PETIT-SENN, Jean-Antoine Petit, dit John (1792-1870) : Le liseur d'affiches, croquis genevois (1868).
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) du n°59 du 1er novembre 1868 de La Revue de Paris.
 
LE LISEUR D'AFFICHES
CROQUIS GENEVOIS
par
John Petit-Senn

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Pour lire un journal, il faut le tenir à la main, en tourner les pages, c'est incommode : pour l'avoir à soi, il faut payer un abonnement, être d'un cercle ou entrer dans un café, c'est coûteux : les caractères d'impression en sont parfois imperceptibles pour les myopes, c'est désagréable : les maximes en déplaisent souvent c'est irritant : il n'en est pas de même des affiches, genre de publicité inoffensif, économique, accessible aux plus mauvaises vues ; on les lit dans une pleine et entière liberté de ses membres, le nez dans son manteau ; on n'a point à attendre son tour. pour en prendre connaissance ; elles sont en regard de la voie publique, elles satisfont l'impatience d'une foule de curieux à la fois ; aussi ce genre de lecture à la portée de tous est-il goûté par bon nombre de personnes qui peuvent s'y livrer en plein vent, exposées à un air pur, placées contre un mur de rue, comme des pêchers en espalier, le dos sous l'influence d'un soleil bienfaisant ; de là vient sans doute qu'elles prennent racine devant nos lois et nos arrêtés placardés. Les productions littéraires les plus estimées ne peuvent se flatter, ainsi que les affiches, de fixer comme elles les regards du public. Elles doivent ce succès à leur caractère officiel, à leur langage qui n'est jamais enflammé, à l'intérêt général qui les distingue, à leur position topographique et à la stricte économie qui préside au plaisir que chacun peut se donner en les parcourant. C'est la pâture habituelle du petit rentier qui les déchiffre les mains derrière le dos, avec une attention consciencieuse, en commençant par leur titre, et en ne s'arrêtant qu'au nom de l'imprimeur du gouvernement inscrit au bas de la page ; il croirait faire tort au budget de l'État que de ne pas profiter en plein de la somme qui y est fixée pour la publicité des coins de rues. Vous le voyez, sa politique à lui n'est pas trop élevée ; il ne se perd pas dans les nuages ; il la trouve à cinq pieds et quelques pouces du sol, quelquefois même un peu plus haut, ce qui le contrarie légèrement, et lui occasionne une lésion des vertèbres du cou. Les expropriations, les ventes forcées, les annonces de mariage, les lois et actes des autorités, les arrêtés de la police, voilà le champ que sillonnent ses yeux et sa pensée, et lorsqu'il veut s'égayer, il trouve ses feuilletons dans l'annonce du spectacle, celle des funambules, des chiens savants, etc. ; en voilà plus qu'il n'en faut pour employer sa journée, exercer ses facultés intellectuelles, et se mettre au courant de tout ce qui se passe de positivement vrai dans notre république ; car remarquez que les affiches sont rarement démenties. il y règne un ton calme, modéré, basé sûr des faits patents ; aussi j'ignore si les poëtes ne devraient pas maintenant représenter la Vérité adhérente aux piliers plutôt que de la reléguer toujours au fond d'un puits, ainsi que ces messieurs. Le font tous.

Le liseur d'affiches n'est point semblable à ce publiciste qui, les yeux hors de la tête, jure et se démène, un journal à la main, en démentant des nouvelles ou combattant des réflexions étalées à ses regards. Oh ? mon Dieu, non ; il épèle tranquillement les imprimés de la voie publique ; il s'instruit de ce qui arrive sans se mêler de controverser sur ce qui est décidé ; il regarde ce qu'on a fait sans s'inquiéter de ce qu'on devrait faire ; impassible contre l'affiche collée au mur, il semble lui-même collé sur elle ; d'ailleurs en cas d'émotions vives, il serait contenu par la foule d'inconnus qui partagent ses jouissances, ou qui circulent à l'entour de lui. En dépit du vieux proverbe qui dit qu'on ne peut tirer de l'huile d'un mur, lui en tire dés nouvelles toutes fraîches, puisqu'elles sont encore humides d'amidon ; s'il éprouve quelque humeur, quelque contrariété, c'est seulement quand un malencontreux passant a échancré ses plaisirs en lacérant une fraction de la feuille mise en montre : son imagination cherche alors à suppléer à ce qui manque, et la longue habitude qu'il a contractée de la teneur des arrêtés et des termes d'une ordonnance, lui, permet d'achever la phrase administrative et de rétablir un sens incomplet.

Il fait à heure fixe ses stations au coin des rues ; il est chez lui quand il s'installe sur les pierres du pavé qu'il a adoptées, et il se croit presque volé dans ses biens quand un tambour-maître vient borner sa perspective et la barrer avec une large échine.

Le même livre sans cesse lu, fatigue vite, quel que soit d'ailleurs l'intérêt qu'on peut y trouver; il n'en est pas de même du pilier public, toujours varié, toujours décoré à neuf ; mille choses différentes y apparaissent successivement ; tous les actes administratifs s'y aplatissent à tour de rôle ; un règlement sévère sur les mendiants s'implante sur l'annonce d'une bienveillante collecte en faveur des pauvres ; la signature d'un véridique secrétaire d'État disparaît sous celle d'un arracheur de dents ; le portrait d'une bête énorme que l'on montre s'étend sur le nom d'un auteur nouveau que l'on vend ; l'annonce d'une faillite couvre celle d'un gros lot gagné à la loterie, et celle d'un nouvel hyménée se cache entre les cornes d'un buffle dont on annonce l'arrivée.

Le liseur d'affiches classe ses nouvelles dans sa tête ; il les étiquette pour ainsi dire suivant les divers emplacements où il les a recueillies ; il en a de Longemalle, du Grand-Mézel, du Molard, mais surtout de l'Hôtel-de-Ville. C'est là que pareil au papillon il pompe la quintessence des imprimés, il aspire l'esprit des ordonnances, le suc des arrêtés, et revient chez lui chargé d'un miel qui n'est point sans douceur pour sa famille, à laquelle il le distribue comme un butin innocemment conquis sur la voie publique ; car à force de vivre en face des affiches, il devient affiche lui-même, il annonce la pièce qui sera donnée le soir au théâtre ; il communique les mariages officiels, dit les acrobates arrivés sur place, sait quand on empoisonne les chiens, à quelle heure se ferme. le guichet, les diminutions de l'impôt à l'octroi, et mille choses semblables, tout aussi certaines et intéressantes, qui lui composent un délicieux petit fond de causeries, et font de lui l'écho de la législation et le bulletin incarné de ses actes ; sa tête se trouve riche de titres, de pièces dramatiques, opulente d'ouvrages récemment publiés ; cette instruction, il est vrai, est à la lettre très-superficielle ; pourtant elle lui permet de parler de beaucoup de choses comme tant de gens qui ont, ainsi que lui, une érudition à fleur d'eau ; érudition qui ne va pas au delà de la première page d'un livre, mais qu'ils citent néanmoins avec une hardiesse et un aplomb très-imposants.

Le liseur d'affiches se plonge souvent dans une parfaite immobilité ; l'intérêt qu'il prend à sa lecture le cloue à sa place comme l'aiguille d'un cadran solaire, son ombre bouge plus que lui; il a l'air du dieu Terme des païens : en vain la vie et le mouvement l'entourent de toutes parts, il demeure fixe, à moins qu'un passant, empressé dans sa marche, ne vienne brusquement couper la période qu'il admire, en lui administrant une violente bourrade dans le bas-ventre ou l'estomac ; en pareil cas, accoutumé à ces petits inconvénients, il se remet promptement en posture, et reprend à la fois son souffle et sa phrase.

Cet homme-là a moins de mécomptes qu'un autre ; car comme il n'apprend que des faits accomplis et des lois votées, il ne saurait se passionner pour la réussite d'un projet, ni pour l'issue d'un acte législatif en discussion ; il ne s'instruit que des résultats qu'il n'a pu ni appréhender, ni désirer. Si ces résultats l'affectent péniblement, il n'a pas eu du moins la douleur de les prévoir ; et il prend plus vite son parti d'un événement auquel il n'y a plus de remède possible.

Ma foi ! à tout prendre, le liseur d'affiches n'est pas fort à plaindre ; il ne lit que les titres des drames et des ouvrages du jour, et bien des gens diront avec moi qu'on peut être plus malheureux que cela.

J. PETIT-SENN.


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