MADELINE, Edmond Fabre, pseud. Jean (18..-19..) : Toujours... [suivi de] La Robe (1899).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.XI.2008)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Livre des Nouvelles : Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en 1899. 

Toujours...
par
Jean Madeline


~ * ~

A Marc Legrand.

Parce que c'est un dimanche de clair soleil, ils sont venus cueillir des baisers sous les feuilles neuves de Viroflay. Une tendresse épandue monte des tiges, verdit les branches regarnies, emplit l'espace, jusqu'au ciel encore frileux, où de petits nuages roses, moelleux, semblent des édredons d'étoiles.

Ils marchent, sans oser se rien dire, timides devant l'aveu. Et les feuilles à peine nées, les feuilles précoces qui déjà savent leur métier, s'étonnent de ces amoureux qui ne savent pas encore le leur. Les branches espiègles se rapprochent, tâchent de les resserrer, de les joindre. Les mousses se font glissantes à leurs pieds. Mais, pour monter les marches de l'escalier d'amour, ces innocents se tiennent à la rampe.

Au travers des branches tremble un reflet d'eau. Et c'est un étang, dont l'intimité verte s'étoile de tulipes blanches. Il se baisse, cueille une fleur, et tandis qu'il l'accroche, maladroit aux palpitations du corsage, toute sa tendresse longtemps gardée déborde, emplit l'avenir :

- Tu m'aimeras toujours, toujours ?...

Elle, le coeur battant, laisse enfin tomber sa tête contre l'épaule de ce grand garçon blond, et, engageant sa vie, elle répond, heureuse :

- Toujours, André...

*
* *

Allongée, en sa chambre, la paresseuse lit. C'est un missel d'amour, où son coeur s'apitoie. Un moment, émue toute, elle dit. « Pauvre garçon !... » Et ses beaux yeux se mouillent. Mais voilà qu'entre deux pages elle découvre une tulipe d'eau, séchée. Pauvre fleur d'amour, ridée, fanée, oubliée dans ce livre d'amour... Les tulipes de cette année sont ses petites-filles. Car, sur une banderolle attachée à sa tige, la chère lit :

CUEILLIE PAR LUI
Viroflay, 3 avril 1889.

Elle lève au plafond la sérénité de ses yeux purs... 89... Voilà deux ans... Qui était-ce alors, Lui ?... Elle réfléchit, cherche, et tout d'un coup, sérieuse :

- Ah ! oui... je me rappelle... C'était un petit brun qui s'appelait Adolphe...

JEAN MADELINE.


*
* *

La Robe
par
Jean Madeline

A Lucien Fontayne.

C'EST le soir. La journée est faite, le travail rendu. Maintenant, Gertrude est libre.

Elle a soupé avec sa vieille mère. Le repas a duré longtemps. Repas de pauvres, plus longs que des ripailles de soupeurs ; car, dispersée pour le travail du jour, la famille ne se réunit qu'autour de la table commune - et l'on mange lentement, pour faire durer le plaisir d'être ensemble.

Puis Gertrude a fait coucher sa mère, tout rangé pour le lendemain. Neuf heures sonnent à une horloge, loin. Des voitures passent, allant au théâtre. Les Flamin, les voisins d'à côté, descendent l'escalier, leur lanterne à la main, pour faire la veillée chez le cousin Gaspard. On entend leurs galoches sur les marches de bois. Mais Gertrude ne s'occupe pas de ces bruits du dehors. Elle ne va pas au théâtre; elle ne va pas à la veillée chez le cousin Gaspard.

Elle a bien autre chose à faire, Gertrude...

Dans sa chambre, la porte fermée, elle pose la lampe sur le bord de la table, tout près de sa machine à coudre. Puis, ouvrant son armoire, elle en sort une robe commencée - une robe blanche.

Sa robe de noces... Dire que c'est la sienne, cette fois... Après en avoir tant fait pour les autres, après avoir habillé tant de joyeuses fiancées, elle travaille pour elle, maintenant. Chaque soir, la journée finie, quand tout le monde est couché, elle sort sa robe, et longuement, les mains tremblantes, elle y travaille avec amour. Rien qu'à frôler cette étoffe soyeuse, ses yeux se brouillent, le dé tremble au bout de son doigt piqué de points noirs... Elle, l'habile couturière, ne peut pas enfiler l'aiguille... C'est sa robe de noces...

L'autre jour, elle a eu une peur... Elle croyait l'avoir tachée, pensez !... Et ce n'était rien du tout, une goutte d'eau - peut-être une larme tombée sur le satin blanc... Une peur...

Car c'est dans un mois, le mariage. Frédéric l'a désiré ainsi, à fin décembre... Il veut commencer l'année avec sa petite femme, tous deux pelotonnés dans le foyer nouvellement éclos, tout chaud... Elle veut bien aussi. Il est si raisonnable, Frédéric, quoiqu'il ait des yeux de demoiselle et pas beaucoup de moustache...

... L'aiguille s'enlève, attardée sur une pensée. La nuit est silencieuse. La lampe baisse. Dans ce silence, Gertrude entend son émotion. Elle pense à sa vie finie, à son insouciante vie de jeune fille, qui s'en va, à laquelle chaque coup de ciseaux qu'elle donne fait une entaille irréparable. Elle laissera cette chambre qui l'a vue toute petite, où elle a grandi, où elle a été heureuse. Elle laissera sa tapisserie bleue, dont chaque guirlande enferme un de ses rêves... Dans la rue endormie, une porte se ferme. Et Gertrude tressaille. Il lui semble que cette porte vient de se fermer sur ce passé.

Alors elle se tourne vers cette robe blanche qui entr'ouvre l'horizon nouveau, et la regarde longuement, comme pour lui arracher son secret... C'est qu'elle sait ce qu'un morceau d'étoffe renferme de mystères, de larmes ou de joie. Mieux que personne, elle sait, par l'histoire des robes, saisir l'intimité d'une vie...

Et ceci lui arrive tous les jours...

On la fait appeler... Vite, Gertrude, une robe blanche... Et elle voit les beaux épousés, les yeux agrandis d'ivresse, la tendresse toute neuve, les cierges allumés, et le prêtre qui étend les mains : « Je vous bénis, mes enfants... Soyez heureux... »

Puis un coupé s'arrête devant sa porte. Une jeune femme monte, affairée, les joues chaudes de plaisir... « Gertrude, il me faut une robe de bal, pour samedi, sans faute... Oh! quelque chose de très élégant, vous savez... pour chez Mme de Lignères... » Gertrude entend dans les plis de la robe de bal, comme on entend dans une coquille marine, des rires lointains, des bruits de fête, de pimpants refrains de valse...

Et bientôt... « Gertrude, une petite robe d'enfant, un bonnet de dentelles, tout ce que vous avez de plus ravissant... » O l'heureuse mère, penchée sur le berceau... Les premières risettes... les premiers pas...

Puis.. « Oh! non, Gertrude, pas de robe claire... je n'ai pas le cœur à la gaieté, allez !...» Pauvre femme...

Et puis...

... Et puis la robe noire, l'inévitable robe de deuil...

N'est-ce pas que vous en avez vu, ô robes ! de ces histoires intimes, de ces scènes de chaque jour, auxquelles vous vous associez sans cesse, mettant dans la maison le rire de votre satin ou l'endeuillement de vos crêpes ?

Et voilà pourquoi Gertrude, qui sait tout cela, se penche sur sa robe de noce, lui demandant son histoire à elle, le secret de son avenir, ce que cette vie qui va s'ouvrir lui apportera de joies et de tristesses - et si elle ne regrettera jamais les jours d'autrefois, et cette chambrette paisible, où la lampe presque éteinte met un recueillement de crépuscule.

JEAN MADELINE.

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