LACROIX, Jules (1809-1887) : Le Sphinx (1842).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (25.01.2001)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 232) de la seconde édition du Royal Keepsake donnée par Mme Vve Louis Janet à Paris en 1842.
 
Le Sphinx
par
Jules Lacroix

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«Cette jeune fille est un ange ! pensait Jules Darel en baisant une lettre qu'il tenait et relisait depuis une heure ; quel style ! quel mélange d'amour et d'innocence !... comme sa belle âme reluit à chaque ligne !... Non, il est impossible que je ne sois pas heureux avec une si charmante créature !»

Puis il portait encore à ses lèvres la feuille toute mouillée de baisers, et la serrait contre son coeur.

La chambre où se trouvait Jules Darel donnait sur un grand jardin, et quelques acacias en fleurs, s'élevant jusqu'aux fenêtres, secouaient à la brise leurs grappes blanches et parfumées. Cette chambre, assez vaste, servait à la fois de salon et de cabinet de travail : c'était là que Jules Darel, brillant avocat de vingt-deux ans, rédigeait ses plaidoyers et donnait des consultations ; mais bien qu'il reçût fréquemment de jeunes et jolies clientes, il n'avait jamais métamorphosé son cabinet en boudoir, et les agaceries féminines l'avaient toujours trouvé rebelle et sourd ; c'était une langue qu'il ne semblait pas comprendre. On n'avais jamais connu de maîtresse à Jules Darel ; pourtant les occasions ne lui manquaient pas, et certes il devait plaire aux femmes ; car il était grand, large d'épaules et très-mince de taille ; il avait des yeux bleus d'une étrange douceur, qui contrastaient merveilleusement avec la couleur brune de son teint ; ses cheveux, longs et bouclés comme ceux d'une jeune fille, étaient d'un noir éblouissant. Cependant Jules Darel n'était pas insensible et froid comme le prétendaient plusieurs dames fort aimables, dont les voluptueuses oeillades s'étaient brisées contre son regard impassible. Il avait tout comme un autre du sang dans les veines, un sang vif et bouillant, je vous jure : si parfois au bal il voyait deux beaux yeux de femme se diriger sur lui et sourire, s'il entendait seulement le bruit d'une robe de soie, il frissonnait et brûlait tout ensemble ; sa vue était comme obscurcie d'un nuage, et ses idées se confondaient un moment dans sa tête ; mais il détournait tout à coup ses regards avec un air de dédain, et pensait à la belle jeune fille, vierge et pure comme lui, qu'il aimait si passionnément depuis trois années.

Ermance Raynal venait d'avoir dix-sept ans. Fille d'un brave militaire, mort sur le champ de bataille, elle avait reçu la plus brillante éducation à la maison royale de Saint-Denis. Elle possédait un talent véritable en peinture, était fort bonne musicienne, et savait parfaitement l'anglais et l'italien. Sa conversation n'était pas creuse et futile comme celle de presque toutes nos Parisiennes, qui n'ont pas la moindre lecture, et qui sont obligées de fermer la bouche lorsqu'on parle de choses un peu plus sérieuses que les robes et les chapeaux. Ermance Raynal avait encore sa mère, bonne vieille femme de province, à moitié sourde, qui vivait d'une modique pension.

Madame Raynal et sa fille recevaient fort peu de monde, et ne voyaient guère que Jules Darel, qui les connaissait depuis son enfance. Étant encore au collége, il sentait déjà battre son coeur et bouillonner le sang dans ses artères quand, le dimanche, on le menait voir quelquefois la jeune pensionnaire de Saint-Denis, qu'il baisait fraternellement au front.

Ermance et Jules avaient grandi l'un et l'autre dans la plus tendre intimité : le petit collégien, aux boutons fleurdelisés, était devenu un homme ; enfin, noble et chaleureux avocat, sa clientèle s'augmentait de jour en jour. Assez riche déjà par lui-même, il aurait pu choisir entre les plus beaux partis, et prendre une femme riche et de haute naissance, mais il n'était pas de ces gens qui sacrifient l'amour à la fortune ; Ermance, toute pauvre qu'elle était, lui semblait préférable aux plus riches, aux plus belles, aux plus brillantes. Leur mariage était sur le point de se conclure, et Jules n'attendait plus que le consentement de son père, qui vivait retiré dans une ville de province.

Mais la réponse du vieillard n'arrivait pas, et Jules s'étonnait fort de ne point recevoir de lettre. Ce jour-là, surtout, le jeune Darel attendait avec une impatience mêlée d'inquiétude ; sachant combien son père était exact à lui répondre ordinairement, il commençait à craindre que le bon vieillard ne fût malade et dans l'impossibilité d'écrire ; par moments, il était tenté de prendre la diligence, et d'aller chercher lui-même le consentement et la bénédiction paternelle. Il se promenait de long en large dans son cabinet, tout en se creusant la tête pour trouver la cause de ce retard, quand son domestique arrive précipitamment, et lui remet une lettre, dont Jules reconnaît aussitôt l'écriture.

Le domestique n'était pas encore sorti, que son jeune maître avait déjà parcouru des yeux les trois quarts de la lettre, bien qu'elle fût d'un caractère à peine lisible. La figure de Jules rayonnait de bonheur ; une émotion bien douce faisait trembler la feuille dans ses mains, car les expressions du vieillard étaient pleines de tendresse en parlant d'Ermance, et non-seulement il approuvait l'union de Jules avec elle, mais encore il s'en réjouissait comme un bon père, et louait le désintéressement de son fils ! Jules n'avait jamais craint que son père s'opposât à ce mariage, car M. Darel était le meilleur des hommes, mais, ayant fait sa fortune dans le commerce, le bon vieux provincial aimait assez l'argent, et l'alliance de son fils avec une famille pauvre aurait pu lui sembler peu sortable.

Jules, transporté de joie, ne pouvait se lasser de relire certains passages de cette lettre :

«Mon cher Jules, écrivait M. Darel, je suis enchanté de voir que tu penses, quoique bien jeune encore, à former une liaison honnête et solide, approuvée par le monde et la morale. Moi, j'ai toujours été d'avis qu'il fallait se marier jeune, et ta pauvre mère qui est au paradis, je n'avais pas encore vingt-quatre ans quand je l'ai prise pour femme. Je t'approuve fort de choisir mademoiselle Ermance Raynal, qui est une excellente personne dont j'estime infiniment la famille ; il est vrai que cette charmante enfant n'est pas riche, je dirai même que, sous le rapport des écus, la fortune l'a traitée en marâtre ; mais c'est égal, il ne faut pas toujours penser aux qualités du coffre-fort, les qualités du coeur ont bien aussi leur mérite. Bref, mon ami, je consens à ce mariage, et si la goutte ne me retient pas cloué sur ma chaise longue, tu me verras à Paris dans une quinzaine de jours.»

Jules, après avoir écrit quelques lignes à la hâte, sonna son domestique. - Courez chez madame Raynal ; donnez-lui cette lettre.

Cependant Jules, encore tout occupé d'Ermance, s'était remis, non sans peine, à l'ouvrage, et compulsait avec distraction les fastidieuses paperasses qui surchargeaient son bureau ; mais, bien qu'il s'efforçât de ramener son esprit vers le positif du code et de la procédure, oubliant par moments qu'il était avocat, il ne songeait plus qu'à son amour. Enfin, voyant que, malgré toute son application, il lisait machinalement et sans comprendre, il chercha ses gants et son chapeau pour aller au Palais. Il se disposait à sortir quand on sonne, et comme le domestique était absent, Darel va ouvrir ; il se trouve face à face avec un gros monsieur décoré, à la figure aimable et riante, qui lui serre affectueusement la main. Ce gros monsieur est accompagné d'une fort jolie femme dont la robe de crêpe noir, gracieusement décolletée, laisse apercevoir des épaules rondes, blanches et polies comme du marbre. Elle adresse au jeune homme un sourire complaisant, et le salue d'une légère inclination de tête : c'est une de ces nobles et fières beautés dont les proportions régulières, la taille élevée et l'imposante démarche ont quelque chose d'impérial. En voyant cette femme, au profil pur et sévère comme celui d'une statue grecque, on ne peut s'empêcher de dire : «Quelle est belle !» Ses yeux, brillants ou langoureux suivant la passion qui l'anime, ont quelque chose d'attrayant et de fascinateur ; mais par intervalles, dans ces prunelles noires si vives et si lumineuses, dans le mouvement de ces lèvres pâles et minces, un observateur pourrait démêler du sarcasme, de l'amertume, un désir immodéré de vengeance, et toutes sortes de pensées mauvaises qui souvent passent sur le visage comme une haleine sur le poli d'un miroir.

Le gros monsieur qui venait d'entrer dans l'appartement de Jules Darel, c'était M. Duvilliers, ancien maître de forges, prodigieusement riche, et retiré depuis une vingtaine d'années. Sa physionomie franche et ouverte, quoiqu'un peu niaise, prévenait tout d'abord assez favorablement ; et quand il ôtait son chapeau de feutre blanc à longs poils, son large crâne à moitié chauve imprimait le respect. Certes, à voir un aussi magnifique développement frontal, on eût pris M. Duvilliers pour un homme de génie : ce n'était pourtant qu'un respectable sexagénaire que sa charmante femme menait par le nez depuis quatorze ans de mariage. M. Duvilliers était en outre un original dans toute la force du terme ; il faisait des collections d'insectes et de papillons, s'occupait de menuiserie, d'optique, et passait une grande partie de la journée dans une chambre noire qu'il avait fabriquée et qu'il plaçait devant sa fenêtre pour examiner les passants. En outre, il traduisait Cornelius Nepos : c'était là son idée fixe. Depuis environ quarante ans qu'il était sorti du collége, il n'avait guère lu que Cornelius Nepos, et, grâce au dictionnaire de Noël, il commençait à comprendre assez passablement la vie de Miltiade et de Thémistocle. Aussi préférait-il Cornelius Nepos à tous les historiens, à tous les poëtes, à tous les philosophes ; il soutenait que ce grand auteur n'avait jamais été dignement traduit, et que nos hommes politiques feraient bien moins de sottises lorsqu'ils pourraient étudier Cornelius dans une version élégante et fidèle. Il se croyait prédestiné à l'accomplissement de ce grand oeuvre.

«Eh bien ! mon cher défenseur, dit M. Duvilliers avec un gros rire, en secouant pour la troisième fois les deux mains de Jules Darel, il faut avouer que vous êtes éloquent, actif, laborieux ; absolument comme l'Athénien Timothée, fils de Conon, dont parle Cornelius Nepos. Timotheus Cononis filius, Atheniensis fuit disertus, impiger, laboriosus, sans compter une foule d'autres vertus qu'il possédait, et dont vous êtes également doué, virtutibus præditus, comme dit Cornelius Nepos dans un autre endroit non moins remarquable. N'est-il pas vrai, ma femme ?»

Madame Duvilliers ne répondit à cette question singulière que par un léger mouvement d'épaules fort significatif auquel son mari ne fit pas attention, mais que Jules ne laissa pas échapper ; et comme elle venait d'entrer dans le salon, le jeune homme s'empressa de lui offrir un fauteuil, et remit sur une table ses gants et son chapeau qu'il avait pris pour sortir.

«Je vois, monsieur Darel, que nous vous dérangeons, dit-elle avec un sourire plein d'amabilité, en lançant à Jules un regard tendre et mélancolique ; vous alliez sortir ?...

- En effet, madame, répondit Jules d'un air embarrassé, car l'expression étrange qui brillait dans les yeux noirs de cette femme l'intimidait presque ; mais je puis me dispenser aujourd'hui d'aller au Palais ; aucune affaire importante ne m'y appelle.

- J'en suis enchantée, interrompit madame Duvilliers ; je craignais que vous ne fussiez absent à cette heure, et j'aurais désiré vous rendre visite dans un autre moment, mais mon mari n'a pas voulu attendre ; il était si impatient de vous remercier...

- Oui, j'en brûlais, dit M. Duvilliers en serrant avec feu la main de Jules, vous avez déployé dans ce procès une éloquence au-dessus de votre âge, et je vous compare encore à Timothée, qui, presque enfant, plaida devant le tribunal d'Athènes, quum Athenis adolescentulus, causam diceret. Mon jeune ami, je vous écoutais avec ravissement, et ma cause, qui était déjà fort bonne, m'a paru cent fois meilleure dans votre bouche. Je vous remercie du fond de mon coeur.

- Vous attachez trop de prix au léger service que j'ai pu vous rendre, monsieur. Je vous répète que votre cause était excellente, et que tout autre à ma place vous l'aurait fait gagner.

- Non, non, jeune homme, ago tibi gratias, répliqua le sexagénaire en tirant d'une poche de sa redingote une énorme tabatière en buis, de forme singulièrement grotesque ; faites-moi l'amitié d'accepter ce faible cadeau ; je l'ai tournée et ciselée de mes propres mains, d'après un modèle étrusque, et j'espère qu'à chaque prise de tabac, vous penserez à moi et à ma femme.

- C'est un singulier présent que vous fait là mon mari, dit madame Duvilliers en se mordant les lèvres ; il aurait dû plutôt le garder pour son usage particulier, car ce n'est pas à votre âge, monsieur Darel, qu'on se barbouille la figure de tabac.

- Vous êtes dans l'erreur, madame Duvilliers, s'écria le bonhomme en se bourrant les narines d'une large prise, le tabac est succulent à tous les âges, et, si vous étiez raisonnable, vous en prendriez vous-même pour chasser vos migraines.

- De grâce, monsieur, changeons de conversation, repartit sèchement madame Duvilliers ; vous me dégoûtez horriblement quand vous parlez de choses pareilles, et vous me feriez fuir à cent lieues !»

Jules, pour interrompre ce léger débat conjugal qui aurait pu s'échauffer, remercia M. Duvilliers de sa tabatière, en loua le travail, la forme, les ciselures ; puis, l'ayant ouverte machinalement, il y trouva deux billets de banque qu'il déplia d'un air étonné.

«Vous avez sans doute oublié ces billets, monsieur, dit Jules en les présentant à M. Duvilliers ; veuillez les reprendre.»

Mais celui-ci, croisant les bras, se rejeta en arrière dans son fauteuil, pour éviter le contact du papier-monnaie.

«Vous plaisantez, jeune homme, dit-il majestueusement ; ne vous dois-je pas des honoraires ? cette faible somme ne l'avez-vous pas bien gagnée, vous qui m'en faites gagner cent fois autant ? Je ne veux rien reprendre.

- Mais ces honoraires sont exorbitants, monsieur ; il m'est impossible de tout accepter...

- Ne me poussez pas à bout, reprit le vieux client qui ne voulait rien entendre, ou je vous en donne le double.»

Enfin Jules, qui s'obstinait à vouloir rendre au moins la moitié de la somme, fut contraint de céder pour faire plaisir au vieillard, et de la garder tout entière.

«A la bonne heure, dit madame Duvilliers ; mais il me semble, monsieur, continua-t-elle en s'adressant à son mari, que vous eussiez beaucoup mieux fait de mettre cette bagatelle dans la bourse que j'avais brodée moi-même pour M. Jules, car votre tabatière est quelque chose d'épouvantable.

- Comment ! épouvantable ! s'écria M. Duvilliers, blessé au vif dans son amour-propre d'artiste, une tabatière que j'ai confectionnée moi-même jusqu'aux charnières, que j'ai ciselée d'après l'antique, que j'ai polie, lustrée, vernie avec un soin tout particulier pendant huit jours consécutifs, au lieu de traduire mon Cornelius Nepos, qui n'est encore qu'à la moitié...

- En effet, monsieur, dit Jules Darel avec courtoisie, nous savons que vous travaillez depuis quelque temps à une traduction de Cornelius Nepos.

«Depuis quarante ans, monsieur, répondit le brave homme d'un air d'importance, et je ne suis pas encore au bout. Cette occupation-là m'amuse singulièrement.

- Aussi M. Duvilliers fait-il durer le plaisir longtemps, comme vous voyez, monsieur, ajouta sa femme avec une expression d'ironie amère dans la voix et dans le regard.

- Allez, jeune homme, c'est un rude jouteur que Cornelius Nepos, reprit solennellement M. Duvilliers, et, certes, il faut une sagacité peu commune pour découvrir tout ce qu'il y a de philosophique et de profond dans chacune de ses phrases, pour faire passer dans notre misérable langue française tout l'atticisme de ce grand écrivain, de ce judicieux moraliste qui servira toujours de modèle aux écoliers de toutes les classes !»

Et pendant que M. Duvilliers parlait de la sorte, il fallait voir son teint s'animer, comme celui d'un jeune homme ; son large front rayonnait d'orgueil et de joie. Madame Duvilliers ne détachait pas ses regards de Jules, et quand celui-ci levait les yeux, elle lui souriait voluptueusement.

«Je fais mes délices des auteurs latins, dit Jules Darel, pour déguiser son embarras, et j'estime beaucoup les bonnes traductions. Vous m'obligerez infiniment de me lire quelques pages de la vôtre, monsieur.

- De tout mon coeur...»

Madame Duvilliers s'empressa de couper la parole à son mari, qui déployait déjà un rouleau de papier jaunâtre et taché d'encre : c'était la vie de Thémistocle, qu'il venait de tirer de sa poche.

«Prenez garde à vous, monsieur Jules, dit-elle, vous ne savez pas ce que vous demandez. Voyez déjà cet énorme rouleau qui vous menace. M. Duvilliers est homme à vous lire son Cornelius depuis la première page jusqu'à la dernière, et nous avons des choses beaucoup plus intéressantes à dire, il me semble. Je viens d'apprendre que vous êtes sur le point de vous marier, monsieur Jules ?

- En effet, madame, je n'attendais plus que l'autorisation de mon père, et je viens de la recevoir à l'instant même.

- C'est bien, jeune homme, dit M. Duvilliers, il faut toujours consulter son père dans les occasions importantes de la vie ; c'est ce que je ne cesse de répéter à mes trois enfants, à l'aîné surtout, qui est un diable, et que sa mère gâte un peu... Au moins s'il comprenait les passages les moins difficiles de Cornelius Nepos !...

- Je n'ai pas l'honneur de connaître la personne que vous épousez, monsieur Jules, reprit madame Duvilliers avec une expression singulière de physionomie, mais je suis persuadée d'avance que vous faites un bon choix. Puis-je sans indiscrétion vous demander si c'est une veuve ou une demoiselle ?...

- C'est une jeune personne charmante, madame, répondit Jules avec feu, belle d'âme comme de visage. Elle a dix-sept ans.

- C'est un peu jeune, interrompit madame Duvilliers, dont la figure se contracta légèrement.

- Mais je ne trouve pas, répliqua M. Duvilliers avec bonhomie. Vous, madame, vous n'aviez pas encore seize ans, quand nous nous sommes mariés ; non, pas seize, poursuivit-il en comptant sur ses doigts, car notre fille est du 15 avril dix-huit cent...

- Bon ! faites-nous grâce de vos dates, monsieur ; rien n'est plus insupportable !... c'est comme votre Cornelius Nepos.

- Oh ! pour le coup, madame, c'est trop fort, dit M. Duvilliers, qui renfonça brusquement son manuscrit dans sa poche, vous avez tort de calomnier ce que vous ne connaissez point. N'est-il pas vrai jeune homme ? Allons, plaidez la cause de Cornelius, vous qui avez si bien plaidé la mienne !... Ah ! si vous pouviez venir vous distraire un mois ou deux à mon château de Picardie, quelles délicieuses journées nous passerions ensemble !... Je vous lirais ma traduction ! Par malheur, l'étude et la chasse des papillons absorbent une grande partie de mon temps, et je ne puis, hélas, me consacrer tout entier à mon auteur favori. Il faut avouer que la chasse des papillons est aussi très-intéressante...»

M. Duvilliers n'acheva point ; la parole s'éteignit tout à coup dans sa bouche. Il venait de voir dans une glace, qui se trouvait en face de la croisée, se dessiner une espèce d'ombre voltigeante en forme de grosse mouche, qui n'avait fait que passer.

«C'est un sphinx, dit-il avec un tremblement dans tous les membres, en se levant de son fauteuil convulsivement.

- Oui, c'est le sphinx du laurier-rose, ajouta tranquillement madame Duvilliers, qui n'avait rien vu, mais qui trouvait le moyen excellent pour se débarrasser quelques minutes de son mari.

- Le sphinx du laurier-rose ! cria M. Duvilliers en pâlissant, lui que je cherche depuis tant d'années ; il fallait donc me le dire tout de suite, malheureuse femme !... mais peut-être est-il encore temps !... Dites-moi, de quel côté s'est-il envolé ?...

- Il ne peut être loin, répondit-elle ; puis indiquant à son mari un berceau de chèvrefeuille.

- Je crois qu'il est posé sur une branche. Vous le trouverez probablement à l'entour de cette tonnelle.»

M. Duvilliers était déjà dans le jardin ; il n'avait pas même songé à prendre son chapeau, et courait en plein soleil avec son crâne chauve et nu, au risque d'attraper une fièvre cérébrale en place d'un papillon.

Quand madame Duvilliers fut seule avec Jules Darel, elle se rapprocha de lui ; et, sans autre préambule qu'un regard humide et languissant qui porta le trouble dans l'âme du jeune avocat, elle lui dit d'une voix douce :

«Je suis ravie, monsieur Jules, de me trouver un instant seule avec vous. Je désirais vous parler d'une affaire que je regarde comme importante, et la présence de mon mari me gênait un peu...

Jules ne savait que penser d'un pareil exorde ; mais il n'était pas à son aise auprès de madame Duvilliers.

«Je suis prêt à vous entendre, madame, dit-il en balbutiant ; ayez la bonté de m'apprendre ce que je puis faire pour vous ?...

- Tenez, M. Jules, continua-t-elle d'une voix un peu émue, il faut que je vous parle à coeur ouvert. Votre physionomie aimable et bonne m'encourage à la franchise ; mais, auparavant, dussé-je vous paraître un peu curieuse, permettez-moi de vous adresser une question à laquelle vous serez libre de répondre ou de ne pas répondre, suivant le degré de confiance que vous voudrez bien m'accorder.

- Veuillez vous expliquer, madame, je vous en prie, répondit Jules, dont l'embarras et l'étonnement redoublaient.

- Je voudrais savoir, monsieur, si vous aimez véritablement cette jeune personne que vous avez l'intention d'épouser...»

C'est alors que la surprise de Jules fut à son comble ; une rougeur extrême colora ses joues ; il regardait madame Duvilliers fixement et la bouche béante, sans trouver une syllabe à lui répondre.

«Ma question doit vous sembler bien hardie, monsieur, reprit-elle avec un sourire contraint, mais vous l'excuserez probablement, quand vous saurez pourquoi je vous l'adresse.

- En effet, madame, j'ai lieu d'être étonné... Quel intérêt pourriez-vous prendre ?

- Un très-grand intérêt, monsieur, je vous assure, poursuivit-elle avec chaleur. L'aimez-vous ? dites-moi...»

Ses yeux noirs et perçants comme des yeux d'aigle, fixés tout grands ouverts sur le visage de Jules, semblaient vouloir pénétrer dans sa tête, pour y lire ce qu'il pensait.

«Vous ne voulez donc pas me dire si vous l'aimez ou non, monsieur Jules ?...

- Je l'aime, madame... puisque je l'épouse, répondit le jeune homme avec dignité.

- Bah ! ce n'est pas une raison, répliqua madame Duvilliers, qui ne put retenir un mouvement de colère et de dépit, qu'elle réprima presque aussitôt ; on épouse tous les jours des personnes qu'on n'aime pas le moins du monde, et les trois quarts des gens qui se marient s'en repentent le lendemain matin.

- Je ne sais pas ce que font les autres, madame ; quant à moi, je suis très-sûr que je ne me repentirai jamais d'avoir attaché ma vie à celle de la femme que j'aime !...

- Mais vous n'en savez rien, mon Dieu ! reprit madame Duvilliers en secouant la tête d'un air d'incrédulité ; entre mari et femme, on ne se connaît jamais bien que plusieurs années après le mariage ; et c'est alors qu'arrivent les désenchantements. Vous pouvez me croire, monsieur Jules, continua-t-elle avec un mélange de tendresse et de mélancolie qui rendait sa physionomie plus belle et plus expressive ; j'ai de l'expérience, moi qui vous parle !... Allez, c'est un supplice de vivre toute une vie enchaînée à un homme qu'on n'aime pas... qu'on méprise !...

- Où veut-elle en venir ?» pensa Jules ; car il avait encore cette naïveté, cette candeur qu'on trouve quelquefois chez un tout jeune homme que le souffle du monde n'a pas eu le temps de corrompre. Il avait, du sexe, une opinion si favorable, qu'il ne croyait pas qu'une femme mariée pût avoir un amant ; et dans sa chaste ignorance, il regardait les drames modernes comme d'abominables impostures. Aussi disait-on parmi ses connaissances qu'il était un peu paysan du Danube, et qu'il avait grand besoin d'être façonné par quelque femme charmante, pleine d'amour et d'expérience, qui se chargerait de le dégourdir.

Pendant deux ou trois minutes la conversation demeura suspendue, et Jules regardait en silence madame Duvilliers, qui le regardait aussi, mais avec une expression bien différente ; enfin elle lui dit en baissant la voix comme si quelque autre personne eût pu l'entendre :

«Vous m'inspirez le plus vif intérêt, monsieur Jules, et je dois vous parler en amie ; croyez-moi, vous êtes trop jeune pour vous marier, et si vous ne différez pas cette union de quelques années, vous en aurez des regrets plus tard. Vous aimez aujourd'hui cette jeune personne, dites-vous ? Elle est belle, attrayante, spirituelle, je veux le croire... Mais êtes-vous sûr de la voir toujours des mêmes yeux et de l'aimer dans un an comme aujourd'hui ?

- Oui, madame, interrompit Jules d'une voix fortement accentuée, j'en suis sûr, et quand vous connaîtrez la ravissante femme que j'épouse, vous comprendrez toute ma tendresse pour elle. Quand j'aime une fois, madame, c'est pour la vie !

- Mais c'est la première fois peut-être que vous aimez, monsieur ?...»

Au même instant la voix de M. Duvilliers retentit sous la fenêtre. «Monsieur Jules, voulez-vous me jeter une épingle ? un peu... grosse s'il vous plaît !... Je viens d'attraper un sphinx magnifique, et je guette toujours mon laurier-rose, que je n'ai pas encore aperçu.

Darel enveloppa quelques épingles dans un morceau de papier, qu'il jeta par la croisée, et que le vieux naturaliste attrapa comme une mouche au vol.

«Est-il possible, monsieur Jules ? dit madame Duvilliers avec un air de reproche tendre ; quoi ! vous n'avez jamais aimé personne, et vous songez à vous marier !... Mais vous serez malheureux, je vous jure !... Vous marier à vingt-deux ans ?... quelle folie !... quelle imprudence !... Songez donc qu'il est impossible, absolument impossible que vous n'ayez pas d'autre passion dans tout le cours de votre existence, et que si vous devez avoir une liaison quelque jour, il vaut beaucoup mieux que ce soit avant le mariage qu'après. Mais, dites-moi, monsieur Jules, qu'avez-vous besoin de vous marier si jeune ? est-ce que, par exemple, vous ne feriez pas mieux d'attendre jusqu'à vingt-cinq ou vingt-six ans ? Le mariage est souvent une chaîne bien lourde !...»

Il y avait déjà longtemps que Jules Darel connaissait madame Duvilliers : l'esprit romanesque et bizarre de cette femme, les principes de morale étrange qu'elle avançait parfois dans la conversation, n'étaient pas chose nouvelle pour lui ; mais, comme il ne s'était pas encore trouvé seul avec elle, il ne l'avait jamais entendue s'exprimer sur le mariage d'une manière aussi catégorique.

«En vérité, madame, vous êtes trop bonne de vouloir bien vous intéresser à moi, dit-il avec une politesse grave et sévère ; mais je ne partage pas vos alarmes sur le sort qui m'attend une fois marié. Loin de croire que je serai malheureux, comme vous le prétendez, j'ai la ferme conviction, au contraire, que mon bonheur datera seulement du jour de mon mariage.

- Et ce mariage, quand doit-il se faire, monsieur ? demanda-t-elle en appuyant sur les mots avec une certaine aigreur.

- Dans six semaines, madame, Ermance Raynal sera ma femme.

- Eh bien ! monsieur Jules, reprit-elle d'une voix douce et presque suppliante, venez passer une quinzaine de jours à notre maison de campagne ; nous partons après demain. Vous travaillez trop à Paris, et vous avez besoin de vous reposer quelque temps ; venez, je vous en prie, monsieur Jules, nous causerons tout en nous promenant, et j'espère vous déterminer sans beaucoup de peine à retarder cette union... Qui sait ? peut-être réussirai-je à vous convaincre qu'elle n'est pas indispensable à votre bonheur, et que vous n'aimez pas autant mademoiselle Ermance que vous semblez le croire... Vous me dites que c'est une passion profonde, ardente, inaltérable !... Ardente, oui, je n'en doute pas, mais inaltérable, oh ! voilà ce que je nie... A votre âge, quand on aime, c'est un délire, une surprise des sens ou de l'âme, n'importe ; une fougue, un trop-plein du coeur, un besoin d'aimer quelque chose, enfin... Mais, si une femme belle et brillante était prête à braver pour vous tous les vains et cruels préjugés du monde, à vous aimer... Si je vous disais : Jules !...

- Arrêtez, madame, interrompit Darel en se levant avec vivacité ; je ne veux plus rien entendre... Oubliez-vous que vous êtes mariée, et que je le suis presque moi-même ?»

Madame Duvilliers devint pourpre ; des éclairs jaillirent de ses yeux noirs, des éclairs furieux ; sa respiration courte et saccadée trahissait une violente agitation intérieure.

«Et que vous fait penser, monsieur, que j'oublie cela ? dit-elle d'une voix sourde ; vous interprétez singulièrement mes paroles... Pour quelle espèce de femme me prenez-vous, monsieur ?... Il fallait me laisser achever ma phrase, et vous auriez vu que je n'ai rien oublié !... Je suis mère, monsieur, et ma fille sera bientôt en âge de se marier ; voilà ce que j'allais vous dire, quand vous m'avez interrompue d'une manière aussi étrange... N'est-ce pas tout naturel qu'une mère songe à l'établissement de sa fille ?

- Oh ! pardon, mille fois pardon, madame ! s'écria Jules, prêt à tomber aux genoux d'une femme qu'il croyait avoir injustement offensée.

- Il faut avouer que vous êtes peu clairvoyant, monsieur, poursuivit-elle. Je vous croyais plus de pénétration ; mais, à ce qu'il paraît, vous n'avez guère l'habitude de comprendre à demi-mot ?

- Je suis un maladroit, madame, un étourdi, continua Jules, qui se confondait en excuses, mais vous êtes si bonne, que vous me pardonnerez.

- Allons, je vous pardonne, répondit-elle avec une inflexion plus douce. Je n'ai pas de rancune, et je suis indulgente pour mes amis. Je voulais donc vous dire tout à l'heure, quand vous m'avez si cruellement fermé la bouche, que je serais enchantée de vous avoir pour gendre... Ma fille est encore une enfant, sans doute,... mais elle sera jolie, riche... et dans quelques années, quand elle sera grande, ajouta-t-elle en appuyant sur le mot grande, comme sur le mot enfant, nous pourrions... Mais puisque votre choix est fait, puisque votre coeur est irrévocablement fixé,... n'en parlons plus...

- Ah ! madame, comment vous témoigner toute ma reconnaissance ! s'écria Jules, qui se reprochait amèrement son injustice ; vous m'offrez la main de votre fille ! C'est un honneur que je ne mérite pas, et que je m'empresserais d'accepter, si j'étais encore libre...

- C'est bien, monsieur Jules ; encore une fois n'en parlons plus ; mais, puisque vous ne voulez pas être mon gendre, au moins soyez mon ami... Quand vous me connaîtrez davantage, j'espère que vous ne me refuserez pas votre amitié.

- Oh ! madame, elle vous est acquise à tout jamais !» dit Jules avec exaltation, en portant à ses lèvres une main blanche et fine que lui tendait madame Duvilliers en signe de réconciliation. Presque au même instant, la porte s'ouvrit, et M. Duvilliers, le visage écarlate et dégouttant de sueur, rentra dans la chambre tout essoufflé, et se jeta sur un fauteuil pour reprendre haleine.

Sur un revers de sa redingote, à côté de son ruban rouge, un pauvre papillon, transpercé d'une épingle, battait des ailes, et colorait le drap d'une poussière brillante, qu'il secouait en s'agitant : c'était l'unique et malheureux gibier que l'impitoyable naturaliste avait rapporté de sa chasse, et qu'il laissait mourir au milieu des plus affreuses tortures. M. Duvilliers était pourtant le meilleur des hommes ; mais, comme dès sa plus tendre enfance il s'était familiarisé avec les supplices qu'il infligeait aux insectes, leurs convulsions douloureuses, leurs battements d'ailes, leur épouvantable agonie le trouvaient impassible ; et sa main leur enfonçait froidement une épingle au travers du corps comme il eût fait dans une pelotte.

«Eh bien ! monsieur Duvilliers, dit sa femme avec un sourire légèrement sardonique, avez-vous attrapé votre sphinx du laurier-rose ?

- Non, non, madame, répondit brusquement le chasseur désappointé, je reviens à vide, et j'en suis au désespoir !... Mais êtes-vous bien certaine d'avoir aperçu un laurier-rose ? Ce n'était probablement qu'un moro-sphinx ou toute autre noctuelle.

- J'ai des yeux, je pense, répliqua sèchement madame Duvilliers, et je n'ai pas l'habitude de prendre un moineau pour un aigle.

- Ah ! monsieur Jules, dit le naturaliste avec un profond soupir, vous me voyez la mort dans l'âme !... J'aurais donné trente louis seulement pour le voir planer au-dessus de ma tête, ce précieux lépidoptère qui vole immobile et les ailes étendues comme un oiseau de proie... Hélas, hélas ! il manque à ma collection !

- Mais, puisque vous donneriez trente louis seulement pour le voir, reprit Darel en souriant, il me semble que vous le trouveriez à bien meilleur compte dans la boutique d'un naturaliste, qui ne demanderait pas mieux que de le vendre.»

M. Duvilliers fit un bond sur son fauteuil, et la secousse détacha de sa boutonnière l'insecte agonisant, qui tomba par terre avec son épingle.

«Aïe ! murmura M. Duvilliers en ramassant avec beaucoup de précaution le sphinx qui se débattait, et en lui pinçant la tête comme une prise de tabac entre le pouce et l'index. Vous m'avez étonné, jeune homme, continua-t-il, et le soubresaut qui en est résulté a failli causer un malheur ; mais grâce à Dieu, mon sphinx n'est guère endommagé ; ne me disiez-vous pas tout à l'heure de me procurer un laurier-rose à prix d'argent, moi qui, tout jeune encore, presque au sortir de la mamelle, poursuivais déjà les papillons diurnes et nocturnes ; moi qui, sachant parler à peine, bégayais leurs noms ; moi enfin, monsieur, qui dans toutes mes boîtes n'ai pas un seul coléoptère ou lépidoptère, qui n'ait été pris, pincé, piqué, camphré de ma propre main !... Et vous me conseillez d'acheter un sphinx ? Ah ? monsieur, c'est absolument comme si un chasseur de profession achetait un lièvre ou des perdrix au marché !... Dites, ne serait-ce pas ignoble ?...

- Sans aucun doute, répondit Darel, qui n'avait pas écouté un mot de cette longue tirade et qui semblait préoccupé, rêveur.

- Une seule fois, monsieur, ajouta le naturaliste avec un grand sang-froid, j'eus le bonheur d'entrevoir le sphinx du laurier-rose vivant et libre : c'est en 1789, dans le mois de septembre. Oh ! quand je vivrais cent ans, je n'oublierai jamais cela ! Oh ! monsieur, quel admirable spectacle ! Figurez-vous une rose qui volerait dans l'air... que dis-je ? une rose !... non, une pierre précieuse, un rubis, une opale avec quatre ailes éblouissantes !...

- Ne trouvez-vous pas que mon mari est très-romantique ? interrompit madame Duvilliers en se tournant vers le jeune avocat d'un air impatienté où perçait l'ironie. Jules répondit par une légère inclination de tête, accompagnée d'un sourire imperceptible.

- La tête me tournait, continua M. Duvilliers, et, pour comble de malheur, je n'avais pas mon échiquier ; immobile, ébloui, je retenais mon souffle, et je n'osai faire un pas, dans la crainte d'effrayer le superbe lépidoptère, qui, me prenant sans doute pour un arbre, vint se poser, chose merveilleuse, inouïe, sur le bout de mon nez !... Je crus un moment que j'allais mourir d'apoplexie foudroyante, mais il n'en fut rien, par bonheur ; et, rassemblant toute ma présence d'esprit, je levai le bras graduellement jusqu'à l'insecte... Je m'apprêtais à le saisir par les antennes, quand il vit l'ombre de mes deux doigts, et chercha son salut dans la fuite, fuga salutem petit, comme Eumène devant Annibal...

- Monsieur le latiniste, dit madame Duvilliers en se levant, vous oubliez que M. Darel a des affaires sans doute, et que nous devons aller voir Léonie à sa pension, sans compter toutes les visites d'adieu que nous avons à faire aujourd'hui.

- Vous avez parfaitement raison, madame Duvilliers, répondit le traducteur de Cornelius Nepos, en piquant sa noctuelle dans le fond de son chapeau ébouriffé, qu'il lustra du revers de sa manche ; nous partons après-demain pour la Picardie. Mais j'espère bien que notre aimable Cicéron, notre jeune et courageux avocat nous fera l'honneur de venir passer à notre maison de campagne une partie de l'été. Je tiens particulièrement à lui montrer ma collection, ma chambre obscure, et surtout à lui soumettre ma traduction de Cornelius»

Tout en secouant la main de Jules, il s'acheminait vers la porte ; et Darel, après avoir remercié le brave homme de son aimable invitation, salua profondément madame Duvilliers, qui lui adieu avec un charmant sourire.

Trois semaines après, le jeune avocat se trouvait au château de M. Duvilliers. Je ne saurais trop dire quelle étrange métamorphose s'était opérée dans l'esprit et le coeur de Jules Darel ; mais il ne songeait plus le moins du monde au mariage, et madame Duvilliers ne lui parlait plus de sa fille. On prétend que M. Darel, ce jeune homme si naïf et si candide, est maintenant un roué dans toute la force du terme ; il fait, je crois, partie de la Loge infernale et du Jockey club.

Quant à la pauvre Ermance Raynal, elle vient d'entrer dans un couvent, après avoir perdu sa mère. Madame Duvilliers, bien qu'elle ait passé la trentaine, est toujours une des plus jolies femmes de Paris, une des plus séduisantes. Son excellent mari adore toujours les papillons et Cornélius Nepos ; il a réussi enfin, le digne homme, à prendre un sphinx du laurier-rose, et, grâce à la collaboration infatigable de Jules Darel, la fameuse traduction de Cornélius est sous presse.

JULES LACROIX


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