JANIN, Jules (1804-1874) :  Traité des petits bonheurs (1828 ?).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (31.X.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : nc) des Mélanges et variétés – volume 1, tome deuxième des Oeuvres diverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en 1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.



TRAITÉ

 DES PETITS BONHEURS
 

PAR

Jules JANIN

~ * ~

CE jour-ci fut pour moi un de ces jours qu’on doit marquer par une pierre blanche, époques trop rares dans une vie humaine, soit que le sort nous ait condamnés à vivre au milieu des tribulations et des traverses, soit que notre âme, insatiable de plaisirs extravagants, néglige souvent ceux qui sont à portée, pour courir après d’autres biens dont l’imagination a fait seule tous les frais.

Je m’étais endormi la veille au bruit d’une horrible tempête ; quand je me réveillai, un premier rayon de printemps scintillait gracieusement dans ma chambre. Je m’amusai à voir par combien d’efforts il brisait les rideaux qui lui refusaient passage, souple comme un courtisan la veille d’une promotion. C’était, en vérité, un charmant spectacle. D’abord le soleil naissant entra vivement ; tantôt il se portait sur quelques livres épars, témoins chéris de mes travaux ; tantôt il se fixait sur cette excellente copie de Delacroix que j’ai achetée comme un original, jusqu’à ce qu’enfin, comme par une réflexion soudaine, il allât se poser sur un bouquet de violettes parfumées. Mon regard, mon âme, tout mon être le suivait : la journée pouvait finir, j’avais par devant moi un siècle de bonheur !

Cette disposition d’esprit est, à mon sens, ce qu’il y a de plus heureux sur la terre. Je l’ai rencontrée bien rarement ; elle veut à celui qui la possède tant d’indépendance dans le caractère et tant d’insouciance dans la vie, que, selon moi, c’est un grand commencement de sagesse si ce n’est pas la sagesse elle-même. Pour ma part, j’imiterais volontiers la retenue de ce jeune Grec qui aimait tant sa maîtresse qu’il ne voulut pas la posséder, s’il y avait de nos jours sécurité à tenter pareille épreuve. Quel dommage, je vous le demande, que les premières angoisses de l’amour ne durent pas plus longtemps ! Qu’il est malheureux que ces timides étreintes et ce respect avec lequel vous serrez une main aimée disparaissent devant d’autres plaisirs ! Le but de l’amour a tué l’amour. Parlez-moi des héros de chevalerie, des chevaliers de la Table ronde ! Voilà des hommes qui s’entendaient en amour ! Qui ne préférerait leurs coups de lance en faveur de leur dame, et l’écharpe qu’elle attachait à leurs chapeaux,  à toutes les descriptions voluptueuses qu’on rencontre dans les romans de Crébillon fils ? Non plus que lord Byron je ne peux pardonner à Cervantes d’avoir fait un livre plein d’esprit pour détruire dans sa fleur cet épanchement d’un noble cœur, et le rendre ridicule aux yeux même des femmes, dont il était la sauvegarde.

Vous ne sauriez croire combien je suis heureux quand je vois une toute jeune fille, frais et riant bouton de rose qui s’épanouit au souffle de ses quinze printemps ! tant de bonheur repose sur cette tête riante que j’en fais un instant mon propre bonheur. Je frissonne de plaisir si, dans sa course, elle me touche de son voile ; si, par hasard, elle me regarde, je rougis comme si je faisais une mauvaise action ; et pourtant, Dieu le sait, mon regard a suivi la charmante enfant avec le même intérêt que j’ai pris souvent aux premières leçons que l’oiseau donne à sa famille. D’abord, son vol est faible et timide ; bientôt, plus audacieuse, la jeune couvée va quitter le nid maternel, et toute la famille, avec des chants joyeux, se perdra dans les airs.

De cette manière, toutes les femmes sont à moi. Elles sont à moi sans crime, sans remords, comme le parfum d’une fleur ; vous avez beau l’entourer de barricades, comme au jardin des Tuileries, vous ne pouvez m’empêcher de la voir et de la sentir. Regardez-moi : avec cet extérieur négligé, je suis plus heureux en femmes que Faublas et Lovelace, plus heureux que don Juan ; et je n’ai porté le désespoir dans aucune famille, le déshonneur dans aucun ménage. Moi-même, je suis à l’abri de tous les chagrins de l’amour, de la jalousie surtout, ver rongeur qui épuise l’âme autant que le jeu, la plus ignoble de toutes les passions. Que de fois me suis-je arrêté devant la chambre d’une jeune mariée, à l’heure de minuit ! Je voyais la bougie scintillante, j’entendais les derniers sons des instruments, je me figurais la jeune épousée honteuse de se voir dans la chambre d’un homme, et versant une larme virginale dans le sein de sa mère… Jeune époux, j’étais heureux avant toi et plus que toi !

Qui pourrait définir la gloire ? qui pourrait me dire au juste ce qu’il y a de plus dans le monde pour les puissants et les riches ? En vérité, je ne le vois pas, si ce n’est qu’ils sont tous inquiets, colères, méchants, envieux, et qu’avec la théorie des petits bonheurs on sera toujours gai, content de soi et des autres, et l’ennemi seulement des bavards et des sots.

Vous avez lu souvent la magnifique introduction d’un livre de Lucrèce. Un homme, au sommet d’une montagne, voit de loin l’orage sous ses pieds et les vaisseaux battus des vents. Telle est l’image de celui qui sait être heureux. Je vous en conjure, ne le confondez pas avec le faiseur de châteaux en Espagne : autant vaudrait confondre les stoïciens avec les disciples d’Épicure. Pour faire des châteaux en Espagne, il faut être sous le joug de l’ambition. (Et Dieu sait de quelle ambition, puisque La Fontaine lui-même allait détrôner le Sophi !) Au contraire, pour être heureux d’un petit bonheur, il faut n’avoir rien ni à désirer ni à craindre ; il faut vivoter plutôt que vivre ; il faut, comme Madeleine, avoir beaucoup d’amour. Le chef de cette école de philosophes est, à mon avis, Sterne. Je donnerais dix ans de ma vie pour avoir trouvé l’histoire de l’âne, et, mieux encore, l’histoire de cette jeune soubrette lorsqu’elle lui rattache un bouton à son habit. Toute la théorie des petits bonheurs est là, ne la cherchez pas autre part.

Voulez-vous savoir si vous êtes propre à devenir heureux à si bon marché : attendez encore quelques jours, et, lorsque le premier soleil de mai nous aura rendu le gazon des champs et les feuilles des arbres, allez au bord de quelque ruisseau chercher le repos et le frais. Là, si vous trouvez quelque volupté dans le bruit des arbres, dans le murmure des eaux, dans le cours rapide et merveilleux des nuages, tantôt sombres comme un dernier acte de mélodrame, tantôt brillants comme une robe de gaze, si la chèvre au sommet d’un roc, l’agneau bêlant et la grasse génisse enfoncée dans les herbes, si tout cet ensemble de campagne et de printemps a pour votre âme un langage, si vous ne pensez alors ni à vos affaires, ni à vos plaisirs, ni à vos créanciers, ni à vos débiteurs, ni à rien de ce qu’il y a dans le monde, si votre être est là tout entier, tout enivré de son existence, alors, mon frère, je vous félicite du fond de l’âme ; vous êtes bien près d’être heureux d’un petit bonheur !



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