un peu risqué !

– N’importe, Monsieur. Je pense que vous saurez vous arrêter à temps.

– Justement, Madame, voici ce qui manque à ces messieurs. Ils ne savent pas s’arrêter à temps...

– Oh ! Monsieur !

– Ce n’est pas tout, Madame.

– Quoi encore ?

– Vous vous imaginez que ces gens-là sont malpropres, qu’ils gardent sur eux les odeurs du cuir des harnais, de la graisse des essieux et du fumier des écuries, n’est-ce pas ?

– Certes !

– Détrompez-vous, Madame. Il en est qui sont parfumés comme vous-même, qui ont les mains aussi nettes que s’ils ne touchaient que des objets d’art, et qui, dans de certains moments, ont une tenue plus noble et plus digne peut-être que celle de Monsieur votre mari.

– Vraiment !

Mme de Chaubuisson riait, ses yeux brillaient d’un éclat inusité, une légère rougeur lui était montée aux joues.

– Mais, reprit M. de l’Aiguillette, – je ne vous ai pas encore appris la grande qualité de ces gens.

– Vous m’intéressez infiniment, Monsieur, je vous assure !

– Leur grande qualité, c’est de n’être point compromettants.

– Que prétendez-vous là ? Voyez donc Léonide ?

– Pardieu ! elle s’est sauvée, elle ! Elle a tout quitté : mari, enfants, amis, relations ! C’est évident qu’elle ne pouvait éviter de se compromettre en agissant ainsi. Mais je vous prie de remarquer que jusqu’à l’instant de sa fuite, personne ne s’est même douté que son cocher fût un si heureux coquin !

– C’est juste ! murmura Mme de Chabuisson en s’abandonnant à une profonde rêverie. – Et vous les croyez vraiment... intéressants ? – ajouta-t-elle après un moment de silence.

– Pas tous, Madame, assurément. Mais quelques-uns, oui. Ceux qui sortent de chez ces demoiselles, par exemple. Ils ont généralement reçu là une éducation dont on ne peut que profiter.

– Mais comment le savez-vous ?

– C’est que le mien est dans ce cas, Madame, et qu’il m’a renseigné à fond là-dessus.

– Ah !....

– Mme de Chaubuisson ne parlait plus. Elle réfléchissait. Quant à M. de l’Aiguillette, il lui semblait qu’une lueur d’espoir lui était apparue. Il tenta de renouer la conversation, mais sa belle interlocutrice ne s’y prêta nullement, de sorte qu’il pensa qu’il valait mieux en demeurer là pour l’instant. Il se leva donc pour prendre congé.

– Venez me voir plus souvent, – lui dit Mme de Chaubuisson en lui tendant la main, faveur qu’elle n’accordait presque jamais. – Vous êtes rare comme un oiseau bleu !

– Je craignais de vous importuner, – Madame, – répondit M. de l’Aiguillette. – Puisque vous me le permettez...

– Oui, oui, venez. Nous causerons.

– De mon cocher ?

– Voulez-vous bien vous taire, mauvaise langue ! D’ailleurs, j’ai le mien.

– Baptiste ? il a cinquante ans !

– Allons, c’est bien. Brisons là, n’est-ce pas ?

– C’est cela, nous poursuivrons plus tard.

Bref, à partir du lendemain, M. de l’Aiguillette ne manqua pas un jour d’aller rendre visite à Mme de Chaubuisson, qui l’accueillit de mieux en mieux. Il en arriva même à une sorte d’intimité qui ne faisait que le rendre plus ardemment épris de son adorable hôtesse ! Mais il n’osait se déclarer, préférant l’incertitude à la désillusion !

Cela dura une semaine.

Puis, un jour, Mme de Chaubuisson lui dit, dès qu’il se montra :

– Je suis extrêmement ennuyée !

– Et pourquoi donc, Madame ?

– Mon ami, je viens de chasser mon cocher.

– Vous avez chassé Baptiste ?

– Oui. Il me portait sur les nerfs !

– Voilà qui est étrange ! – se dit M. de l’Aiguillette, pendant que Mme de Chaubuisson continuait :

– Et mon mari qui est parti hier en voyage ! N’est-ce pas jouer de guignon ?

– En effet, Madame. Vous êtes embarrassée pour faire un nouveau choix, sans doute ?

– Précisément.

– Si je puis vous être utile dans cette circonstance, disposez de moi.

– Quoi, vous accepteriez... ?

– De vous procurer quelqu’un de convenable ? Parfaitement.

– Ah ! mon cher ami, que vous êtes aimable !

– Plus que vous ne pensez, Madame.

– Comment cela ?

– Mon Dieu, oui. J’ai reçu de plusieurs châtelains de mes amis des invitations auxquelles je ne puis me dérober davantage. Le moment de mon départ était même fixé. Je vais le reculer de quelques jours à cause de vous.

– C’est charmant, en vérité ! Vous êtes d’une complaisance !...

– N’en parlons plus, Madame. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Dès aujourd’hui, je me mets en campagne ; mais par exemple, aussitôt que j’aurai ce qu’il vous faut, je vous préviens que je partirai sans venir vous faire mes adieux. On m’attend de tous côtés et je suis déjà en retard. Vous m’excuserez, n’est-ce pas Madame ?

– Certainement, mon ami, certainement.

Deux jours après, à dix heures du matin, un grand gaillard bien découplé, rasé de près, coiffé correctement, avec des cheveux noirs partagés du front jusqu’au bas de la nuque par une raie magnifique, le cou emprisonné dans un petit col anglais, en livrée bleu-de-roi, gilet de satin à raies bleues et blanches, culotte, bas de soie bleus, souliers à boucles, gants blancs ; un superbe gars de vingt-cinq à vingt-six ans se présenta à l’hôtel de Chaubuisson et demanda à parler à Madame.

– Pourquoi venez-vous ? – lui dit la femme de chambre, qu’on était allé chercher. – Pour une commission ?

– Non, c’est pour entrer ici, comme cocher.

– Ah ! très bien. Avez-vous une lettre ?

– Oui. J’ai une lettre de Monsieur de l’Aiguillette.

– Est-ce que vous serviez chez lui ?

– Non. Chez un de ses amis.

– Je vais prévenir Madame. Donnez-moi votre mot.

– Que non. Monsieur de l’Aiguillette m’a bien recommandé de ne le remettre qu’à Madame.

Une minute plus tard, on introduisait le garçon chez Mme de Chaubuisson.

– C’est vous qui m’êtes adressé par Monsieur de l’Aiguillette, mon ami ? – fit-elle en examinant attentivement le cocher.

Oui, Madame. Voici la lettre que Monsieur de l’Aiguillette m’a chargé de présenter à Madame.

Mme de Chaubuisson décacheta le pli avec une certaine impatience, qui n’échappa point au postulant.

Voici ce qu’elle lut :

    « Madame,

Je vous adresse un ami intime de mon cocher, qui vient de quitter le service de Mademoiselle Rosita Blantain, dont il a monté l’écurie d’une façon tout-à-fait spéciale.

Il a, je pense, toutes les qualités nécessaires pour bien tenir la place qu’il convoite dans votre maison. Il conduit divinement et il monte dans la perfection. Au besoin, monterait sans selle. Pique peu, mais juste quand il faut, et n’est jamais désarçonné.

Au moral, ne boit pas, ne court pas, propreté irréprochable, discrétion absolue.

Je serais heureux, Madame, si Germain pouvait vous plaire. A mon retour, j’aurai l’honneur d’aller prendre de vos nouvelles, et vous demander si mon choix a été bon.

Veuillez croire, Madame, aux sentiments de respect et d’amitié avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

                ROGER DE l’AIGUILLETTE. »

– Monsieur de l’Aiguillette vous recommande à moi d’une façon bien flatteuse, – dit Mme de Chaubuisson à Germain, en le regardant plus que jamais.

– J’espère que Madame trouvera que Monsieur de l’Aiguillette ne m’a pas trop vanté, si elle daigne me prendre chez elle, – fit Germain en s’inclinant.

– Il faut que je vous interroge, avant tout. Asseyez-vous là.

Elle lui indiquait une chaise devant elle. Elle était charmante, ce matin-là, Mme de Chaubuisson. Elle venait de se lever, fraîche comme une fleur de printemps. Son peignoir se moulait sur des formes divines, libres de toute entrave. Un sourire enchanteur entr’ouvrait ses lèvres roses, au milieu desquelles s’épanouissaient des dents éclatantes de blancheur.

Germain ne la quittait pas des yeux. Il avait une tenue à la fois respectueuse et fière qui pouvait surprendre chez un domestique. Ce que Mme de Chaubuisson constatait principalement, c’est qu’il était admirablement bâti, et qu’il avait une physionomie réellement distinguée. De plus, elle le devinait soigné, parfumé, et elle remarquait que son linge était d’une extrême finesse.

– Elles n’ont pas si mauvais goût, ces filles ! – ne put-elle s’empêcher de penser.

– Où avez-vous servi, avant d’entrer chez Mademoiselle Rosita Blantain ? – dit-elle en affectant de relire le nom sur la lettre d’introduction.

– J’étais au haras du Pin, Madame.

– Et pourquoi quittez-vous cette demoiselle ? Vous aurait-elle chassé ?

– Chassé, Madame ! – répartit Germain en se redressant dignement. – On ne m’a jamais chassé nulle part.

– Pourquoi donc êtes-vous parti de cette maison ?

– Pour des motifs personnels, qu’il n’est peut-être pas essentiel de révéler à Madame.

– Mais si, je tiens à les connaître.

– Je serais reconnaissant à Madame de ne pas insister.

– Cependant....

– Oh ! si Madame l’exige ! Ma maîtresse avait des relations qui me déplaisaient.

– Vraiment ?

– Oui, Madame. Il venait toujours chez Mademoiselle des comtes, des marquis, des barons. Cela m’ennuyait.

– Mais, – fit Mme de Chaubuisson d’un ton surpris, – il en vient aussi chez moi !

– Oh ! chez Madame, c’est autre chose.

– Comme il s’exprime élégamment ! – disait à part Mme de Chaubuisson. – Et elle reprit tout haut : – Comment, c’est autre chose ! Qu’entendez-vous par là ?

– Ce ne sont que des amis.

– Que vous importe ? – fit Madame de Chaubuisson en fronçant les sourcils.

– Puisque Madame a voulu pousser aussi loin l’interrogatoire, je ne puis rien lui cacher.

– Que signifie ?

– Cela signifie, Madame, que, si j’ai désiré entrer à votre service, ce n’est point que je ne sache où aller. Cela signifie, Madame, qu’il me plaît d’être votre esclave, et cela sans conditions. Cela signifie encore, Madame, que j’ai un rêve à réaliser, et que j’espère y réussir, à force de soins, d’attentions, d’obéissance !

– Eh quoi, vous oseriez !...

– Je n’ose rien, Madame ! Ah ! Dieu me garde d’oser ! Mais un jour, je vous ai vue. Dès ce moment, j’ai senti que je vous appartenais. Voilà six mois que je cherche à faire partie de votre maison ; voilà six mois que je veille, que je guette, que j’attends l’occasion. Elle est venue, je l’ai saisie. Que Madame me pardonne, mais un tel aveu vaut peut-être bien une lettre de recommandation !

Germain était tombé à genoux. En prononçant les derniers mots, il prit doucement des mains de Mme de Chaubuisson la lettre dont il parlait, et qu’elle n’essaya point de conserver, et il la déchira en morceaux.

– En vérité, Germain !...

Le courroux était tombé. La situation était si nouvelle, si imprévue, malgré les pensées qui roulaient dans la tête de Mme de Chaubuisson depuis une semaine, qu’elle était émue, touchée, curieuse, plutôt qu’irritée.

– Madame m’a amené là, il faut que je lui ouvre mon cœur ! Ah ! Madame ! songez-y ! Je ne suis pas un de ces laquais que l’on jette dehors comme des chiens dont on ne veut plus. Madame, je vous aime, je vous adore ! A présent, écrasez-moi sous vos pieds, si vous le voulez. Ces mots me brûlaient les lèvres !

– Il est beau, ce malheureux ! – murmura bien bas Mme de Chaubuisson. – Et, lui tendant la main, elle lui dit avec douceur : – Allons, Germain, relevez-vous.

– Madame me pardonne donc ? – s’écria Germain en baisant passionnément la main de sa maîtresse. Et, se redressant d’un bond, il lui adressa une œillade si enflammée qu’elle en frissonna toute entière.

– Ah ! – songea-t-elle, – ce regard me pénètre jusqu’à l’âme.

– Madame ! Madame ! – lui disait Germain, qui la touchait presque, – vous êtes belle comme une déesse, et les hommes devraient vous élever des autels !

– Germain, taisez-vous !

– Ah ! qu’importent les conditions, Madame ! C’est à celui qui a su vous deviner le premier d’être récompensé de son amour !

Et l’audacieux cocher appuya ses lèvres sur celles de Mme de Chaubuisson.

– Ah ! Germain ! – fit-elle en fermant les yeux. – Que voulez-vous de plus ?

......

Ce jour-là, Germain conduisit au bois Mme de Chaubuisson, pour la première fois.

Un mois plus tard, dans une soirée, l’histoire du cocher de Léonide, dont il est parlé au commencement de ce récit, revint subitement sur le tapis. Les mêmes personnes étaient là.

– On va les juger, – disait l’amie de Mme de Chaubuisson. – Il est à craindre que Léonide ne soit condamnée !

– Elle est cependant bien excusable ! – répliqua Mme de Chaubuisson. – On ne commande pas à ses sentiments !

– Mais un cocher ! – reprit l’amie, en ouvrant de grands yeux.

– Un cocher, un cocher ! Il y en a de toutes sortes !

– Comment, de toutes sortes ?

– Oui, ma chère. Ainsi, tenez, ceux qui sortent de chez les filles. Vous ne sauriez croire combien ils sont distingués ! Et soignés, et élégants ! Et ces fiers regards, ces sourires discrets, cette force, cette noblesse !

– De la noblesse, maintenant ? Mon Dieu, que vous avez changé ! C’est à croire que vous en aimez un, ma chère. Je m’en rapporte à Monsieur de l’Aiguillette.

– Vous allez un peu loin, – répartit M. de l’Aiguillette en riant, – Mme de Chaubuisson n’en est pas là.

– Hé ! hé ! Je n’en sais trop rien ! – fit l’amie en s’en allant.

– Elle est méchante, – dit M. de l’Aiguillette à Mme de Chaubuisson, qui l’examinait en donnant des signes de véritable stupeur. De retour de voyage depuis la veille seulement, il n’était plus le même. Il avait fait raser sa moustache, ce qui le rendait quelque peu méconnaissable, quoiqu’il restât joli garçon tout de même.

– A propos, et mon cocher, en êtes-vous satisfaite, Madame ?

– Votre cocher, Monsieur ? Il s’en est allé avant-hier. Mais, c’est inouï ! plus je vous regarde,...

– Ah ! Madame, – murmura M. de l’Aiguillette, – c’est à celui qui a su vous deviner le premier d’être récompensé de son amour !

– Quoi, Monsieur ! Que signifie ?...

– C’est moi Germain, Madame.

– Germain ! Vous, Monsieur ? mais il était brun.

– Il est si facile de mettre une perruque !

– Eh bien, – fit Mme de Chaubuisson en poussant un soupir de soulagement, – j’aime mieux cela !


~*~


ÉCHANGE DE LETTRES

                    M. du Frasq à M. de Sildo.

                                    Paris, 6 octobre.

OH ! non, par exemple. Non, mille fois non ! Je n’irai pas à Pont-sur-Orge. Tu t’y trouves bien, mon cher ami, c’est parfait. Restes-y tant qu’il te plaira. Quant à moi, c’est différent. Paris m’est nécessaire, les Champs-Élysées font partie de mon bonheur.

J’aurais une belle tête au milieu de vos baillements de province ! L’agréable existence ! Je vois ça d’ici : La Raynette, en sa qualité de châtelain, promène triomphalement ses hôtes dans son parc ; Courzy, ce myope étonnant, un artiste dans son genre, pose gravement son chapeau sur la corne d’une vache, qu’il prend pour une patère ; Hardant disparaît au bras de quelque femme compatissante... et jolie ; La Gourmette fait de l’équitation ; Mottebrune file le parfait amour avec sa femme ; Blanchecotte déterre les pots cassés du garde-chasse, sur l’emplacement d’un cimetière huguenot datant de 1568 ; Longuelime et toi, vous assommez Mmes de la Raynette et de Blanchecotte, sans compter les occupations de ceux que je ne connais pas. Que me resterait-il, à moi ? Je serais obligé de dormir du matin jusqu’au soir ? Bon à Paris : c’est admis, c’est d’usage, parce qu’on y reste éveillé la nuit ; mais à Pont-sur-Orge, on ne comprendrait point.

A chacun selon ses œuvres. A vous, hommes calmes, légumes de pot-au-feu, à vous la nature et ses bucoliques ; à moi, joyeux vivant, à moi Paris, les boulevards éclairés à la lumière Jablochkoff, Mabille qui ferme et les belles-petits qui repeuplent le Bois. – Va te promener, j’y vais moi-même.

Remercie La Raynette de son invitation. Alice ma charge de te rappeler que vous êtes bons amis. – Dis-lui que je l’embrasse sur l’œil droit, ce grand serin-là. – Ce sont ses propres paroles. Elle me laisse l’œil gauche, et j’y dépose passionnément mon baiser fraternel. Bonjour à tout le monde.

            Tibi,               
                Henri DU FRASQ.


                    M. de Sildo à M. du Frasq.

                                    Pont-sur-Orge, 7 octobre.

Que tu es bête, mon cher Henri ! Ta lettre nous a fait rire aux larmes, Longuelime et moi. Tu as bien raison, nous menons une existence à laquelle tu ne t’habituerais point.

C’est égal, vois-tu, je commence à comprendre Théocrite. La campagne ! ah ! la campagne ! les champs, les prés, les bois, les collines, les vallées ! Comme c’est beau ! Comme cela vous pousse à la rêverie ! Comme cela vous remplit l’âme d’une poésie délicieuse !

Je vais voir les moutons paître dans la plaine, je regarde les canards barboter dans le ruisseau, je donne du grain aux poules, je palpe les lapins, je caresse les bœufs et les vaches dans l’étable. A propos, je vais t’apprendre quelque chose. On attèle les bœufs autrement que les chevaux. Les bœufs ont une espèce de collier aux cornes, c’est là qu’est leur plus grande force. La première fois que j’ai vu ça, j’ai été surpris. Maintenant, je m’y accoutume. Je crois même qu’on a raison, c’est plus pittoresque. Il est bien entendu que je ne te garantis pas que cet usage soit répandu partout, mais il est général à Pont-sur-Orge et dans les environs ; je l’ai vérifié.

Eh bien, mauvais plaisant, est-ce inutile d’aller à la campagne ?

Il y a ici une dame de Lacroupe que tu ne connais pas. C’est une belle veuve qui touche à la trentaine. Je lui fais une cour acharnée qu’elle accueille d’une manière énigmatique. Néanmoins, elle s’humanise, depuis hier. Elle est réellement très bien.

Tout le monde t’envoie mille compliments par mon canal, pour employer l’expression de M. de La Raynette. J’ignore ce que j’ai fait de ta diablesse de lettre ; depuis hier, je ne puis mettre la main dessus. Adieu, je vais voir traire. – Embrasse Alice.

            Tout à toi,
                    Amédée DE SILDO.


                    X à M. du Frasq.

                « Monsieur le baron du Frasq, rue de la Tour,
                                    à Passy. »

                                    Paris, 8 octobre.

    Monsieur,

Une de mes amies, actuellement en villégiature à Pont-sur-Orge, y a trouvé cette lettre dans un des couloirs du château. En sa qualité de femme, mon amie est curieuse. Elle a lu votre prose. Comme vous n’y prononcez point le nom de votre correspondant, comme vous êtes fort connu à Pont-sur-Orge, comme enfin votre style pourrait ne pas plaire à tout le monde, elle a pensé qu’il valait mieux vous retourner la lettre plutôt que d’en chercher le destinataire. Elle me l’a donc envoyée sous pli, en me chargeant de vous la faire parvenir. Voilà qui est terminé.

Mes compliments, Monsieur, vous avez un joli style. Je vous souhaite que Mad.... (dois-je mettre Mademoiselle ou Madame ?) Bah ! mettons Mademoiselle ; c’est sans importance, j’imagine. Donc, il est à désirer que Mademoiselle Alice ait autant de charmes que votre rhétorique.

Si vous voulez me remercier, écrivez, poste restante, aux initiales L. M.


                    M. du Frasq à M. du Hardant.

                                    Paris, 8 octobre, minuit.

J’ai besoin de vous, mon cher Frédéric. Il m’arrive quelque chose de bizarre. J’avais écrit à cet imbécile de Sildo, qui a perdu ma lettre, laquelle a été trouvée par une dame, qui me l’a renvoyée par la poste. Mais, le curieux, c’est que la lettre a été mise à la poste à Paris. Qui soupçonnez-vous ? Est-ce une farce de quelqu’un de vous ? Je vous préviens que si l’on se moque de moi, il y aura du retour. Franchement, je suis intrigué. Répondez-moi vite.

        Cordialement,
                            FRASQ.


                    M. du Frasq à L. M., poste restante.

                                    Paris, 9 octobre.

Certainement, je tiens à vous remercier, Madame ou Monsieur, car j’ignore vraiment à qui je parle.

Cependant, je vous soupçonne fort d’être une femme. Un homme y mettrait moins de mystère. Allons, j’ai deviné, n’est-ce pas ?

Eh bien, Madame, je vous en ai doublement d’obligation. Je suis tout-à-fait ravi que vous ayez pris la peine de me renvoyer mes folies, et aussi de les juger. Vous êtes la Raison même.

Quant à Alice, ce n’est ni Madame ni Mademoiselle, mais elle est fraîche comme une rose et belle comme un amour, ce qui rend le cœur indulgent pour le reste.

Encore une fois merci, Madame, et croyez que je me réjouirais de pouvoir vous rendre service pour service, d’autant que j’y gagnerais certainement.

        Votre respectueux serviteur,

                Baron Henri DU FRASQ.


                    M. de Sildo à M. du Frasq.

                                    Pont-sur-Orge, 10 octobre.

Comment, Henri, tu ne m’écris plus ? Pourquoi cela, mon ami ? Ai-je dit quelque chose qui t’ait fâché, dans ma dernière lettre ? Je ne me rappelle pas bien ce que je t’y marquais, mais il me semble qu’il n’y avait rien de vexant.

Ah ! mon ami, que de choses on apprend à la campagne ! Je me promenais hier avec un des fermiers de La Raynette. Nous côtoyions un champ tout retourné, où la terre était jonchée d’énormes racines rouges. – Tudieu ! m’écriai-je, voilà des carottes phénoménales ! – Où ça ? fait le paysan. – Là, pardieu. – Ça ? Et il part d’un gros éclat de rire, en me disant : « Ça ? mais, c’est d’la bett’rave ! – Allons donc, je sais bien que la betterave est une variété de canne à sucre. – Plaît-y ? – Eh oui ! puisqu’on dit du sucre de canne et du sucre de betterave. – Eh ben ! c’est avec c’te bett’rave-là qu’on l’fait, l’sucre d’ bett’rave. – Je me suis renseigné, il avait raison. Ça m’a donné un certain dégoût pour le sucre. Songe donc ! Ces betteraves sont pleines de terre, et sales, et piquées des vers ! Je te conseille de ne plus te servir que de sucre de canne. C’est facile à reconnaître. Celui-ci fond très vite, au lieu que l’autre met fort longtemps. A moins que ce ne soit le sucre de betterave qui fonde promptement. Je ne me souviens plus au juste.

Je parle beaucoup de toi, ce qui amuse fort Mme de Lacroupe. Si seulement ça avançait mes affaires ! J’espère que maintenant tu vas me répondre. Donne-moi donc quelques conseils. Mme de Lacroupe est une belle personne, brune, les yeux jaunes comme de l’or, le teint mat. Elle est plutôt grande que petite, large d’épaules, la taille souple, un corsage opulent. Elle a un sourire de madone, une bouche comme une anémone, un menton accusé. Quelle est la meilleure tactique pour ce genre de femme ? – Embrasse Alice.

        Tout à toi,
                Amédée DE SILDO.


            M. du Hardant à M. du Frasq.

                                    Pont-sur-Orge, 11 octobre.

Impossible de vous renseigner sûrement, mon cher Henri. Je suis à peu près certain que ce n’est pas un de ces messieurs qui a cueilli votre lettre, voilà tout. C’est donc une de ces dames. Mais laquelle ? J’épie, je veille, j’observe, et je ne trouve rien. L’intrigue se déroule adroitement, croyez-le. D’ailleurs, laissez-vous faire, tout bonnement. Nous n’avons pas une seule vieille femme ici. Mmes de La Raynette, de Blanchecotte, de Mottebrune, que vous connaissez, et Mmes de l’Huiclos et de Lacroupe que vous n’avez jamais rencontrées, sont toutes ravissantes. Je ne vous parlerai pas de Mme de l’Huiclos, pour des raisons que je vous permets de deviner. Reste Mme de Lacroupe, qui est une adorable personne, avec ce teint chaud des Espagnoles, cette tête correcte et ineffablement douce des saintes de Raphaël, cette taille divine des Vénitiennes de Titien. Elle est veuve et elle est seule. Longuelime et Sildo l’assomment. Voilà tous les renseignements dont je suis capable. – Vous suffisent-ils ?
        Mille amitiés,
                    HARDANT.

P. S. – J’apprends à l’instant que Mme de Lacroupe correspond avec Mme d’Herminoff, à Paris. La fille qui a porté la lettre à la poste vient de me le dire.


            L. M. à M. du Frasq.

                    « Monsieur le baron du Frasq, rue de la Tour,
                                    à Passy. »

                                    Paris, 11 octobre.

    Monsieur,

Vous avez deviné, je suis une femme.

Je vous sais gré de ne point tenter de finasser dans votre lettre de réponse. Cela m’a plu. Sans vous avoir jamais vu, je vous connaissais un peu déjà, par des ouï-dire, mais j’avoue que je doutais que vous fussiez aussi franc qu’on me l’affirmait. Je me rends. L’Auvergnat de Labiche n’est que de la Saint-Jean auprès de vous.

On m’a vanté encore d’autres qualités que vous possèderiez d’une façon remarquable, si l’on ne me trompe pas plus en cela que pour le reste. Nous nous rencontrerons cet hiver, et peut-être prendrai-je alors de l’intérêt à m’assurer de l’exactitude de mes renseignements.

En attendant, soignez Alice, qui jouit du singulier privilège de n’être ni Madame ni Mademoiselle. J’espère que Monsieur son père ne discute pas politique avec vous ?

                           
            M. du Frasq à M. du Hardant.

                                    Paris, 12 octobre.

Il faut que vous me serviez encore, mon cher Frédéric, mais sous le sceau du plus grand secret. Je suis allé chez la princesse d’Herminoff, à laquelle j’ai appris qu’un de mes amis m’avait chargé d’une commission pour Mme de Lacroupe. C’était vrai, du reste. A force de chercher, j’ai déniché quelqu’un qui connaît cette belle mystérieuse, étant de Blois comme elle. Mais il ignore où elle est. Je lui ai dit que Mme d’Herminoff correspondait activement avec elle, de sorte qu’il m’a prié de lui faire tenir quelques mots de sa part.

Or, j’ai reçu de nouveau une lettre anonyme, timbrée de Paris, du bureau du boulevard Malesherbes, le quartier russe. Cela m’a suggéré l’idée d’une petite ruse que j’ai menée à bien. Je suis parvenu à me faire remettre par Mme d’Herminoff l’adresse de Mme de Lacroupe sur une enveloppe, pour le gentilhomme blaisois en question.

Maintenant, voici ce qu’il faut m’apprendre : Mme de Lacroupe va recevoir après demain une ou deux lettres de Paris ; dites-moi par dépêche le nombre de missives qui lui parviendront.

Si vous pouvez découvrir les noms des bureaux expéditeurs, ce n’en sera que meilleur.

Excusez-moi de vous causer ces tracas, mais je suis à votre service pour tout ce qu’il vous plaira.

        Cordialement.
                    FRASQ.


            M. du Frasq à Mme de Lacroupe.

                                    Paris, 13 octobre.

    Madame,

Pardonnez-moi de vous écrire sans vous connaître. J’y suis prié par un gentilhomme de Blois, M. de Courlis, qui me charge de vous mander que vos affaires sont en bonne voie, et aussi que Madame sa femme et lui vous font leurs meilleurs compliments d’amitié.

J’ose y joindre les miens, Madame, car j’ai beaucoup entendu parler de vous, et sur un ton qui m’a donné le plus grand désir de vous être présenté. Je sais que vous êtes belle et douce, et ce me serait un honneur enviable qu’on vous eût dit autant de bien de moi.

C’est Mme d’Herminoff qui m’a donné votre adresse actuelle, avec une bonne grâce toute charmante.

Veuillez agréer, Madame, l’assurance du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être.

Votre très humble et très obéissant serviteur,

                    Baron Henri DU FRASQ.


            M. du Frasq à L. M., poste restante.

                                    Paris, 13 octobre.

Vous raillez, Madame. Mais, ma foi, vous le faites si spirituellement que j’en suis enchanté. Il est bien vrai que je suis franc. Quelque intrigue où je me trouve, on ne me voit jamais mentir, et si cela ne me réussit point, tant pis.

Quant à mes autres qualités, n’y insistons pas, voulez-vous ? Si elles doivent rester inutiles à nos relations, à quoi bon y songer ? Si elles nous servent plus tard, mon Dieu, vous jugerez vous-même de mes petits moyens.

Je vous confesse que, sans être curieux, j’attends l’hiver avec impatience. Où nous rencontrerons-nous ? Je parierais volontiers que je vous reconnaîtrai entre mille. Oui, je le parie. Vous me demandez l’enjeu ? Eh bien, voyons... Alice, par exemple ? Pourquoi faire la moue ? Je n’y tiens pas beaucoup, c’est possible ; mais c’est peut-être la seule chose à laquelle je tienne en ce moment, à part mes amis, bien entendu. Vous n’allez pas exiger que je parie Sildo, peut-être ?

Quant à Monsieur le père de cette belle, il est pipelet au Gros-Caillou. Nous ne discutons donc jamais politique, attendu que pour cela je descends à peine jusqu’aux conseillers d’arrondissement.

                    Votre respectueux serviteur,

                        Baron Henri  DU FRASQ.


            M. de Sildo à M. du Frasq.

                                    Pont-sur-Orge, 14 octobre.

Henri, tu m’inquiètes ! Serais-tu malade ? Songe que voici toute une semaine que tu gardes le silence ! Si, dans deux jours, je n’ai pas de nouvelles de toi, je plante là Pont-sur-Orge et j’arrive comme une trombe à Paris.

Aussi bien, je commence à m’ennuyer ici. Mme de Lacroupe est une affreuse pimbêche, c’est l’avis de Longuelime et le mien, et probablement de tout le monde.

Je sais qu’il y a des compensations. Ainsi, je m’instruis en agriculture d’une manière surprenante. Partout l’on me trouve des dispositions hors ligne. Quand je serai marié, je me retirerai dans ma chère Champagne, et j’y étudierai sur mes terres le meilleur système d’assolement.

J’apprends quelque chose tous les jours.

Hier, j’étais avec le gars François, fils de Xavier Frigou, l’un des locataires de La Raynette. Il donnait du son à ses porcs. – François, lui dis-je, comment cultive-t-on le son ? – Comment ça, M’sieu d’ Sildo ? – Oui, cela se sème-t-il ou cela se plante-t-il ? – M’sieu veut s’gausser d’ moi, ben sûr ! dit-il, en me regardant d’un air tout drôle. – Nullement, mon garçon. Diable m’emporte si je sais seulement un traître mot de la question ! Voyons, répondez-moi. – Dans c’ cas, c’est ben simple. Ça n’ se sème point et ça n’ se plante point non pus. Ça s’ greffe.

Hein ! tu ne doutais guère de celle-là ?

C’est égal, je m’ennuie tout de même. Réponds-moi. – Embrasse Alice.

        Tout à toi,

            Amédée DE SILDO.

 
                M. du Hardant à M. du Frasq.

                                Paris, de Pont-sur-Orge, 14 octobre,
                                        9 heures soir.

Reçu deux lettres de Paris, bureaux Passy et Malesherbes. Même écriture enveloppes.

                                        HARDANT.


                M. du Frasq à M. du Hardant.

                                    Paris, 15 octobre.


Merci. J’ai découvert le secret et machiné quelque chose que je vous conterai, si j’atteins mon but. Ça peut me coûter un bon coup d’épée, mais ça le vaut bien.

Je ne puis vous en dire davantage, mon cher Frédéric. Après-demain, vous saurez tout.

        Cordialement,
                    FRASQ.


                M. du Frasq à M. de Sildo.

                                    Paris, 15 octobre.

Vas-tu un peu me laisser tranquille, avec tes études agricoles ? Tu ne t’aperçois pas qu’on se fiche de toi ? Ton histoire du son mériterait qu’on te nommât ministre de l’agriculture, grand nigaud !

Il y a quelque chose de plus sérieux que ces fadaises. Tu vas venir demain à Paris, et tu auras soin d’annoncer que j’ai besoin de toi pour une journée entière, deux au plus. Tâche d’amener Longuelime en même temps. Il s’agit d’une affaire à la suite de laquelle on déjeûnera.

Tu pourras t’en retourner après à Pont-sur-Orge. Tu n’as pas étudié les fourrages, ça te manque.

Ne me parle plus d’Alice. Elle est maintenant dans la draperie en gros. Surtout, arrive demain, imbécile !
        Tibi,
                    Henri DU FRASQ.


                M. du Hardant à M. du Frasq.

                                Paris, de Pont-sur-Orge, 16 octobre,
                                        9 heures matin.

Qu’est-ce donc ? Puis-je vous être utile ? Un mot, je suis à vous. Sinon, j’attends.

                    HARDANT.


                M. de Sildo à M. du Frasq.

                                Paris, de Pont-sur-Orge, 16 octobre,
                                        10 heures matin


Longuelime et moi prenons train à 10 h. 22. Mme de Lacroupe veut absolument venir avec nous, pour courir magasins. Envoie-nous instructions à son égard, gare d’arrivée. Y serons 1 h. 7.

                    SILDO.


                M. du Frasq à M. de Sildo.

                                    Midi.

Mets Mme de Lacroupe à l’hôtel de Bruges, ou plutôt, prie-la de s’y laisser conduire par Firmin, que je charge de ce billet pour toi. Puis, arrivez sans retard chez moi, toi et Longuelime. Vous serez reçus par deux messieurs qu’il me déplairait de faire attendre.

        Tibi,
                    Henri DU FRASQ.


                M. du Frasq à M. du Hardant.

                                    Paris, 18 octobre.

Je vous ai promis, mon cher Frédéric, de vous apprendre la fin de mon aventure. Je tiens parole, en vous recommandant toutefois la plus entière discrétion. J’ai un coup de tierce dans l’épaule et une maîtresse enivrante.

Vous la connaissez, mon ami, c’est Mme de Lacroupe. Afin de pouvoir la faire venir à Paris, sans qu’elle eût à craindre de se compromettre, et aussi pour la décider à ce voyage, je me mis un bon duel sur les bras, et j’écrivis ensuite à Sildo et à Longuelime que j’avais besoin d’eux. Pardonnez-moi de n’avoir point profité de votre offre, dont je vous remercie de tout cœur, mais Mme de Lacroupe eût peut-être hésité à s’embarquer à côté de vous, tandis qu’avec Sildo et Longuelime, cela devenait tout simple.

Voici quel était mon plan : « Sildo et Longuelime vont raconter que je me bats, Mme de Lacroupe l’apprendra, comme tout le monde, et, si elle s’intéresse réellement à moi, elle accourra à Paris, pour me voir, pour empêcher ce duel, dont elle sentira bien qu’elle est la cause véritable. Firmin sera à la gare, et pendant que mes témoins se rendront chez moi, il la conduira dans un endroit connu de moi seul, où je l’attendrai. »

Les choses se passèrent comme je l’avais prévu. A une heure et demie, j’entendis la porte s’ouvrir et la voix de Firmin qui disait : – C’est ici, Madame. – Puis la porte se referma. Firmin était parti.

Mme de Lacroupe se trouvait dans un petit salon parfumé ; moi, dans un cabinet y attenant. Je mis le doigt sur la clé de la porte de communication. Je vous l’avoue, je tremblais et j’étais pâle. Si j’allais lui déplaire ! Si elle-même me paraissait moins attrayante que je ne le supposais ! Je restai là une minute, dans une indécision cruelle. Enfin, je secouai mon trouble et j’entrai.

La tête enveloppée d’un voile noir, drapée dans un long manteau, elle était assise dans un fauteuil. Elle se leva brusquement, avec une roideur d’automate. – Excusez-moi, Madame, de vous avoir fait conduire ici, lui dis-je ; je désirais si ardemment vous voir que je n’ai pu y résister. – Silencieusement, elle retira son voile. Ah ! mon ami, quel adorable visage ! Je fus ébloui ! – Maintenant, Madame, il suffit, repris-je. Je suis prêt à me retirer, si vous l’ordonnez. – Elle demeurait muette, ne me quittant pas des yeux. Pour moi, j’étais ému, mes tempes battaient. Son mutisme surtout me plongeait dans une incertitude douloureuse. Je saluai et fis un pas de retraite, quand elle me prit fiévreusement le bras et me dit d’une voix étranglée : – Vous allez vous battre ? – Qui vous a appris, Madame... ? – De grâce, ne jouons pas, Monsieur. Vous allez vous battre, pour moi ! – Pardon, Madame, vous vous trompez, c’est pour un as de cœur. – Vous me faites souffrir, dit-elle en portant la main à son cou, comme si elle eût éprouvé de la difficulté à respirer. Avouez-le, Monsieur, vous vous battez à cause de moi. – A cause de vous ?... Eh bien, oui, Madame. Je voulais vous faire venir à Paris, je voulais vous voir ; cela m’a paru le meilleur moyen. – Monsieur, Monsieur, il faut arrêter ce duel ! – Impossible, Madame. – Je ne veux pas être cause de votre mort ! – Oh ! l’on n’en meurt pas. (Je me battais avec Coudroy.) Puis, au fond, Madame, il importe peu. Causons d’autre chose, je vous prie. – Ah ! Monsieur, vous me brisez ! – Et, soudain, me saisissant la tête dans un transport éperdu, elle m’embrassa à pleines lèvres, en disant : – Non ! non ! je ne veux pas que tu te battes ! Je t’aime ! je t’aime ! je t’aime ! – Ah ! mon ami, un flot de sang m’inonda le cœur ! Une harmonie céleste chanta dans mon cerveau ! Je l’étreignis à la broyer : – Tu m’aimes ? lui dis-je. A quoi penses-tu donc, alors ? – Henri, j’étouffe ! – Je brisai fébrilement les agrafes de son corsage, en l’asseyant sur le divan, où elle se laissa glisser avec une douceur d’enfant. De tels moments se retrouvent-ils jamais ?... Ces yeux adorés fixés sur les miens, cette bouche brûlante qui murmurait de vagues paroles, ce cou merveilleux, ces épaules magnifiques, cette poitrine palpitante !... Ah ! tenez, Frédéric, laissons cela ! Le docteur m’a recommandé un repos absolu. C’est l’affaire d’une semaine. Mathilde est retournée à Pont-sur-Orge, avec Sildo et Longuelime, et nul ne soupçonne notre secret. Gardez-le moi, de grâce ; et, dans huit jours, quand vous la verrez partir, ne lui demandez point où elle va.

        Cordialement,
                    FRASQ.


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