LAGUERRE, Odette (1860-1956) : Le droit électoral des femmes (1906).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.X.2004)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque de Pages libres du 12 mai 1906, n°280 - Sixième année.
 
A propos des élections 
Le droit électoral des femmes
par
Odette Laguerre

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I. - CEUX QUI VOTENT ET CELLES QUI NE VOTENT PAS
    
Les élections législatives vont nous remettre en présence des non-sens et des iniquités auxquelles donne lieu l'application du suffrage universel, si improprement qualifié d'universel.

Nous allons voir voter le jouvenceau de vingt et un ans, qui ne connaît rien encore de la vie. Mais la mère qui l'a élevé, guidé jusqu'à ce jour, ne votera pas. Elle a pu former un citoyen. Elle est légalement incapable d'être une citoyenne.
    
Est électeur le paysan inculte et superstitieux, qui croit encore aux sorciers et aux revenants, suit dévotement les processions et pense préserver sa récolte en plantant une croix au milieu de son champ.
    
N'est pas électrice l'institutrice laïque, instruite, intelligente, qui s'efforce d'arracher les enfants de ce paysan au joug abrutissant des dogmes et des préjugés, leur explique la déclaration des Droits de l'homme et leur fait aimer la République.
 
Prendront part au scrutin tous ces jeunes gommeux et ces vieux marcheurs, abonnés par genre du Gaulois ou de la Libre Parole, assidus lecteurs du Frisson ou du Frou-Frou, qui ne savent que poser, flirter, causer sports et petites femmes, et dont l'œil éteint, derrière le monocle, n'a jamais brillé d'une flamme généreuse.
    
Mais ces étudiantes qui suivent avec tant d'ardeur et de succès les cours des Facultés, ces femmes qui se sont fait un nom dans les lettres ou les sciences, et celles qui ont forcé l'entrée du barreau, et celles qui dirigent des journaux, des lycées, des écoles normales, de grandes maisons de commerce, et celles qui ont présidé des congrès, éclairé, remué des assemblées de leur parole, toutes ces femmes de valeur, toutes ces forces de pensée et d'action resteront écartées du suffrage.
    
L'alcoolique invétéré ira, en titubant, déposer sou bulletin dans l'urne ; le paresseux, le dissipateur, le débauché, qui ont ruiné ou déshonoré leur famille, seront invités à donner leur avis sur les affaires publiques. Mais la brave ménagère laborieuse et avisée, mais la femme vaillante, qui soutient les siens de son travail, ne seront pas consultées.
       
II. - LES OBJECTIONS CONTRE LE SUFFRAGE DES FEMMES

Cependant les antiques objections contre le suffrage féminin tendent à disparaître. On n'ose plus nous dire que la politique ne regarde pas les femmes. On n'ose plus nous renvoyer à nos fourneaux, à nos moutards et à nos colifichets, comme si le pot-au-feu devait être en péril, la famille ébranlée sur sa base et la grâce féminine endommagée, du fait que nous pourrions tous les quatre ans porter à la mairie un bulletin de vote. On essaie plutôt, aujourd'hui, de nous persuader que la conquête de nos droits politiques n'a rien de bien nécessaire et de bien désirable pour nous, et que la femme, éducatrice de ses fils, tendre et judicieuse conseillère de son mari, exerce un pouvoir bien supérieur à celui qu'elle aurait comme électrice.
    
Nous ne doutons pas de cette influence et l'estimons à sa valeur, mais en quoi serait-elle amoindrie, par une action plus directe sur les affaires du pays ?

Le droit de vote n'enlèverait rien à l'autorité morale de la femme, au pouvoir de ses charmes et de sa douce raison ; et il permettrait à celles qui n'ont ni fils ni mari, et qui ont passé l'âge de plaire, de n'être pas des zéros et d'avoir leur place dans la Cité.
    
Le droit électoral vaut exactement pour les femmes ce qu'il vaut pour les hommes. Si l'on estime que, malgré ses imperfections, le suffrage universel est encore la plus sûre garantie des droits individuels, il n'y a aucune raison pour le juger inutile à tout un sexe et pour refuser à l'ouvrière, par exemple, un moyen de défense et de libération qu'on reconnaît indispensable à l'ouvrier.
    
Il nous paraît évident que, si les femmes votaient, en France, nous n'attendrions pas depuis dix ans que soit discuté au Sénat le projet de loi accordant à la femme mariée la propriété de son salaire. Il nous paraît certain que le vote des femmes améliorerait le sort des travailleurs, hâterait la refonte du Code civil et contribuerait à la prompte réalisation des réformes qui, le plus directement, intéressent la famille et l'enfant.    
    
Ce n'est donc point sagesse de notre part, mais aveuglement et lâche abdication que de favoriser, de notre indifférence et de notre inertie, la tactique égoïste à des hommes qui s'efforcent de nous détourner de nos devoirs civiques, en nous présentant nos droits électoraux comme une conquête sans valeur, plutôt nuisible à notre sexe.
    
On nous objecte encore que la plupart des femmes ne sont pas prêtes à voter avec discernement, qu'imbues d'idées mystiques et rétrogrades, elles apporteraient, en masse, leurs suffrages aux candidats de l'Église et de la réaction.
   
C'est là le grand argument des Républicains, qui ne considèrent ici que leurs intérêts de parti et font bon marché de leurs principes de justice et d'égalité.
   
En restant sur le terrain opportuniste où ils se placent, nous nous demandons pourquoi, si leurs craintes ont vraiment fondées, toute la France réactionnaire et cléricale ne prépare pas, ne réclame pas énergiquement le vote des femmes ?

L'Église manquerait-elle ici de clairvoyance ?
   
Il nous semble, au contraire, qu'elle comprend fort bien ses intérêts. Elle se rend compte que le bulletin de vote, ce serait l'instrument, par excellence, de notre prompte éducation politique et de notre affranchissement. C'est pourquoi elle veut bien embrigader les femmes pour la propagande électorale, en faire des prêcheuses et des quêteuses, mais non des électrices.

III. - LES APPLICATIONS DU SUFFRAGE FÉMININ


Au lieu de discuter indéfiniment sur ces hypothèses, il nous paraît plus utile d'étudier les résultats du suffrage des femmes dans les pays où il fonctionne déjà depuis plusieurs années.
   
En Amérique, les droits politiques ont été accordés aux femmes dans l'État de Wyoming, depuis 1869, puis dans les Etats d'Utah, de Colorado et de Idaho, et les effets de cette mesure ont été satisfaisants, puisque le gouverneur du Wyoming, John W. Hoyt, pouvait dire, en 1882 : « Nous avons ici de meilleures lois, de meilleures institutions, et le niveau de notre condition sociale est plus élevé que partout ailleurs. »
   
La Chambre et le Sénat de Wyoming ont, il y a quelques années, émis un voeu invitant tous les Etats qui veulent obtenir le bien-être social, à accorder les droits politiques aux femmes.

Dans les colonies anglaises, la femme exerce les droits électoraux en Nouvelle-Zélande depuis 1893. Tour à tour l'Australie du Sud (1895), l'Australie occidentale (1900), la Nouvelle-Galles du Sud (1902), la Tasmanie (1903), le Queensland (1905), et Victoria (1906), ont accordé aux femmes la plénitude des droits politiques. Elles prennent part aux élections municipales et législatives, et elles peuvent être élues au Parlement de l'État et au Parlement fédéral. Jusqu'à présent quatre candidates se sont présentées sans succès.
   
Comme électrices, elles ont voté, reconnaissent les gouverneurs et les ministres des colonies, avec beaucoup d'assiduité, de discipline et de tact. Leurs suffrages, que l'on craignait voir renforcer l'élément retardataire, ont favorisé, au contraire, l'élément avancé et le parti des réformes sociales. Ils ont servi la cause de la tempérance et toutes les mesures sanitaires.
   
Chez les peuples européens des races anglo-saxonne, slave, germanique, la femme ne jouit d'aucun droit politique, mais elle possède des droits municipaux, plus ou moins étendus, basés sur ses droits de propriété.
   
C'est en Angleterre qu'elle en a fait l'usage le plus intéressant. Les femmes anglaises prennent part aux élections municipales et jouent un rôle actif dans le gouvernement local. Elles sont éligibles aux Conseils de districts, aux Assemblées paroissiales, aux Conseils de tutelle qui s'occupent des intérêts des indigents, aux Conseils des Écoles. Leur influence s'est fait sentir d'une manière heureuse, principalement dans l'application de la loi sur les pauvres.
   
En Norvège, où l'option locale a donné à chaque ville le droit de permettre ou d'interdire la vente de l'alcool, 11 villes consultées sur 13, en 1897, se sont prononcées, grâce au vote des femmes, pour l'interdiction, et la consommation annuelle de l'alcool qui s'élevait à 16 litres, est tombée, en 1900, à 2 litres.

IV. - LE MOUVEMENT POUR LE SUFFRAGE FÉMININ
   
La question de l'émancipation politique des femmes a été posée dans tous les pays de gouvernement représentatif. Mais tous ne sont pas mûrs pour cette grande réforme et elle n'est pas poursuivie partout avec la même ardeur.
   
C'est en Angleterre que le mouvement est organisé avec le plus de méthode et conduit avec le plus de ténacité. Il est dirigé par deux sociétés puissantes : la « Primrose League », conservatrice, et la « Womens' Liberal Federation », unies, sans distinction de parti, sur le terrain de la lutte des sexes.
   
Chaque année, les femmes présentent au Parlement anglais, avec une admirable persévérance, un projet de loi pour l'extension, en leur faveur, du suffrage politique. Mais, depuis treize ans, la discussion de ce projet a toujours été systématiquement étouffée par une minorité hostile, usant des moyens d'obstruction les plus mesquins
   
Les adversaires de la proposition ne sont pas tous des antiféministes rétrogrades. Un grand nombre de socialistes y sont opposés parce que la classe bourgeoise en bénéficierait plus que la classe ouvrière sous le régime actuel qui donne en Angleterre le droit de vote aux seuls citoyens payant un certain loyer minimum. Ils voudraient obtenir, avant l'égalité politique des sexes, le suffrage universel complet.
   
En Suède, en Norvège, en Allemagne, le mouvement, moins accentué, se dessine pourtant. Mais c'est en Russie que les revendications pour l'égalité politique des sexes, liée à l'agitation émancipatrice qui secoue le pays, semblent le plus fondées et sont le mieux accueillies. Comme le disait la fière déclaration des femmes de Saratov, présentée au zemstvo, le 28 mars 1905, les femmes ont pris part autant que les hommes au mouvement libérateur. Comme les hommes, elles ont lutté, souffert et sacrifié leur vie, et ce serait un acte de suprême injustice, en même temps qu'une faute capitale, de ne pas les laisser participer au même titre que les hommes à la vie sociale et politique du pays libéré.
   
Parmi les pays latins, c'est en Italie que la question du suffrage féminin est le plus sérieusement agitée. Récemment des femmes-docteurs ont réclamé, en plusieurs villes, leur inscription sur les listes électorales, se basant sur le silence de la loi quant au sexe des personnes appelées à voter. Le ministre consulté a autorisé l'inscription des femmes pour les élections municipales. C'est là une victoire qui a son importance.
   
En France, un petit nombre de femmes seulement montrent une réelle énergie à réclamer le droit électoral.
   
Parmi ces vaillantes, il faut citer Mme Hubertine Auclert, présidente de la Société du Suffrage des femmes, qui a présenté à la Chambre une pétition en faveur du vote des Françaises célibataires, filles majeures, veuves et divorcées ; et Mme Vincent, présidente de la Société l'« Egalité », qui demande, à titre transitoire, le vote municipal des femmes, et leur éligibilité aux conseils des prud'hommes, où elles ont déjà l'électorat.
   
Mais la majorité des femmes françaises se désintéresse encore de la question, par inconscience, frivolité, passivité, par crainte du ridicule, surtout, pour ne pas affronter les quolibets qui accueillent, en France, toute tentative nouvelle d'émancipation féminine, et particulièrement toute prétention des femmes à s'immiscer dans la vie politique.
   
Si le progrès est lent chez nous, et lointaine encore l'égalité des sexes devant la loi, à qui la faute, mes soeurs latines.
                                     

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