L'histoire de la Belle Hélaine de Constantinople, mère de Saint Martin de Tours en Touraine et de Saint-Brice.- Caen : Chez A. Hardel, Imprimeur-Libraire, rue froide, n°2, [ca1800].- 40 p. : médaillon ; 17 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.X.2002)
Texte relu par : A. Guézou
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L'histoire de la Belle Hélaine de Constantinople
Mère de St. Martin de Tours en Touraine et de St. Brice

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Comme le roi de Constantinople voulut épouser sa propre fille,
à cause de sa beauté, et comme elle s'enfuit la nuit.

LA reine Elisabeth étant accouchée d'une fille, on l'a baptisa et elle fut nommée Hélaine. Quand elle eut quinze ans, sa mère mourut, et son père étant resté veuf pendant quelque temps, eut la volonté de se marier : mais ne trouvant pas de parti égal en beauté à sa défunte femme, que sa fille, il résolut de l'épouser. Un jour il fut la trouver dans sa chambre et lui déclara sa passion. Hélaine bien surprise d'une telle affaire, lui représenta qu'il trouverait bien une autre femme, sans songer à vouloir ternir son propre sang, lui déclarant qu'elle mourrait plutôt que de commettre un si grand crime.

Les Sarrazins ayant assiégé Rome, le pape eut besoin du secours du roi Antoine, lequel assembla d'abord une puissante armée et prit la route de Rome, où étant arrivé il salua le pape et lui dit : saint Père, je suis tout prêt de sacrifier ma vie pour votre service ; mais après que je vous aurai servi, j'ai une demande à vous faire.

Le pape dit qu'il n'avait rien à lui refuser, ne croyant pas qu'il fit une demande si impertinente. Aussitôt il commanda à ses lieutenants de s'approcher du camp des Sarrazins ; et dans le temps qu'il leur avait marqué, il ordonna de commencer le combat, et qu'il sortait avec les Romains pour les battre des deux côtés. L'entreprise réussit fort bien ; car le combat ayant commencé à huit heures du matin, ne finit qu'à huit du soir.

Jamais Rome ne vit tel carnage ; le champ de Mars était tout couvert de corps morts : Accoupa, un de leurs rois, y perdit la vie avec plusieurs grands Seigneurs de sa suite. Plusieurs fuyaient vers la mer pour se sauver dans leurs vaisseaux, mais Antoine les poursuivit, faisant main-basse partout.

L'armée des Sarrazins étant défaite, le roi Antoine vint trouver le pape, lui présenta le grand étendard des Sarrazins avec le sabre du roi Accoupa, surnommé fléau de Dieu. Le pape accepta ce présent fort agréablement, en remerciant Antoine. Alors il lui dit : saint Père, comme vous savez que chaque peine requiert salaire, je vous demande la récompense du service que je vous ai rendu. Le pape dit que cela était juste, et qu'il lui donnerait ce qu'il lui demanderait, pourvu qu'il fût en son pouvoir. D'abord il lui dit de lui donner dispense d'épouser sa propre fille Hélaine, qui était la plus belle du monde. Le Pape bien surpris d'une telle demande, lui représenta que les chrétiens ne vivaient pas comme des bêtes, et que Sodôme, Gomorrhe et les autres villes voisines avaient péri pour un tel péché. Mais s'il était dans le dessein de se marier, il pouvait faire alliance avec quelque autre Princesse de l'Europe, pour affermir davantage ses Etats.

Le roi Antoine, mal content de ces paroles, lui réitéra sa demande, disant que s'il le refusait, il allait saccager Rome et ruiner tout le pays. Le pape se vit bien embarrassé : il alla se mettre en prière, pour obtenir de Dieu la conversion de ce roi, et lui donner son conseil sur ce qu'il devait faire. Etant de retour, le Pape lui dit qu'il lui accorderait sa demande, mais qu'il fallait aller ouïr la messe.

Le roi fut d'accord en cela ; et pendant que le Pape disait la messe, il eut révélation de donner la dispense que le roi lui demandait, et d'y apposer le sceau de ses armes. D'abord cela fut fait et délibéré au roi, qui témoigna une grande joie. Dès le moment il prit congé du pape, et partit pour Constantinople.

Quand Hélaine sut que son père revenait, elle fut à sa rencontre pour l'embrasser. Il descendit d'abord de cheval, la prit par la main, et la conduisit jusqu'au Louvre. Aussitôt il ordonna des réjouissances publiques, et fit tout préparer pour son futur mariage. Il fit venir sa fille dans sa chambre, et lui ayant montré la dispense, il dit qu'il voulait l'épouser le jour suivant. La dame bien surprise de cela, dit à son père qu'elle ne pouvait comprendre comment le pape donnait cette permission qui était contraire à toutes les lois divines et humaines. Je mourrais, dit-elle, plutôt que de commettre un tel crime. Elle revint dans sa chambre, où ayant trouvé Clarice, sa dame suivante, elle lui raconta tout ce qui se passait ; et ne sachant quel parti prendre pour se soustraire à cette infamie, Clarice lui conseilla de s'évader la nuit, pendant que son père dormirait.

Hélaine approuva ce conseil, elle alla sur le port de la ville et fit pacte avec le patron d'un vaisseau qui devait partir pour la Flandre. Ayant pris de l'or, et ce qu'elle jugeait nécessaire elle entra dans le vaisseau, qui ayant le vent favorable, banda ses voiles, cingla du coté du nord-ouest, et vint surgir à Ostende en Flandre.

Clarice eût mieux fait de la suivre que de demeurer au Louvre ; car le jour étant venu, le Roi fit aller voir si Hélaine était prête d'aller à l'église : mais il fut bien surpris quand on lui dit qu'on ne l'a trouvait point. Il fit venir Clarice devant lui et lui demanda où était Hélaine ? Clarice dit en tremblant qu'elle n'en savait rien. Comment, dit le roi, je t'ai donné ma fille en garde, et tu l'as laissée perdre ! il faut que tu meures de ma main.

Quand Clarice vit le roi dans un tel transport, elle lui raconta tout le fait. Sire, dit-elle, il est vrai que je suis coupable en quelque façon, mais non pas tant que vous le croyez, car ayant vu votre fille le couteau à la main, prête à se l'enfoncer dans le sein, j'ai détourné ce coup et j'ai mieux aimé consentir à son évasion, que de souffrir sa mort en ma présence par son désespoir inoui. Le roi jura qu'il l'irait chercher par tous les climats de la terre, et que l'ayant rencontrée, il en ferait telle punition, qu'il en serait parlé partout le monde, et que cependant Clarice garderait la prison, n'ayant pour tout aliment qu'une demi-livre de pain chaque jour, et une chopine d'eau à boire, pour punition de son conseil.

comme Hélaine arriva d'Ostende, qui était tributaire aux capucins,
et y régnoit le roi Cantebron qui la voulait pour femme.

Hélaine étant arrivée au port d'Ostende, où était une belle abbaye de vierges, qui payaient tribut au roi Cantebron, les cloches se mirent à sonner d'elles-mêmes par permission divine, donnant à connaître, par ce miracle, qu'une nouvelle religieuse arrivait : l'abbesse fit aller voir au clocher qui sonnait les cloches, et n'ayant trouvé personne, la communauté fut étonnée de cela. Aussitôt Hélaine s'approcha de l'abbaye, et les religieuses vinrent la recevoir en procession.

Elle, voyant cela, leur demanda pourquoi on lui faisait un si grand honneur, vu qu'elle était une pauvre exilée, dépourvue de tout secours humain. Ces dames firent réponse que Dieu aimait les pauvres, et que Jésus-Christ lui-même nous en avait montré l'exemple. Elles la menèrent dans l'abbaye, et la traitèrent magnifiquement. Le roi Cantebron ayant appris l'arrivée de cette princesse, manda à l'abbesse de la lui renvoyer, ou autrement qu'il brûlerait l'abbaye. Hélaine sachant cela, voulut éviter un tel désastre ; elle s'en alla sur le port, et trouva un vaisseau prêt à partir pour l'Angleterre. Elle pria le patron de l'embarquer avec eux, ce qu'il fit. Etant en haute mer, ils furent assaillis par des Pirates, qui tuèrent et pillèrent tout le vaisseau, et mirent Hélaine dans le leur. Le capitaine devint amoureux d'elle et lui faisait plusieurs caresses, espérant venir à bout de son dessein par ce moyen ; mais bien loin de vouloir écouter son langage, elle l'exhortait à vouloir changer de vie.

Voyant qu'il ne profitait de rien en sa manière de faire, il voulut la forcer d'obéir à sa volonté, mais Hélaine élevant ses yeux vers son Créateur, le pria instamment de la délivrer de ce malheur. Dieu exauçant sa prière, fit tomber la foudre sur le vaisseau qui se mit en pièces, et tous périrent, hormis Hélaine, qui s'étant mise sur un ais du débris du vaisseau, flotta deux jours et deux nuits ; enfin les flots l'ayant jetée dans la Tamise, rivière d'Angleterre, qui passe à Londres, elle s'attrapa à un rameau qui pendait sur le rivage, et se sauva à terre.

Le roi d'Angleterre rencontra Hélaine et l'emmena.

Henri, roi d'Angleterre, allant à la chasse, rencontra fortuitement Hélaine, qui était pâmée de faiblesse près d'une fontaine. Il mit pied à terre pour voir ce que c'était. Ayant considéré les habits de cette dame, et son incomparable beauté, il jugea bien que c'était une princesse, que l'inconstance du sort avait jetée sur le rivage.

Il fit apporter des aliments pour la remettre : et étant revenue à elle, il la fit monter sur un cheval, et l'emmena dans son palais à Londres. Il lui fit donner un appartement, et la fit traîter selon son mérite : puis il l'interrogea de sa naissance et de ses aventures, et lui ayant raconté son histoire, il en fit beaucoup d'estime et commanda qu'on en eût soin.

Comme Henri d'Angleterre épousa la belle Hélaine.

Henri le jeune, roi d'Angleterre, ayant succédé à son père, prit le gouvernement du royaume, ayant le temps préfix par le Testament de son père. Il visita un jour Hélaine et la mena à la promenade, dans un jardin délicieux, où ils parlèrent de diverses choses. Le roi trouva tant de grâces en cette dame, qu'il en devint amoureux. Il lui déclara son intention, mais elle s'en excusa, disant qu'elle était une pauvre fille sans aucun bien que la grâce de Dieu. N'importe, dit le roi, vous êtes assez riche.

Il fut trouver sa mère pour lui déclarer son dessein. Elle, bien surprise de cela, n'y voulut point consentir, disant que c'était une coureuse sans honneur, et qu'il dérogerait à sa qualité s'il faisait cela. Le roi persista en sa première résolution, et tout ce qu'on put lui dire, ne fut point capable de l'ébranler. La reine mère fit assembler le Parlement pour trouver des remèdes à cette affaire ; mais ce fut inutile, tant l'amour avait pénétré le cerveau de ce jeune roi. En effet, il n'était pas trompé, car il prenait la plus belle dame de son temps, et d'égale condition.

Ayant convoqué toute la noblesse du pays, il fit assembler toute la cour, et il épousa Hélaine, dans la grande église de Londres, consacrée sous le nom de saint Jean-Baptiste.

L'archevêque de Londres en fit la cérémonie au son de plusieurs instruments et de concerts de musique.

Ils vécurent paisiblement ensemble, et eurent pour fruit de leur mariage deux beaux enfants, dont un fut saint Martin, et l'autre saint Brice.

Le pape Clément IX demanda secours au roi d'Angleterre
contre les Sarrazins, qui étaient revenus devant Rome.

En ce temps-là, le roi Brutor d'Armenie vint assiéger Rome avec une armée formidable. D'abord le pape manda à tous les princes Chrétiens de le venir secourir. Henri d'Angleterre fit équiper sa flotte qu'il voulait commander en personne. Il laissa la régence du royaume à sa femme, sous la conduite du comte de Glocester, qu'il fit sont premier ministre.

Comme la mère du roi fit une conspiration
contre Hélaine et ses enfans.

Tandis que le roi d'Angleterre était allé secourir Rome, Hélaine demeura à Londres avec le comte de Glocester. La reine mère venait bien souvent dîner avec elle et Marie de Glocester. Un jour après le dîner, les dames furent à la récréation, et laissèrent les deux reines seules dans la chambre à cause de la grosesse d'Hélaine. La mère racontant plusieurs histoires, Hélaine s'endormit ; et tandis qu'elle dormait, la mère prit dans sa bourse le cachet du sceau que le roi lui avait laissé à son départ.

Le diable se servant souvent de l'instinct des femmes pour tromper les hommes, fit paraître un coup de son art à l'endroit de cette reine, car ayant pris le cachet, comme ayant déjà dit, dans la bourse de sa bru, elle s'en fut à Douvres, où ayant appelé un graveur, fit graver un semblable cachet ; puis pour sa récompense, elle le fit poignarder et jeter dans la mer, puis elle revint à Londres sans faire semblant de rien, et remit le dit cachet dans la bourse de sa bru.

Peu de jours après, Hélaine accoucha de deux beaux enfans males. Aussitôt le comte de Glocester écrivit au roi, que la reine était accouchée de deux beaux garçons, de lui mander comment il les voulait faire baptiser. La méchante mère jugeant bien que le messager passerait à Douvres, avait déjà pris le devant pour exécuter son pernicieux dessein. Le message y étant arrivé, elle l'invita à boire, mais il eû mieux fait de boire de l'eau, car dans son vin elle y mit des drogues qui le firent dormir pendant deux jours, dont elle eut le temps de falsifier la lettre d'Hélaine et du comte de Glocester, de mander au roi que sa femme avait eu deux chiens ; les plus odieux du monde, et de mander si on les tuerait.

Ce messager étant éveillé prit ses dépêches et courut incessamment vers Rome, où il trouva le roi Henri, qui lui demanda quelles nouvelles il portait : Sire, dit-il, la reine est accouchée de deux beaux fils ; mais voici un paquet du comte qui vous éclairera du tout.

Comme le roi ouvrit les fausses lettres,
qui le mirent dans une grande inquiétude.

D'abord que le roi eut ouvert ses lettres, et eut lu leur teneur, il changea de couleur, et dit au messager ; vous disiez que la reine était accouchée de deux enfants ; cependant je vois le contraire ? Sire, le bruit en était commun partout Londres, et au Louvre on faisait grande fête. Le pape vint sur ces entrefaites, et ayant demandé quelles nouvelles venaient d'Angleterre, le roi dit tout, et lui mit les lettres entre les mains. Les ayant bien considérées, il dit que cette écriture était d'une femme, et de prendre garde de n'être pas trompé. Le roi lui raconta comme il avait épousé cette princesse exilée, contre le gré de sa mère ; mais que sa seule vertu, jointe à son incomparable beauté, l'avait porté à le faire.

Le pape lui demanda d'où elle était, comme il l'avait rencontrée ? Le roi lui dit qu'il l'avait trouvée sur le bord de la Tamise, où les flots l'avaient jetée par permission divine, après avoir éprouvé la brutalité de son père qui vouloit l'épouser contre toutes les lois ; qu'ayant évité ce malheur par sa fuite, elle était tombée dans un plus grand, vu que le gouverneur de Flandre qui était Sarrazin la voulait violer ; et pour éviter ce mal elle s'était embarquée sur un vaisseau marchand, où par malheur elle tomba entre les mains des Pirates, qui ne lui eussent fait moindres traitements, si Dieu n'eût lancé sa foudre sur le vaisseau, et ne les eût précipités dans la mer. En vérité, dit le pape, voici des choses miraculeuses. Mais ne savez-vous pas son extraction ? Oui, elle est fille d'Antoine, roi de Constantinople. Ah ? dit le pape, vous êtes mon neveu ; c'est Hélaine, fille de ma soeur Elisabeth. Quel bonheur vous à conduit ici ?

Comme le pape fit écrire des lettres à Londres,
pour savoir la vérité du fait.

D'abord le pape dépêcha un courrier à Londres pour savoir la vérité du fait. Les lettres étaient scellées du sceau du roi, et le courrier étant arrivé à Douvres, fut d'abord arrêté par ordre de la reine mère, qui l'ayant fait boire comme le premier, il s'enivra, et ayant pris son paquet, elle falsifia les lettres et les renvoya.

Elle mandait très-expressément au comte de Glocester de faire mourir la reine et ses enfants, aussitôt qu'il aurait reçu les lettres, parce que c'était une adultère et une famme de mauvaise vie. D'abord que le courrier fut arrivé à Londres, il salua le comte et lui dit : Monseigneur, le roi se recommande bien à vous ; voici des lettres qu'il vous envoie. Le comte les ayant lues fut tout surpris, et dit, où diable as-tu pris ces lettres ? Monseigneur, le roi me les a données à Rome : Tu ments, dit le comte, prends garde à ce que tu dis. Il le fit mettre en prison.

La fausse mère fit écrire huit lettres sur le même sujet par son secrétaire, et les cacheta comme si elles fussent venues de Rome, puis tua le secrétaire, et le jeta par une fenêtre dans la mer. Elle était bien sûre que personne n'en saurait rien, et commanda de lui faire venir huit hommes inconnus, pour lui servir de messagers en cette diabolique méchanceté.

Elle envoya, par un d'eux, une lettre à Londres, ce même jour, qui portait la même teneur que la première. Quand le comte vit cette seconde lettre, il ne sut que faire, ni que dire. Il n'osa pas la montrer à la reine pour ne pas l'affliger davantage. Il manda la reine de venir à Londres, parce que sa présence y était nécessaire. Elle ne manqua pas, et se rendit bientôt. Le comte lui montra les lettres, lui disant qu'il n'osait point les montrer à la reine ; qu'il n'y comprenait rien. Pourquoi ? dit la mère ; il faut qu'elle le sache ; moi-même je lui apprendrai.

Elle entra dans la chambre de sa bru, et lut ces lettres supposées être du roi. Quant Hélaine vit cela, elle jeta un grand cri, disant : Comment est-il possible que le roi qui m'aimait tant, me condamne aussi injustement à la mort ? Le comte et sa nièce pleuraient à chaudes larmes, et toutes les dames qui étaient-là en faisaient de même, excepté la fausse mère. Pendant les pleurs, une troisième lettre survint, qui hâtait toujours la chose de plus en plus.

Le lendemain matin il en arriva une autre, et l'après-midi une autre qui pressait toujours la chose. Le comte dit à la mère : Madame, voici une affaire qui mérite qu'on l'examine. Il faut assembler le Conseil pour voir ce que nous devons faire. Vous avez raison, dit-elle, j'en demeure d'accord.

comme le comte Glocester fit assembler le Parlement,
pour examiner les fausses lettres.

La Cour étant assemblée, voici un autre messager qui arrive, sur le soir un autre ; enfin jusqu'au neuvième. On les interrogea l'un après l'autre d'où ils venaient ; ils répondirent tous qu'il venaient de Rome, et après plusieurs interrogations, toute la Cour fut en suspens, sans savoir ce qu'elle devait faire, car la fausse mère avait si bien instruit ses messagers, qu'aucun ne chancela dans son interrogatoire. Voyant cela, elle dit : Messieurs, il faut bien que le roi soit persuadé de la mauvaise vie de sa femme, puisque depuis Rome il vous envoie tant de messagers pour la faire mourir. Quant à moi, cela m'est indifférent, je m'en vais retourner à Douvres : c'est à vous à exécuter ses ordres.

La Cour reprit sa séance, fit relire toute les lettres, et les ayant de rechef bien examinées, et le comportement et bonne vie de la reine, ils ne savaient que dire ni que faire. Ils remettaient l'affaire au comte de Glocester, qui y était le plus intéressé, en qualité de premier ministre d'état, et à qui les lettres s'adressaient. Il disait qu'il ne connaissait rien de mauvais en la conduite de cette dame, et qu'il fallait que le malin esprit eût prévenu le roi pour le porter à commettre ce crime.

comme le comte de Glocester fit couper un bras à la reine
et comme Marie de Glocester fut brûlée au lieu d'Hélaine.

Quand le comte vit que tout le Conseil tombait d'accord pour faire mourir la reine, il voulait sauver sa vie ; il s'en vint dans la chambre d'Hélaine, et lui ayant lu la neuvième lettre supposée du Roi, ils se mirent tous à pleurer. Ah ! dit-elle, voici de tristes nouvelles pour moi et mes enfants ! Quel démon a pu susciter une pareille fausseté ? quant à moi, je ne regrette point la vie, mais je déplore la mort de deux innocents que ce tyran à engendrés, auxquels il ôte la vie sans les avoir jamais vus. Tenez, dit-elle, voilà la main où est l'anneau de mes épousailles ; coupez-là, afin de lui témoigner que je ne veux rien du sien.

Voici des paroles bien lamantables pour une reine innocente. En effet, le comte et sa nièce tombèrent pâme sur la place ; et sans le secours du Ciel, ils seraient morts de tristesse. Non, dit-elle, faites ce que le roi vous commande, il faut lui obéir. Aussitôt il fit venir un sergent, qui lui coupa le poignet où était l'anneau. Si le peuple de Londres eût su cette tragédie, il eût tué le comte et tous ceux et celles qui s'en fussent mêlés, tant il aimait la reine. Ainsi pour éviter leur fureur, et pour sauver sa vie, sans perdre tout-à-fait Hélaine et ses enfants, Marie de Glocester s'offrit pour Hélaine à la mort. Cela ne se peut, dit le comte. Mon oncle, dit-elle, il faut prendre deux petits enfants de l'hôpital, je les porterai entre mes bras, ayant un voile sur ma tête, vous ferez croire que c'est la reine et ses deux enfants, tandis que vous les mettrez dans un lieu d'assurance. Ma nièce, dit-il, puisque vous voulez mourir pour madame, il faut vous couper un bras, afin de faire croire que c'est la reine. Mon oncle, faites de moi ce qu'il vous plaira, pourvu que vous sauviez madame. Il lui fit couper le poignet comme à la reine : on dit qu'il ne sortit pas une goutte de sang.

Le comte prit les deux enfants, et lia la main d'Hélaine au côté de l'un d'iceux ; et les fit embarquer de nuit pour ne pas être découverts. Le lendemain il s'en revint trouver sa nièce et les deux petits enfans exposés, puis il envoya querir le bourreau pour faire une expédition dans une île proche de là. Marie de Glocester entra dans sa barque, tenant les deux petits entre ses bras, tout le monde courut après pour la sauver ; mais le comte avait mis tant de gardes qu'il fallut mourir. Etant de retour au palais, il prit la main qu'il avait fait couper à sa nièce, et la baisa plusieurs fois en pleurant.

comme la reine approchait d'une forêt et perdit ses enfans.

Hélaine était en grand danger, si Dieu, qui n'oublie jamais les siens, ne l'eût préservée ; elle se trouva à la côté de Bretagne, proche d'une grande forêt, tenant ses enfans en giron. Ayant pris terre, elle s'endormit : cependant vinrent un lion et un loup qui emportèrent les deux enfans bien avant dans la forêt, et combattaient ensemble qui les auraient tous deux. Par ce fortuit, il vint un bon ermite, qui voyant ce stratagème courut sur eux ; et le lion s'enfuit et laissa l'enfant, lequel il emporta dans son hermitage, puis courut chercher l'autre, l'ayant trouvé saint et sauf dans la tanière du lion, et l'emporta et le nomma lion, et l'autre qui avait le poignet de sa mère attaché au côté, il le nomma Bras. Ces enfants demeurèrent seize ans avec l'hermite, nommé Félix, qui les nourrit et éleva en la crainte de Dieu. Lion fut saint Martin, évêque de Tours, et Bras saint Brice.

comme Hélaine s'éveilla et ne trouva plus ses anfans,
et comme elle vint à Nantes.

Nous vous dirons qu'Hélaine à qui les bêtes farouches avaient pris ses deux enfans, tandis qu'elle dormait dans la forêt, étant éveillée, elle ne les trouva plus, alors elle jeta un grand cri disant ; Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce ceci ? je suis née à malheurs, car je me vois infortunée de jour à autre. He ? pauvres innocents, est-ce là le sort que vous deviez attendre !

O trop ingrate fortune, quand seras-tu lassée de me persécuter ! ah ! bêtes sauvages, que ne me dévoriez-vous au lieu de ces deux innocen ! Mais comme la mère a été malheureuse tout le temp de sa vie, il faut que ces enfants se ressentent de ses maux.

Elle courut par les bois pour tâcher de retrouver ses enfants ; mais ce fut inutilement. Etant venue au bord de la mer, pleurant sans cesse, elle vit passer un vaisseau ; elle récita aux matelots ses disgrâces, dont chacun fut surpris. Il arrivèrent à Nantes en Bretagne, où elle demeura chez une bonne dame, qui tenait charitablement auberge aux pauvres femmes veuves et orphelines.

comme le roi Brutor ayant assiégé Rome,
fut tué par le roi Henri.

Deux cents ans après la mort de Notre-Seigneur, les Sarrazins firent une terrible invasion sur la chrétienneté, et le combat fut fort opiniâtre. Brutor ayant renversé St.-Clément, Henri courut dessus ; qui perça Brutor d'un coup de lance. Ses gens l'emportèrent promptement pour lui sauver la vie ; mais ce fut inutilement, car trois jours après il mourut. Toute son armée fut défaite, et ses bagages furent pris.

Le roi Henri ayant calmé ce grand orage, voulut s'en retourner en son pays, c'est pourquoi il demanda congé au Pape. Le Pape le lui accorda ; et l'ayant chargé de présens, il lui dit ; je crois certainement que vous êtes mon neveu, ayant épousé la fille d'Antoine, roi de Constantinople ; mais je vous prie de me le faire savoir plus amplement, quand vous serez en votre pays. Le roi Henri promit que d'abord qu'il sera de retour à Londres, il s'inquiéterait de cela, et de lui faire savoir.

comme le roi Antoine de Constantinople convertit Grambeau
qui était Sarrazin, lequel après fut un grand Saint.

Antoine, roi de Constantinople, étant revenu, et ayant fait chercher Hélaine en divers pays, il s'en vint dans l'électorat de Bavière, où régnait un roi, nommé Grambeau, qui était Sarrazin. Il avait fait construire un palais qu'il nommait paradis, et il se disait Dieu en terre. Il avait fait faire une idole laquelle le démon animait, et le roi lui faisait dire ce qu'il voulait pour amuser le peuple.

Grambeau avait une fille très-belle, nommée Cloriande, qui était chrétienne, quoique non baptisée. Son père la voulait épouser, et ne trouvant aucun moyen pour cela : il dit qu'il consulterait son oracle, et que celle qu'il nommerait serait son épouse.

Elle, sachant cela, n'y voulut pas consentir, et sans faire semblant de rien, monta sur un cheval et s'en alla à deux lieues de la ville, rencontra l'armée du roi Antoine, et étant tombée entre ses mains, il crut d'abord que c'était Hélaine ; mais il fut bien trompé. Il l'interrogea de son être et de sa religion. Elle répondit : je suis chrétienne ; mais mon père qui est un payen me détient là sans vouloir que je sois baptisée, et même il veut me contraindre à l'épouser, ce qui m'oblige de fuir.

Antoine se souvenant de sa fille Hélaine, qu'il avait obligée de fuir pour le même sujet, se mit à pleurer, et lui dit : Madame, voulez-vous être baptisée ? Elle répondit, oui : aussitôt il la fit baptiser. Antoine prit la route de Flandres, vint à l'abbaye où avait été Hélaine, demanda de ses nouvelles aux religieuses, qui lui racontèrent comment les cloches avaient sonné d'elles-mêmes à son arrivée.

comme le roi arriva en Angleterre,
et comme il y apprit la mort d'Hélaine et de ses enfants.

Le roi Henri revenant de Rome, passa par Bologne, d'où il envoya un courrier exprès pour annoncer sa venue. Le courrier partit incessamment, et se rendit à Londres, où il trouva le comte de Glocester, et lui dit que le roi venait, et qu'il se recommandait à lui et à Hélaine son épouse. Le comte le regardant, lui dit : Puisque le roi l'aimait tant, pourquoi m'a-t-il commandé de la faire brûler avec ses deux enfants ? Le courrier s'écria : Ah ! meurtrier, qu'est-ce que tu dis ? As-tu pas fait mourir la meilleure princesse du monde ? Ote-toi d'ici, car le roi te fera mourir cruellement. Je n'en ferais rien, dit le comte, au contraire, je veux le prévenir.

Etant arrivé à Douvres, la reine mère vint embrasser son fils, faisant la bonne hypocrite, comme elle avait de coutume. Ma mère, dit le roi, quel sujet avez-vous de pleurer ? Ah ! dit-elle, depuis que le meurtrier Glocester a fait mourir Hélaine et ses deux enfants, j'ai perdu toute le joie de ce monde.

Le roi entendant ce discours, changea de couleur, et dit au comte : Qu'est-ce donc ? Hélaine est morte ! Sire, dit-il, je n'ai rien fait que par vos ordres. Le roi dit qu'il mentait, et qu'il était un traître ; même qu'il lui avait mandé que la reine avait eu deux chiens, et cependant que c'était deux beaux enfants. Le comte connut alors qu'il y avait de la trahison, et voulut raisonner, en s'excusant de ce crime ; mais la reine mère dit qu'il le fallait punir.

Lors le roi plus irrité qu'auparavant, tira son épée pour tuer le comte de Glocester, mais les chevaliers l'en empêchèrent. Ils lui demandèrent comment il avait fait cela : il leur répondit que le roi lui avait mandé par neuf messagers divers.

comme le roi Antoine de Constantinople arriva en Angleterre.

Le roi Henri étant transporté de colère et de chagrin pour l'amour de sa femme, dit qu'il voulait aller à Londres, pour être mieux éclairci de ce qui s'était passé en son absence. Il fit arrêter le comte de Glocester prisonnier, et étant à Londres, il se fit informer du fait.

Tandis qu'on examinait cette affaire, on vint dire au roi qu'il y avait un grand seigneur qui désirait le voir. Faites-le venir, dit le roi ; et étant dans la salle, il salua Henri et sa compagnie, puis il demanda des nouvelles d'Hélaine. Ah ! dit Henri, elle est morte. Pourquoi demandez-vous cela, dit Henri ? C'est ma fille, dit Antoine.

Ils s'embrassèrent mutuellement, pleurant le sort de cette incomparable reine. Le lendemain on interrogea le comte de Glocester, lequel, après avoir soutenu courageusement son innocence, pria le roi de faire arrêter sa mère, car il croyait qu'elle avait fait cette méchanceté. On interrogea le premier messager, on lui confronta sa lettre ; et soutenant qu'elle venait du pape, Henri dit qu'il s'en vengerait.

Le comte ayant fait venir les autres messagers devant le roi, chacun sa lettre en main, il leur promit que ceux qui diraient la vérité auraient grâce, et que les autres seraient brûlés vifs. On fit jurer tous les messagers, l'un après l'autre, de dire la vérité ; lesquels se parjurèrent tous, hormis un, qui dit qu'il voulait sauver son ame.

La reine mère le sachant, invitait le roi de plus en plus de faire mourir le comte de Glocester. Sire, dit le comte, quand vous partîtes pour Rome, vous me laissâtes le gouvernement de votre royaume, je m'en suis acquitté du mieux que j'ai pu ; s'il y a de la trahison, c'est votre mère qui l'a faite.

comme la reine mère fut mise en prison.

Quand la fausse mère vit que sa trahison se découvrait, elle voulut se sauver ; mais le roi Antoine fit signe à Henri de la retenir et de la faire prisonnière. Quand elle y fut, le messager déclara tout le mystère, et comme elle lui avait donné la lettre à Douvres, l'ayant payé pour dire qu'il venait de Rome, et que s'il eût cru que cela eût été contre la reine, il se fût plutôt fait couper la tête que d'agir contre elle.

Alors Antoine dit que le messager qui avait dit la vérité aurait la vie sauve, et que les autres seraient punis ; ce que le roi lui accorda ; puis Antoine lui demanda permission de parler à sa mère en particulier. Henri dit qu'il le voulait bien. Quand ils furent ensemble, le roi Antoine fit semblant de la caresser et de la vouloir épouser. Elle, bien joyeuse de cela, lui dit que s'il l'épousait, avant qu'il fût un an elle ferait mourir son fils, et le ferait roi d'Angleterre.

Quand le roi Antoine l'entendit, son sang lui frémit, connaissant par là que c'était une méchante femme ; mais li dissimula sa pensée, faisant semblant d'en être joyeux. Il la prit par la main, et la mena dans la salle, où la nappe était mise pour dîner. Il la fit asseoir auprès de lui. Quand on eut dîné, chacun alla se divertir, Etant dans un jardin de plaisance, ils devisèrent de plusieurs choses, si bien que par permission divine, elle eut envie de changer de ceinture avec le roi Antoine, qui lui accorda sa demande. Ayant donc changé, elle voulut reprendre sa bourse, où était le faux cachet, dont elle s'était servie pour couvrir sa trahison ; le roi Antoine lui dit qu'il ne se démentirait jamais de sa parole, et que ce qui est fait est fait.

Aussitôt il regarda dans sa bourse, et ayant vu le faux cachet du roi Henri, il le lui apporta, en disant : Sire, vous m'avez dit que quand vous partîtes pour Rome, vous n'aviez fait faire que trois cachets, cependant il s'en trouve quatre, il faut dont que celui de votre mère soit faux.

comme la reine mère fut brûlée et les huit messagers avec elle.

Henri d'Angleterre voyant des preuves convaincantes contre sa Mère, l'envoya querir, et lui dit : Madame, quand je partis pour Rome, je fis faire trois cachets, d'où vient qu'il y en a quatre ? Elle voulut nier le fait : mais les messagers lui étant confrontés, la rendirent coupable.

D'abord on dressa un bûcher au milieu de la grande place de Londres, où elle fut brûlée avec les huit faux témoins. Après cela, le roi Henri demanda au comte de Glocester s'il n'avait rien d'Hélaine ; Sire, dit-il, j'ai la main que je lui fis couper, où est l'anneau de vos épousailles. Ha ! dit-il, donnez-la moi : quand le roi la vit, il dit que ce n'était pas la main d'Hélaine, le comte répondit alors qu'il avait immolé sa nièce Marie, qui d'elle-même s'offrit de mourir pour Hélaine ; et lui ayant fait couper la main, je l'ai gardée pour vous faire voir mon obéissance, et j'ai mis la reine dans une barque avec ses deux enfants, et des vivres pour quelque temps, et je les envoyai ainsi à la garde de Dieu. Puisque vous l'avez fait en cette intention, dit le roi Henri, j'espère que Dieu l'aura gardée, c'est pourquoi je vous fais gouverneur de cette province, et la survivance pour vos enfans.

Le roi Henri résolut d'aller chercher Hélaine, et dit qu'il ne reviendrait jamais en Angleterre sans l'avoir trouvée et ses deux enfans.

comme les fils d'hélaine furent rencontrés
par ceux qui avaient sauvé leur mère.

Revenons aux enfans qui sont au désert avec l'ermite, qui les garda pendant seize ans, ou environ. Ce bon hermite, nommé Félix, s'en allant un jour se promener avec eux, les amena au bord de la mer, et leur dit : mes enfans, voici l'endroit où je vous sauvai des bêtes sauvages, qui sans mon secours vous eussent dévorés. Et Lion lui dit : est-ce que nous sommes des enfans trouvés ? N'êtes-vous pas notre père ? Lors ils voulurent savoir d'où ils étaient : l'Hermite leur raconta comment ils les avait trouvés ? l'un emporté par un lion, et l'autre par un loup, lequel avait un bras attaché à la main, c'est pourquoi je le nommai Bras, et vous qui fûtes emporté par un lion, je vous nommai lion.

Comme ils parlaient avec l'hermite, Dieu permit qu'une barque aborda là, et les Mariniers ayant pris terre pour charger de l'eau douce, racontèrent comment ils avaient trouvé là une dame éplorée qui disait avoir perdu ses enfants. Ils demandèrent cambien il y avait de temps ; les Mariniers répondirent environ seize ans.

En ce même temps l'hermite dit : en vérité cette dame était mère de ces enfans ; je les trouvai dans ce même temps, lesquels j'ai nourris et élevés depuis comme j'ai pu. Vous n'êtes donc pas notre père naturel, dirent-ils ? Nous vous remercions de vos bons services, nous allons chercher notre mère. Adieu.

comme les fils d'hélaine quittèrent l'hermite
pour aller chercher leur mère.

Nos deux pauvres enfants, après avoir quitté l'hermite, prièrent les mariniers de les mener où ils allaient ; ils les prirent et les rendirent sur les côtés de la Hollande, ils leurs donnèrent ensuite des habits pour se couvrir et de l'argent pour vivre.

Ils passèrent par la Zélande, la Frise, Westfrise, Westphalie, se rendirent au pays de Bavière en Allemagne, où était la reine Cloriande, qui passant sur un balcon qui regardait sur la cour y vit ces deux garçons qui étaient beaux comme deux anges. Elle les fit venir, et leur demanda d'où ils étaient : ils répondirent qu'ils cherchaient leur pére et leur mère. Et les ayant interrogés de plusieurs choses, elle connut que ces garçons étaient de haute extraction.

comme les deux fils d'hélaine
furent à la cour de la reine Cloriandre.

Et comme Dieu permet toute chose pour le bien et le salut des hommes, ils inspira à cette reine de se servir de ces deux Princes. Elle demanda le nom au premier, qui lui répondit qu'il se nommait Lion, et le second dit qu'il se nommait Bras. Bien, dit-elle à Lion, je vous fais mon dépensier ; et vous dit-elle à Bras, vous viendrez tous les jours pour me mener à l'Eglise : vous aurez de bons gages.

Ils furent quelque temps en cet état, servant honnêtement cette Reine, jusqu'à ce que le comte de Glocester voulant épouser Cloriande, elle le refusa, ce qui occasionna une grande guerre ; car le comte piqué de ce refus vint assiéger Munich, et y causa une si grande famine, que les pauvres mouraient de faim : Lion voyant cela les fit assembler dans la cour du Louvre et leur distribua tout ce qui était destiné pour le dîner des serviteurs qui murmuraient contre lui. Allez, dit-il, vous en aurez au centuple,

Alors un cuisinier de la reine, qui était payen, dit qu'il était un traître, qui dissipait le bien de la Reine ; il lui dit qu'il l'avait fait pour Dieu. Je me soucie bien de ton Dieu, dit ce payen. D'abord, Lion lui donna un coup d'épée dans le côté, ce qui l'obligea de demander justice à la reine, et lui fit entendre qu'il l'avait trahie, et qu'elle et toute sa cour n'avaient rien pour dîner.

Cloriande envoya chercher Bras, et lui dit que son frère voulait trahir la ville, et que sans sa considération elle le ferait mourir. Sortez d'ici, dit la reine, et que je ne vous voie plus. On les mit hors de la ville, et celui qui avait été blessé se jeta sur Lion ; mais Lion tua son adversaire. Les autres qui l'accompagnaient voulurent le secourir, et se jetèrent sur les deux frères, mais ils ne gagnèrent rien. La reine s'accorda avec le comte de Glocester, et leur mariage étant fait, le comte l'amena à Londres pour voir ses parents.

comme Lion tua Athenor,
chef des Sarrazins, qui tenait Boulogne assiégée.

Etant sur le port, ils s'embarquèrent sur un vaisseau qui faisait voile pour la Flandre, où étant arrivés, ils prirent la route de Boulogne. Ils trouvèrent le moyen de parler au châtelain, et lui offrirent leurs services. Il les fit aussitôt chevaliers. Ils paraissaient adroits aux armes ; on croyait qu'ils y avaient été dressés toute leur vie, ce qui fit croire au châtelain qu'ils sortaient d'une illustre race.

Le camp des Sarrasins étant devant Boulogne, on tâcha de les repousser du mieux qu'on put. Le châtelain fit une sortie, dans laquelle furent les deux frères. Le combat fut fort sanglant, favorisa les fidèles Chrétiens ; car Athenor, tenant le châtelain prisonnier, Lion courut dessus lui, et lui coupa le bras qui tenait son bouclier, le renversa par terre, et le fit fouler aux pieds par son cheval, dont il mourut sur-le-champ. Son frère, de l'autre côté, pressait si vigoureusement les ennemis, que s'étant mis au fort de la mêlée, il tua celui qui portait le grand étendard, et l'emporta ; puis il ramena le châtelain qu'ils avaient pris.

comme les fils d'Hélaine vinrent d'Amiens en Picardie,
où ils furent baptisés.

Après la victoire gagnée, ces deux garçons vinrent à Amiens. En ce temps-là l'évêque d'Amiens étant malade, l'archevêque de Tours l'était venu voir. Ils se présentèrent audit archevêque et le prièrent de les baptiser. Il leur demanda d'où ils étaient ? Ils dirent qu'ils n'en savaient rien. Lors l'archevêque demanda à Bras, qu'est-ce qu'il avait dans le sac de cuir qu'il portait là ? Il dit que c'était une main, mais qu'il ne savait d'où elle venait. Sur cela, l'archevêque le baptisa, et le nomma Brice, et Lion fut nommé Martin, comme l'archevêque.

Ils demeurèrent là avec leur parrain, jusqu'à ce que ledit évêque fût les querir, puis l'archevêque partit d'Amiens, et vint à Tours. Il fit Brice son secrétaire, et Martin son aumônier. Ils s'acquittèrent si dignement de leurs charges, que non-seulement l'archevêque, mais encore tout le monde les admirait.

comme Hélaine partit de Nantes et vint à Tours.

Hélaine ayant demeuré long-temps à Nantes, cherchant sa pauvre vie comme elle pouvait, eut envie d'aller à Tours, parce qu'on lui avait dit que l'aumônier de l'archevêque faisait de grandes aumônes. Y étant arrivée, elle fut se loger chez une veuve qui reçevait chez elle tous les pauvres passans.

Sur le soir, il y eut un coquin qui dit à Hélaine qu'ils coucheraient bien ensemble. Elle le rebuta et s'en vint dire à son hôtesse ce qui se passait. L'hôtesse la fit coucher avec elle, et lui dit d'aller à l'aumônier de l'archevêque, qui faisait de grandes charités aux pauvres.

Environ sur les dix heures du matin, elle se rendit à l'archevêché, y vit Martin qui faisait de grandes aumônes ; mais ayant honte, elle demeurait derrière les autres. Brice, qui était appuyé sur une fenêtre, vit une femme qui n'avait qu'une main ; se souvenant de sa mère, il dit à Martin de donner l'aumône à cette femme, car il semble qu'elle n'a guère exercé ce métier.

Martin regardant cette femme, se ressouvint aussi de sa mère, lui donna une aumône assez ample, et lui dit de revenir tous les jours. Il lui demanda de quel pays elle était ; elle répondit seulement : je ne suis pas de fort loin d'ici.

comme les rois Amauri et Antoine, qui étaient partis d'Angleterre,
conquirent Bordeaux, puis vinrent à Tours,
et reconnurent les fils d'Hélaine.

Nous reviendrons à Antoine de Constantinople, Henri d'Angleterre et Amauri d'Ecosse, qui étaient partis ensemble pour chercher Hélaine. Ils vinrent à Bordeaux ; cette ville était gouvernée par le roi Roboastre qui était Sarrazin. Les Chrétiens y mirent le siége, et firent sommer Roboastre à quitter la place ou à changer de loi. Il répondit qu'il ne craignait rien, et de prendre garde à eux.

On fit approcher l'armée Chrétienne pour un assaut ; mais Roboastre fit une sortie nombreuse, qui repoussa bien les Chrétiens. Le combat dura huit heures ; et tandis qu'ils combattaient de part et d'autre, Amauri sortit d'un bois, passa par à côté, et se saisit des portes. Aussitôt il apporta l'étendard d'Angleterre sur les remparts, ce qui effraya les Sarrazins ; ne sachant aucune retraite, ils se rendaient à discrétion.

Les Chrétiens étant maîtres de la ville, Roboastre s'y fit baptiser avec beaucoup de gens ; parce qu'il avait tant fait mourir de Chrétiens et qu'il avait tant coûté avant d'être pris, il fut nommé Constant ; puis nos gens voulurent s'en aller ; Constant dit qu'il les suivait.

Ils allèrent à Tours en Touraine, et quand le saint archevêque sut leur arrivée, il alla au-devant avec tous ses gens. Brice et Martin accompagnaient l'archevêque, et les ayant rencontrés à une lieue de là, ils s'embrassèrent sans se connaître.

Après que les rois furent entrés dans Tours, l'archevêque leur demanda le sujet de leur voyage. Henri lui raconta son désastre, et comme il cherchait Hélaine et ses enfants, qui étaient devant lui sans les connaître ; il demanda au prélat s'il les avait vus ; il répondit que non. Lors Hélaine voyant son père et son mari, crut qu'ils la cherchaient pour la faire mourir ; elle tomba pâmée, mais on crut que la presse lui causait cela. Les gens la relevèrent, puis elle s'en fut à son auberge se reposer sur son lit. Les rois étant au palais furent traités magnifiquement par l'archevêque. Le dîner étant prêt à servir, Martin vint prendre toutes les viandes, et les distribua aux pauvres.

Hélaine n'y fut pas, de peur d'être reconnue, et faisait la malade ; son hôte se la voulait mettre dehors, pour n'avoir pas été quérir son aumône. Les cuisiniers dirent à Martin, qu'il avait tort de dissiper ainsi le bien de leur maître, principalement lorsqu'il y avait une compagnie de cette sorte : Martin dit qu'il en avait assez ; cela n'empêcha pas qu'un d'iceux dit à l'archevêque ce que Martin avait fait. L'archevêque bien surpris, dit à Martin que cela n'était pas bien de donner leur dîner aux pauvres, qu'on ne leur devait que ce qui restait sur les tables après le repas. Martin répartit : Monseigneur, Dieu étant plus grand seigneur que vous, et que ceux qui sont ici dedans, doit être servi le premier, et de donner le reste aux chiens ; l'archevêque ne sut que dire.

Peu de temps après on vint dire de se mettre à table, que tout était prêt. L'archevêque regardant Martin, il lui dit : Tu me sers, et je te devrais servir. Martin et Brice servirent à table. Henri, leur père, les regardait de temps en temps. Il demanda à l'archevêque qui étaient ces jouvenceaux ; et lui dit ce qu'il en savait. Henri demanda à Brice ce qu'il y avait dans ce sac de cuir qu'il avait à son côté ? Il dit que c'était une main. Le roi demanda d'où il l'avait eue ; je n'en sais rien, mais qu'il l'avait portée pendant sa vie.

comme Dieu permit que le roi d'Angleterre reconnut ses enfans.

D'abord que le roi Henri entendit ces paroles, il changea de couleur, disant à Brice : Mon ami, faites nous voir cette main. Il sortit la main de sa mère, qui était enveloppée d'une partie de sa jupe, que le comte de Glocester lui avait coupée pour la plier. Antoine reconnut ce drap, Henri sa bague, et voyant les traits de son visage sur celui de son fils, il s'écria hautement : Violà une partie de ce que nous cherchons, j'espère que Dieu nous remettra l'autre.

Il sortit de table, et embrassa ses enfants en pleurant de joie. D'abord le palais fut rempli de joie, et on ne songea plus qu'à chercher Hélaine qui était bien proche d'eux, si elle eût voulu se faire connaître : mais Dieu ne le permit pas.

Brice pria son père de lui dire d'où provenait cette main. Henri lui raconta l'histoire tragique de sa pauvre mère, dont ses enfants furent bien tristes. Brice dit qu'il irait en Angleterre pour se venger de ce que le comte de Glocester leur avait fait : mais Henri lui dit qu'il en était innocent, et que les coupables avaient été punis.

Henri écrivit une lettre, et la donna à son fils. Quand tu seras à Londres, salue le Comte de ma part, et donne-lui cette lettre avec ces trois cachets, dont l'un est le mien, et l'autre à ta mère, et le troisième est celui qui fut contrefait et qui nous a causé notre malheur. Dis au comte de Glocester de les faire fondre, et d'en faire un crucifix, et de le mettre dans l'église de St.-Jean afin qu'il nous soit propice et à ta pauvre mère ; nous emmenerons ton frère avec nous.

comme le crucifix fut fait des cachets, et du miracle qui se fit.

Brice voulait partir pour Londres, l'archevêque ne lui voulut donner congé, qu'auparavant il n'eût laissé la main et le sac qui étaient à son côté. Quand il fut à Londres, et qu'il eut montré la lettre du roi au comte de Glocester et à Cloriande son épouse, il fut reçu à bras ouverts avec un applaudissement général de tout le peuple.

Le comte envoya chercher un orfèvre pour fondre les trois cachets, et en faire un crucifix, comme le roi avait commandé ; mais il fut impossible de fondre celui qui avait cacheté les fausses lettres, Dieu ne voulant pas que ce qui avait fait tant de mal servît à une chose sainte.

Le comte de Glocester ayant ajouté de l'or aux deux cachets, en fit faire un beau crucifix, dont il fit présent à l'église de St-Jean, pour servir à l'autel. Puis il dit à Brice qu'il voulait passer en France avec lui, ce qu'ils firent.

comme nos gens assiégèrent Jérusalem,
et comme Constant fut fait prisonnier.

Nous reviendrons aux rois qui vont en Jérusalem, où était le roi, nommé Ardembouc, qui avait une belle fille, âgée de seize ans, nommée Plaisance, qui croyait en Dieu sans être baptisée : elle était femme du roi Priam d'Escalogne, proche Jérusalem. Il se trouva que par malheur le roi Constant s'allant divertir à la chasse, passa sur les terres de ce roi Sarrasin, il fut pris et mené prisonnier à Escalogne, proche Jérusalem. Quand Priam y fut, il dit à Damo, j'ai pris un chrétien, que plût à Dalium que votre père l'eût. Il l'aura toujours bien, dit-elle ; il faut le mettre en prison, et je garderai les clefs.

Constant était captif, la reine le venait voir chaque jour, et l'interrogeait des mystères de notre foi ; et ce roi l'ayant instruite, elle voulait se faire baptiser. Le roi lui dit : si vous voulez m'aider à sortir d'ici, je vous ferai baptiser. Elle dit qu'elle y penserait.

Ayant un jour demandé à Constant s'il était marié, et lui ayant dit que non : je suis un parti pour vous, dit-elle, je veux vous épouser. Madame, dit-il, je ne mérite pas cela de vous ; mais la joie qu'il en eut ne dura pas long-temps ; car un serviteur du roi, nommé Mardoc, ayant vu que la reine se familiarisait trop avec ce captif, en avertit Priam qui allait à la campagne ; il s'en retourna, se fit raser la barbe, et prit les habits de sa femme, puis vint à la chambre de la reine heurtant fort rudement.

comme Priam fut tué par Constant,
qui fut délivré par saint Georges.

Plaisance étant enfermée avec Constant, ne voulait point ouvrir la porte, mais elle y fut forcée. Et quand Priam fut entré, il courut à Constant pour le tuer, et Constant lui ayant ôté son épée, l'en tua et le jeta dans la rivière.

Constant étant resté vainqueur de Priam, fit tous ses efforts pour se sauver ; mais Mardoc vint avec une escorte pour le mettre en prison ; Constant combattit long-temps contre eux, en tua trois, et blessa plusieurs des autres.

Saint Georges le vint secourir ; lors furent tués tous ceux qui firent résistance, et l'emmena près de Jérusalem, puis il disparut. Constant étant arrivé dans le camp des chrétiens, leur raconta ses aventures, et tous les chrétiens furent bien joyeux et remercièrent Dieu.

comme la reine Plaisance vint à Rome,
et comme son fils fut enlevé.

Parlons maintenant de Plaisance, qui partit d'Escalogne, croyant que le roi Constant était mort, et n'y osait retourner. S'étant mise sur mer, elle vint au pape qui la baptisa, puis se mit à servir la femme d'un sénateur, nommé Jésarem, qui la garda en sa maison, où elle eut un enfant mâle. On le fit baptiser, et il en fut parrain.

Comme Plaisance était belle, Jesarem en devint amoureux ; pour pouvoir mieux jouir d'elle à son gré, il emprisonna sa femme pour épouser Plaisance ; puis une nuit il prit l'enfant de proche sa nourrice, et le donna à un valet pour le tuer dans une forêt, lui disant de lui apporter le coeur de cet enfant, qu'il lui donnerait autant pesant d'or.

Quand le valet entendit cela, il prit l'enfant et le porta bien avant dnas le bois ; mais Dieu ne permit pas qu'il vînt à bout de son dessein, car il fut rencontré par des voleurs qui le tuèrent, et emportèrent ce qu'il avait. Quant à l'enfant, ils le mirent sur un buisson de peur que les bêtes ne le dévorassent, et se rendirent à leur rendez-vous.

comme Hélaine partit de Tours pour aller à Rome,
et comme Satan pensa faire renier Dieu à Martin.

Hélaine ayant ouï dire que les chrétiens avaient été vaincus en Syrie, et qu'on avait porté le corps de son père et de son mari à Rome, résolut d'y aller ; passant par la Lombardie, elle vint à Grasse, où il y avait une rue des chrétiens qui payaient tribut au roi. Il y avait un hôpital dont Plaisance était supérieure. Hélaine y vint bien malade, de sorte qu'il fallut la confesser ; et elle raconta toute sa vie.

Quand le confesseur eut entendu la confession, il la consola du mieux qu'il put, lui disant qu'elle n'était pas la seule à avoir des afflictions. Au sortir de là, il rencontra Plaisance et lui dit : Madame, ayez soin de cette dame, car c'est la femme d'un grand prince. Plaisance entendant cela, en prit un soin particulier, car elle était en grand danger de mort ; mais par l'aide de Dieu, et du bon traitement qu'on lui fit, elle fut guérie. Elles se contèrent leurs aventures, dont Dieu fut loué d'avoir fait de prodiges. Etant guérie, elle partit pour Rome sans rien dire à Plaisance, et elle se rendit au Vatican, où elle trouva son oncle le pape Clément, qui partait pour la voir. Hélaine lui demanda l'aumône pour l'amour de Dieu, et le pape voyant qu'elle n'avait qu'une main, lui demanda d'où elle était. Saint Père, dit-elle, je suis de Tours en Touraine. Comment as-tu perdu cette main, dit-il ? Elle répondit que des meurtriers l'ayant menée dans un bois pour la violer, lui coupèrent ce bras d'un coup de sabre, n'ayant pas voulu obéir à leur volonté.

Le pape crut que ce n'était pas sa nièce et lui dit : n'as-tu oui parler d'une grande dame nommée Hélaine, qui n'a qu'une main comme toi ? Saint Père, je l'ai connue, elle a demeuré dix ans à Tours, en notre maison ; mais elle partit, parce qu'elle croyait que son père Henri d'Angleterre, qui la cherchait, voulait la faire mourir à tort. Ma mie, dit le pape, puisque tu as eu cette charité pour ma nièce, je te nourrirai pendant que seras ici ; demande ce que tu voudras..

comme le diable voulut tente S-Martin pour le faire pécher.

Hélaine était à Rome. Henri, evant Jérusalem, et leurs enfans à Tours, le démon s'avisa de tenter Martin, pour le faire impatienter et tomber en péché, s'il eût pu. Il savait que Martin couchait au haut de la maison, et que pour venir à matines, il fallait descendre plusieurs degrés ; il sema des pois sur les degrés pour le faire tomber quand il irait à Matines, comme il fit ; mais Martin ne s'impatienta pas, comme il le croyait.

Quand on sonna Matines, il se leva pour venir au choeur, mais il n'eut pas mis les pieds sur les pois, qu'il roula tous les degrés, et se froissa tout. Au lieu de s'impatienter, comme le démon croyait, il remercia Dieu, disant : Jesus-Christ a bien souffert davantage pour moi.

Lors il remonta comme il put dans sa chambre, et se remit sur son lit, le visage plein de sang. Lors Ste,-Madeleine et Ste.-Anne apportèrent une boîte pleine de baume, et la Ste.- Vierge en oignit Martin, qui d'abord se sentit guéri.

comme Jérusalem fut conquise avec les royaumes d'Espagne et celui d'Ardre.

Pour venir aux Quatre rois dont nous avons déjà parlé ils tinrent la ville de Jérusalem assiégée pendant dix mois, et ne l'auraient pas sitôt emportée, si le roi Ardembouc n'eût eu la lâcheté de se laisser ainsi enclore par les chrétiens. Il fit armer tous ceux qui pouvaient porter les armes, il en laissa peu dans la ville pour la garder, et commanda que les femmes fussent sur les remparts, pour jeter des pierres en cas de besoin. Lors ils sortaient de la sainte cité, sonnant trompettes et buccines, et coururent sur les chrétiens.

Henri marcha devant Antoine après Constant le troisième et Amanri, roi d'Ecosse, dit qu'il irait fiarder dans le Mont-Olivier, s'il plaisait au roi Henri, qui le lui accorda. Lors vinrent les Chrétiens et les Sarrasins, les uns contre les autres, et commencèrent le combat. Antoine et Henri frappaient sur les Sarrasins comme font les bouchers sur les bêtes, et Ardembouc, d'autre part, qui frappait sur les Chrétiens, d'un dard d'acier, duquel il en tua plusieurs ; car il était plus furieux que ne sont les lions dans leurs plus grandes forces, dont Antoine en ayant du dépit, lui poussa un coup de lance qui le renversa par terre ; mais il tenait toujours son dard à la main, et s'en défendit vigoureusement.

Amauri était vers le Mont Olivier pendant ce combat, lequel cria à ses gens : Enfans, à l'assaut, la ville est à nous ; qui m'aime me suive.

comme la ville de Jérusalem fut prise
et le roi Ardembouc fait chrétien.

Amauri sauta dans les fossés, monta à l'escalade, et ouvrit la porte. Quand nos gens, qui étaient dans les fossés, virent la porte ouverte, ils entrèrent dedans et mirent l'étendard d'Angleterre sur la plus haute tour. Ardembouc voyant cela, pensa créver de dépit. Il voulait quitter le combat pour secourir la ville : mais nos gens le tenaient de si près, qu'il ne pouvait plus avancer ni reculer.

Il implorait le secours de ses faux dieux, mais c'était en vain. Quand il se vit ainsi délaissé de tous les siens, et que les Chrétiens le tenaient de tous côtés, il se rendit à la discrétion. Les vainqueurs lui dirent que s'il voulait se faire baptiser et vivre en bon chrétien, ils lui laisseraient la vie.

Ardembouc s'étant fait instruire de notre sainte foi, fit abjuration de la sienne, se fit baptiser sous le nom d'Amauri, et mourut en bon chrétien, et ceux qui ne voulurent le suivre périrent. Nos gens allèrent voir le Saint Sépulcre, et Ardembouc leur ouvrit le trésor, et leur donna les clefs.

comme Ardembouc fut maintenu roi de Syrie,
et comme la ville d'Escalogne fut prise par les chrétiens.

Ardembouc ayant fait son abjuration, on le rétablit roi de Syrie comme auparavant, et vécut en bon chrétien. Nos gens partirent pour l'Escalogne, et conquirent la cité et tout le royaume. Après cela, le roi Constant dit qu'il n'arriverait jamais en son pays jusqu'à ce qu'il eût trouvé Plaisance ; lors [il]s partirent pour Acre, qui est un pays très-difficile à prendre, qui est proche du Mont-Carmel.

comme le roi vint à Rome, et du Sénateur qui fut pendu.

Le roi Constant s'étant rendu à Rome, vint saluer le pape, qui lui demanda qui il était ; Constant le lui dit, et récita au pape, ses aventures, et entre autres son voyage de la Terre Sainte, et qu'il venait d'avec Antoine, Henri et Amauri, de conquérir sur les Turcs, Jérusalem, l'Idumée, la Palestine, la Syrie, l'Escalogne et le royaume d'Acre ; et qu'ils avaient arboré la croix de Jésus-christ par tout ce pays-là.

Le pape, bien aise de cela, traita ce roi magnifiquement.

Un jour il demanda au pape s'il n'avait pas ouï parler de Plaisance. Le pape dit que oui, et qu'il l'avait confessée, et avait demeuré chez un sénateur, nommé Jaserem, où elle était accouchée d'un fils ; mais je ne sais quoi ils sont devenus, sinon qu'elle avait pris la route vers Grasse en Lombardie. Le roi entendant cela, fut bien triste : il pria le pape de l'envoyer chercher s'il vivait ; ce qu'il fit. Etant devant eux, le roi lui dit : Méchant homme, il faut que je te tue, tu es cause que j'ai perdu ma femme. Jesarem se recula, et lui jeta un poignard, qui, au lieu de toucher le roi, tua un aumônier du pape. Il fut pris sur-le-champ, et condamné à être pendu. Il confessa qu'il avait livré l'enfant à un valet pour l'exposer dans un bois aux bêtes sauvages, mais que le valet n'étant pas de retour il ne savait que dire.

Ce scélérat étant puni de ses crimes, le roi partit pour venir à Grasse, et passant dans la forêt où son fils avait été mis, il fut attaqué par cinquante voleurs qui tuèrent ses gardes, le firent prisonnier, et l'emmenèrent dans un château où ces voleurs se retiraient : ils étaient plus de six cents. On le mit dans une prison où était le neveu du capitaine, pour avoir pris les florins de celui qui avait exposé l'enfant.

Le roi lui demanda pourquoi il était là ? Il dit que c'était pour avoir pris l'argent d'un valet qu'un sénateur lui avait donné pour tuer un jeune enfant, et pour avoir caché quatre florins, on m'a mis ici. Le roi entendant parler de la sorte se mit à pleurer, disant que c'était son fils. Quand l'autre le vit pleurer, il demanda qui il était. Il dit qu'il était le roi de Bordeaux. Quoi ! dit-il, vous êtes Robastre ? Ce fut mon premier nom, dit le roi, mais depuis que je me suis fait baptiser, je me nomme Constant. Vous êtes mon roi, lui dit-il, parce que je suis né à Bordeaux, et je vous promets de ne vous quitter jamais.

comme Antoine, Henri et Amauri allèrent délivrer Rome des Sarrazins ;
comme Hélaine revint à Tours ; comme Grasse fut assiégée.

Antoine, Henri et Amauri, ayant conquis quantité de pays, voulurent couronner Amauri, roi d'Acre, pour garder ce pays ; mais il dit qu'il ne le voulait pas, jusqu'à ce qu'il eût trouvé Hélaine. Ils furent secourir Rome, et tuèrent tous les Sarrazins, dont le pape fut bien aise, et les traita splendidement.

Hélaine sachant que son père et son mari la cherchaient et qu'ils venaient de Rome, résolut de partir sans rien dire. Elle écrivit une lettre en ces termes, qu'elle laissa dans sa chambre avant de partir : Moi, Hélaine, j'ai demeuré sept ans dans le palais du pape Clément, mon oncle ; j'ai vécu honnêtement. Je me recommande humblement à Antoine, mon père, et à Henri, mon mari, qui me cherchent pour le faire mourir à tort ; vous aurez beau me chercher, vous ne me trouverez pas, parce que je n'ai pas mérité la mort, et ne croyez pas que jamais je fasse mal de mon corps, mais je serai toujours sage en pauvreté avec l'aide de Dieu.

Ayant fermé la lettre, elle la mit sur un carreau de sa chambre, puis partit pour revenir à Grasse avec Plaisance, à l'hôpital, où elle avait demeuré trois fois, et y resta jusqu'à ce qu'on assiégeât Grasse, qu'elle partit pour retourner en Touraine, et y demeura jusqu'à ce que son mari et ses enfants la trouvèrent, et Martin lui remit son bras en entier, comme si jamais il n'eût été coupé.

comme le roi Antoine, Henri et Amauri entrèrent dans Rome.

Hélaine étant partie secrètement de Rome, Antoine, Henri et Amauri y entrèrent, et y furent reçus magnifiquement du pape et de toute sa cour. Ils demandèrent à parler à la femme qui avait vu Hélaine. Venez, dit le pape, voici sa chambre, mais elle n'y est pas. En la cherchant, on trouva la lettre ; Henri la lut, et pensa mourir sur la place. Ils firent de grandes plaintes au pape, de ce qu'il avait si mal logé sa nièce, et plus encore de ne l'avoir pas retenue. Le pape bien fâché, dit qu'il ne la connaissait pas, parce qu'il ne l'avait jamais vue.

On la chercha par toute la ville, mais ce fut inutilement, puisqu'elle avait pris le chemin de Grasse. Etant tous dans une grande peine, Henri jura qu'il ne retournerait jamais en Angleterre qu'il n'eût trouvé sa femme, et ne sachant quel chemin prendre, le pape les pria d'aller exterminer Hurtaut, pour le bien de la chrétienté et le repos de Rome.

Lors Amauri les excita d'y aller. Assurément, dit-il, il faut que je fasse de Hurtaut comme je fis de son frère, que je tuai de ma propre main. Antoine et Henri se mirent à rire, et résolurent d'aller assiéger Grasse. Leur armée étant arrivée, on investit la place qui était très-forte et bien munie. Les Sarrazins sonnèrent les tambours et les buccines ; Hurtaut se moquant des chrétiens, cria du haut des murs qu'il allait leur aider à dresser leurs tentes.

Il fit une sortie, qui au commencement lui réussit un peu, mais la fin ne lui fut pas favorable, car Antoine ayant dressé une embuscade, ses gens se jetèrent si à propos sur les ennemis, qu'ils en firent un grand carnage.

comme le roi Amauri fut crucifié ; de la mort du roi Hurtaut,
et comme la ville fut prise et donnée à Plaisance.

Je vous dirai du roi Amauri, que s'étant allé promener hors de son camp, pour prendre un peu d'air serein, il trouva un jardin bien semé de fleurs, il descendit de son cheval, puis l'attacha à la porte, et entra prendre des fleurs. Ayant fait quelques tours d'allée, il eut envie de dormir, parce que la nuit précédente il avait été de garde.

S'étant couché, il s'endormit si bien, que les Sarrazins le virent d'une de leurs tours, et dirent au roi Hurtaut qu'il y avait un chevalier dans ce jardin, qui semblait être un grand homme. Hurtaut fit sortir quatre cents hommes, et leur commanda de lui amener ce chevalier.

Ils arrivèrent au lieu où Amauri dormait ; mais par la grâce de Dieu il s'éveilla, monta sur son cheval, gagna la hauteur qui était près de là, sonna de son cor de chasse, de sorte que son armée l'entendit. D'abord Antoine demanda Amauri, et on lui montra où il avait passé.

Antoine cria : qui m'aime me suive ; et incontinent ils coururent sur les Sarrazins, en mirent trois cents sur la place, et poursuivirent les autres jusqu'aux palissades. Amauri les poursuivant crut que ses gens le suivaient, mais il fut bien trompé, car étant entré dans la porte parmi les ennemis, on ferma la porte, et il se trouva malheureusement pris.

comme Hurtaut voulut faire renier son Dieu
à Amauri disant qu'il lui pardonnerait.

Alors ils assaillirent la ville de toutes parts, mais ils se défendirent si bien, que les chrétiens ne purent y entrer. Amauri étant prisonnier dans la cité de Grasse, on le mena devant le roi Hurtaut, qui le voyant demanda qui il était. Je suis Amauri, roi d'Ecosse, dit-il ; Hurtaut le voyant parler si hardiment, changea de couleur, et lui dit : est-ce toi qui tuas mon frère, l'amiral de Palerme, et conquis Jérusalem ? Amauri répondit, je ne conquis pas la cité de Jérusalem, mais je fus le premier qui entrai dedans, et fus le premier qui mis le feu au vaisseau de ton frère, et qui lui donnai le premier coup mortel, et je suis entré ici le premier des chrétiens ; mais si mes gens m'eussent suivi, comme je le croyais, je ne serais pas ton prisonnier.

Hurtaut voyant la fierté d'Amauri, commanda de l'enchaîner et le bien garder, tandis qu'il irait se reposer. Le lendemain il le fit venir devant lui, disant : tu es le plus hardi chevalier que j'aie vu ; et si ce n'était ta religion, je te prendrais à mon service.

Nous sommes bien loin de compte, dit Amauri ; car au lieu de vouloir servir un payen, je voudrais t'inspirer d'adorer le vrai Dieu, Créateur de toutes choses, et de quitter le culte que tu rends à tes Dieux. Ne te souvient-il plus de la bataille que Clovis, roi de France, gagna sur toi, quoique tu eusses dix soldats contre un des siens, et que tu eusses fait porter tes fausses divinités dans ton camp, pour implorer leur secours ? Cependant tout cela fut inutile : le Dieu des chrétiens montra sa force, fit Clovis vainqueur, qui connaissant la vertu de notre Dieu, se fit baptiser, et acquit le beau titre de premier roi de France chrétien, qui durera jusqu'à la fin des siècles.

comme Amauri fut crucifié
à cause des paroles qu'il avait dites à Hurtaut.

Hurtaut se sentant piqué des paroles d'Amauri, fit faire une croix pour le faire mourir, disant que comme le Dieu des chrétiens était mort sur une croix, il voulait qu'Amauri y mourût aussi. En effet, la croix étant faite, on lui vint demander où il voulait la mettre, il dit : Au milieu du marché, afin que chacun puisse la voir. On amena Amauri audit lieu, et on lui cloua pieds et mains.

Il dit, quand on le cloua, qu'il ne méritait pas tant d'honneur que son maître, et supplia les bourreaux de lui mettre la tête en bas ; mais Hurtaut qui était présent ne le voulut pas. Amauri étant crucifié, Hurtaut admira sa contenance, lui dit : si tu veux croire à mes Dieux et renoncer au tien, je t'ôterai de là, et te ferai guérir.

Amauri le regarda, et dit : Va, maudit, oses-tu me proposer cela ? Crois-tu que mon Dieu ne m'en puisse pas délivrer mieux que toi ? Je le prie de te punir de ton arrogance. Aussitôt Hurtaut tomba mort par terre, noir comme un charbon. Un de ses neveux qui était là, dit que le chrétien l'avait enchanté. Il prit une lance, et perça le coeur d'Amauri, d'où il en sorti quantité de sang, qui se répandit sur plusieurs Sarrazins qui devinrent tous enragés, et se tuèrent les uns les autres, étant aussi noirs que des Maures.

Ils coururent la ville, dévorant femmes et enfants. Le peuple voyant cela, se mit à frapper dessus et les tua tous, puis on mit la croix en bas, et on traîna le corps du bon Amauri dans les rues des chrétiens, et le laissèrent là. Ils maltraitèrent grandement tous les chrétiens de ladite rue, et principalement les sept dames qui étaient dans l'hôpital du St-Esprit.

comme la ville de Grasse fut prise par les chrétiens
après la mort du roi Amauri.

Antoine et Henri ne sachant aucune nouvelle d'Amauri, firent donner un assaut général. Les Sarrazins se soutinrent vigoureusement, mais à la fin il fallut plier. Nos gens se logèrent sur le rempart l'épée à la main ; enfin le jour suivant ils dressèrent tant de fascines et d'échelles, qu'ils entrèrent dans la ville, et plantèrent leur étendard au haut d'une tour, qui n'avait d'autre devise qu'une croix blanche sur un drapeau rouge.

Nos chrétiens étant entrés dans la ville, passèrent tout au fil de l'épée sans regarder ni sexe ni âge, ils coururent au palais du roi, croyant le trouver vivant, pour le faire prisonnier ; mais ils furent bien surpris quand on leur dit qu'il était mort enragé avec tous ceux qui avaient contribué à la mort d'Amauri. Quand on sut qu'Amauri était mort, toute l'armée chrétienne fut dans une grande tristesse ; chacun regrettait un tel capitaine, un si bon roi, qui depuis qu'il fut converti à la foi de Jésus-Christ, ne cessa jusqu'à sa mort de publier ses louanges, et voulut bien signer de son sang la foi qu'il lui avait promise, et invoqua son saint Nom jusqu'au dernier jour de sa vie.

comme la ville de Grasse fut nommée Plaisance.

Un chrétien, nouveau converti, vint se jeter aux pieds des vainqueurs, et leur récita ce qui s'était passé à la mort d'Amauri ; comme on avait mis son corps à l'hôpital des chrétiens ; comme on avait mis les dames en prison, et qu'il ne savait pas si elles étaient mortes.

Quand Antoine et Henri furent certains qu'Amauri était mort, ils jetèrent un grand cri effroyable, et tombèrent pâmés se tirant les cheveux, c'était une chose si pitoyable qu'on ne le saurait exprimer. Ils allèrent à l'hôpital, et y trouvèrent le corps du roi Amauri qui n'était pas encore enseveli. Ils lui firent des obsèques royales, ils demandèrent aux dames d'où elles étaient.

Plaisance prenant la parole, dit qu'elle était fille d'Ardembourg, roi de Jérusalem, et avait été femme du roi Priam d'Escalogne, lequel avait pris le roi Constant de Bordeaux, auquel je donnai mon amour, dont j'eus un enfant de lui, qui fut nommé Jaseram ; et pour l'amour de moi, le roi Constant tua Priam, puis il fut attaqué des Sarrazins dans ma chambre, et je ne sais ce qui s'y passa, parce que je partis d'Escalogne, et j'allai à Rome où je fus baptisée, et j'y accouchai d'un beau fils qui m'ayant été ôté, je vins en cette ville où je demeurai long-temps en cette maison pour secourir les chrétiens.

Madame, dit Henri, je prie Dieu qu'il vous conserve ; puisque vous m'avez dit vos aventures, je veux que vous sachiez les nôtres. Je vous assure que votre père a été baptisé au nom d'Amauri, comme celui-ci que Constant échappa d'Escalogne, des mains des Sarrasins ; que saint Georges lui aida, et ils furent vaincus et défaits.

Je vous prie de me dire des nouvelles d'Hélaine, si vous en savez. Elle raconta comme Hélaine était malade là, puis fut à Rome, y demeura sept ans ; mais elle revint ici de peur que vous ne la prissiez et sachant que vous veniez assiéger Grasse, elle s'enfuit je ne sais où.

Quand Antoine et Henri entendirent ainsi parler d'Hélaine, ils furent bien aises de savoir qu'elle vivait encore, et crurent qu'ils la trouveraient un jour. Ils séjournèrent sept semaines dans la cité. Comme on leur avait dit que Hurtaut était mort par la prière d'Amauri, ils dirent que c'était un Saint.

comme les rois firent bâtir une Eglise à l'honneur de Dieu
sous le nom d'Amauri, martyr.

Nos rois ayant appris les miracles qui s'étaient faits par les prières du bon roi Amauri, le canonisèrent d'un commun accord, et firent bâtir une Eglise en son nom, au lieu où il avait souffert le martyre. Ils firent venir des ouvriers pour commencer l'ouvrage, mais Dieu alors fit un grand miracle en faveur de ce grand saint, car l'Eglise étant commencée le lundi, se trouva parfaite le mardi matin, sans qu'on entendit aucun bruit de marteau ni de scie.

On mit le corps du Saint sous le grand autel de ladite Eglise ; sa croix, ses habits furent conservés comme des précieuses reliques, et nos rois assignèrent de bons revenus pour desservir ladite Eglise. Dieu fit plusieurs miracles par l'intercession de ce saint ; car les muets parlèrent, les sourds entendirent, les boiteux marchèrent, les paralitiques furent guéris en approchant du tombeau du Saint.

Plusieurs Sarrazins se convertirent à la Foi de J.-C., et se firent baptiser. Puis les Chrétiens abattirent les temples des faux dieux, et renversèrent toutes les idoles. Le pape Clément y vint avec un grand cortége, approuva ce que les rois avaient fait, voulut que la cité de Grasse fût nommée Plaisance, comme la reine qui y était.

comme nos rois partirent de Plaisance pour venir en Flandre,
qui était alors aux Sarrazins ;
comme elle fut conquise, et de la mort du Géant.

Nos trois chrétiens ayant pris congé du pape, partirent de Plaisance et vinrent en Flandre, où les Sarrazins gouvernaient. Quand ils furent à Bruges, ils investirent la place où était Maradin, roi des Sarrazins. Se voyant assiégé il fit une sortie sur les nôtres, qui les recula un peu. Mais comme la place était entourée d'eau, le roi Henri d'Angleterre fut fait prisonnier, et y demeura quatre mois tout entiers, ce dont Antoine fut bien fâché.

Se souvenant de ce que l'évêque de Tours leur avait dit, qu'il leur donnerait du secours quand ils en auraient besoin, il lui mande promptement ce qui se passait ; il ne manqua pas à son devoir, car il amena quinze mille hommes des mieux faits du monde. Martin et Brice suivirent, lesquels voyant leur père en si grand danger, se distinguèrent dans toutes les occasions.

Antoine, leur ayeul, leur fit grand accueil, et dès ce même jour on prépara toutes choses pour donner l'assaut le lendemain au matin. Tout étant disposé, on tâcha de faire écouler l'eau du fossé, puis on le remplit de fascines et de sacs pleins de laine ; mais cela ne réussit pas.

Il arriva un courrier au camp, qui dit qu'il avait un château à une lieue de là, gouverné par un Sarrazin nommé Malostru, lequel empêchait les vivres de venir au camp. Ils tinrent conseil pour cela, et conclurent d'assiéger ledit château, et ils le rasèrent après l'avoir pris. Aussitôt on marcha de ce côté-là.

Quand Malostru et Bernicles virent l'armée chrétienne qui les assiégeait, ils firent des sorties sur les nôtres, qui ne leur réussirent pas beaucoup, parce que nos chrétiens étaient commandés par des personnes dont Dieu était protecteur, desquels aussi il défendit la cause.

L'évêque marcha à la tête des chrétiens, tenant un crucifix à la main, ayant pour devise dans le guidon, ces mots écrits en lettres d'or : IN HOC SIGNO VINCES. Martin menait l'aile gauche, et Brice l'aile droite, et l'évêque au milieu.

comme Malostru fut tué et son château fut pris,
et comme Bernicles se fit chrétien.

Ce château était un des plus forts de ce temps-là ; c'est pourquoi les Sarrazins l'avaient muni de toutes choses et le tenaient comme imprenable. Cependant ils furent bien trompés ; car Malostru et Bernicles ayant fait une sortie, les chrétiens se reculèrent et battirent leur retraite ; mais quand ils virent leur coup, ils les entourèrent et en firent un grand carnage. Martin courut à Malostru, et lui perça le corps de sa lance, puis de son épée il frappa à droite et à gauche, et combla la terre de corps morts.

Brice, de son côté, combattait généreusement contre Bernicles, qui voyant son cheval tué sous lui, se rendit à discrétion. Quand la garnison du château vit ses deux gouverneurs à bas, ils capitulèrent, et on leur laissa la vie en se faisant chrétiens.

Bernicles s'étant fait baptiser par l'évêque, plusieurs Sarrazins suivirent son exemple, et eurent la vie sauve ; mais les obstinés qui voulurent demeurer dans leur fausse religion, on les faisait mourir sans autre forme de procès.

Après cette conquête, ils revinrent au camp du roi Antoine, qui les reçut amiablement. Ils lui récitèrent comment ils avaient fait, et comment ils avaient laissé Bernicles dans la place après sa conversion, dont le roi fut bien aise.

comme Dieu envoya un Ange au roi Henri pour le consoler,
lui disant qu'il serait bientôt en liberté, et qu'il trouverait Hélaine à Tours en Touraine.

Henri ne sachant rien de ce qui se passait, un ange lui vint dire que ses enfants étaient arrivés au camp avec l'évêque de Tours, pour les secourir. Ce bon roi fut si aise de cela, et plus encore de ce qu'il trouverait son Hélaine à Tours, qu'il oublia tous ses maux passés. Les chrétiens avaient comblé tous les fossés de Bruges, et firent des élévations si hautes, que des remparts d'où ils combattaient contre les Sarrazins, on ne le voyait pas. De l'autre côté on dressait des escalades pour donner un assaut général.

Quelques chrétiens qui étaient dans la ville incontinent se révoltèrent et tuèrent ceux qui gardaient une porte, et firent entrer les chrétiens. Quand le roi vit cela, il s'enfuit dans son palais, où les chrétiens lui ayant dit s'il voulait se rendre, qu'on lui donnerait la vie, il prit un poignard et se tua de sa propre main.

Henri étant hors de prison, alla embrasser ses enfants, son beau-père Antoine, l'évêque de Tours. Ils chantèrent le Te Deum laudamus. Ayant laissé garnison dans la place, ils voulurent partir pour venir à Tours ; mais un nommé Morant, qui était chrétien, les pria de venir détruire un géant qui faisait grand mal aux chrétiens.

comme nos gens partirent pour aller en Ecosse,
croyant venir en France.

Après cette grande victoire, nos gens partirent pour venir à Tours ; mais Dieu qui est le maître de toutes choses, en disposa autrement ; car étant arrivés à Brest, le vent les rapporta au royaume d'Ecosse, dont le frère d'Amauri était roi, qui se nommait Gameau, lequel avait une soeur nommée Ludienne, qui aimait les chrétiens sans oser en faire la profession, à cause que son frère était Sarrazin. Les chrétiens ayant pris terre, commencèrent à courir le pays, faisant un ravage excessif.

Quand Gameau sut cela, il pensa enrager. Il manda aux Sarrazins de tous côtés de lui aider ; mais nos gens se battirent tant, qu'ils assiégèrent la ville où Gameau était avec ses principaux amis ; ils firent une sortie sur les nôtres en bon ordre. Brice et Martin voulurent mener l'avant-garde de l'armée ; mais Henri leur père dit qu'ils étaient trop jeunes pour cela, qu'il la conduirait lui-même, et que le roi Antoine conduirait l'arrière-garde. Cela étant arrêté, on fit jouer les trompettes et les haut-bois ; et le signal étant donné, Henri commença le combat.

Les chrétiens combattirent avec une générosité inconcevable ; mais le nombre des ennemis étant quadruple, fit malheureusement tomber l'évêque et Brice entre leurs bras. Quand Antoine l'entendit, il protesta qu'il les aurait ou qu'il mourrait dans la peine. En effet, il poussa son cheval de telle sorte, que rien ne pouvait lui résister, et si nombre des Payens n'eût pas été si grand, indubitablement il eût remporté la victoire ; mais son cheval étant tué sous lui, il fallut céder à la force, et être pris comme les autres.

Quand Henri vit que nos princes étaient pris, et qu'il ne lui restait plus que Martin, il fut plus triste que devant, craignant qu'on ne les fit mourir ; mais Dieu qui veut éprouver notre patience, en disposa autrement, et d'un mal il en fit un grand bien.

comme Ludienne entra dans la prison,
se fit instruire des mystères de notre foi.

Lorsqu'il vint l'après souper, que tout le monde fut retiré, Ludienne prit secrètement la clé de la prison et entra dedans, alla saluer l'évêque, Antoine et Brice qui y étaient retenus, leur dit : amis, j'ai souvent entendu parler de votre Dieu et de ses merveilles, sans que j'aie jamais pu être pleinement instruite de votre religion. Si vous voulez l'apprendre, dit l'évêque, je vous l'enseignerai. Vous me ferez plaisir, dit-elle.

L'évêque lui raconta premièrement le mystère de l'incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ ; secondement, de la vie qu'il mena pendant trente-trois ans environ qu'il vécut en ce monde ; troisièmement, de sa passion, de sa mort, de sa résurrection, de son ascension, et de tous les mystères de notre croyance. L'évêque voyant qu'elle y prenait plaisir, lui insinua si bien cela dans l'esprit, qu'en peu de temps elle fut savante.

Ludienne ayant bien appris tous les mystères de notre sainte religion, devint amoureuse de Brice, qui était beau jeune homme : c'est pourquoi elle demanda à l'évêque qui il était. L'évêque ne lui dissimula point, et lui raconta comment les choses s'étaient passées, dont elle fut bien aise de savoir que Brice était fils du roi d'Angleterre.

Elle n'osa pas d'abord déclarer sa pensée : mais les faisant sortir de la prison, elle les introduisit dans sa chambre, et les invita à faire collation de plusieurs sortes de confitures.

Pendant ce temps-là elle regarda attentivement Brice, qui se comportait fort modestement. Ludienne qui ne pouvait cacher son dessein, leur dit : Messieurs, si vous me voulez donner ce jeune homme en mariage, je vous délivrerai d'esclavage, et je le ferai roi d'Ecosse. Madame, dirent-ils, si vous voulez vous chrétienne, cela se pourra faire, parce que Brice ayant dessein de se faire prêtre ; il ne peut changer son voeu de chasteté si ce n'est pour une grande conséquence, mais lorsque nous serons en liberté, j'aurai la dispense du Pape.

comme Ludienne délivra l'évêque, le roi Antoine et Brice,
et comme par son industrie les Sarrazins furent détruits et la ville prise.

La sagacité des femmes est beaucoup plus grande que celle des hommes, mais principalement lorsque quelques passions les portent à les effectuer. Ludienne, fille du roi d'Ecosse, soeur d'Amauri et de Cameau, par une inspiration divine, cherchait des moyens depuis long-temps de se faire chrétienne, mais ne sachant comment faire, vu que son frère et tout le royaume étaient payens, et rendaient le culte qui est dû au Créateur, à des créatures.

Dieu voulant faire paraître sa toute-puissance, et tirer d'un petit mal un grand bien, permit que nos princes fussent faits prisonniers, comme nous avons dit, que Ludienne devînt amoureuse de Brice ; car étant instruite des mystères de notre Foi, elle résolut de sauver nos chrétiens, et d'exterminer les Sarrazins, comme elle fit.

Un soir que son frère avait fait la débauche, elle fut à la prison, et emmena nos princes dans la cour du palais, où était une fausse porte qui allait vers le camp des chrétiens ; elle pria le portier de les laisser sortir, lequel l'ayant refusée disant qu'il ne le pouvait faire sans la permission du roi, elle tira son épée et lui en donna un coup dans le corps, dont il mourut sur-le-champ. Ayant ouvert cette porte, ils s'en allèrent sans aucun obstacle jusqu'au camp des chrétiens.

comme l'évêque, le roi Antoine,
Brice et Ludienne arrivèrent au camp des Chrétiens.

Nos princes étant dehors par l'adresse de Ludienne, se rendirent au camp des chrétiens. Quand Henri et Martin les virent, lorsqu'ils les croyaient perdus, ils chantèrent le Te Deum laudamus, en action de grâces de cette délivrance. Henri leur demanda comment ils avaient fait pour se sauver ; l'évêque lui dit comme Ludienne les avait été trouver dans la prison pour se faire instruire des mystères de notre Foi, et que l'ayant trouvée bonne, elle avait demandé, avec le baptême, Brice pour son époux. Henri, bien aise de cela, dit qu'il demanderait la dispense du pape, qu'ainsi ils pourraient se fiancer en attendant le bref du pape.

Le mariage étant arrêté, Ludienne leur dit : Messieurs, suivez-moi, vous verrez un beau stratagème ; car avant qu'il soit un jour, nous aurons réduit la ville en cendres et exterminé tous les Sarrazins. En effet ils la suivirent, entrèrent par la porte qu'ils étaient sortis et mirent le feu dans le palais et en plusieurs endroits de la ville.

Vous n'eussiez ouï que des cris et des gémissements, l'effroi était partout sans savoir d'où provenait un tel incendie. Tous ceux que les chrétiens trouvaient, passaient par le fil de l'épée sans distinction d'âge ni de sexe.

comme le roi Gameau se précipita dans la mer.

Gameau voyant que tout le Louvre était en feu et qu'il ne voyait aucun moyen pour se sauver, se jeta par une fenêtre dans la mer, et se noya. Nos chrétiens eussent bien voulu l'attraper, peut-être se fût-il converti comme son frère Amauri et sa soeur Ludienne. Mais Dieu ne lui voulut pas faire tant de grâce, parce que la cruauté qu'il avait exercée sur les chrétiens pendant son règne, attira l'ire de Dieu sur lui et le fit mourir enragé.

Pendant que la capitale brûlait, celles d'alentour n'avaient pas moins de peur. Nos gens allèrent vers Zinsole, et le sommèrent de se rendre à peine d'être traité comme Gameau, il demanda trois heures pour consulter, et on les lui accorda, mais après ce temps-là point de quartier.

La trompette ayant porté la réponse du gouverneur, nos rois ne voulurent pas accepter les offres, à moins qu'il ne se fit baptiser avec tous ceux de son parti, ce qui épouvanta si fort les infidèles, qu'ils furent contraints d'accepter ce que les chrétiens voulurent. Nos gens étant entrés dans la place par la composition, arborèrent d'abord, sur le haut du temple, l'étendard de Jésus-Christ, qui était, comme j'ai dit, une croix blanche au milieu d'un drapeau rouge, avec la devise susdite.

Ils mirent les idoles à bas ; le gouverneur et tous les principaux habitants furent baptisés par l'évêque, on consacra le temple des idoles au Dieu immortel et invincible, et enfin on y dressa des autels pour lui offrir une victime digne de lui.

comme nos princes chrétiens retournèrent à Tours après la conquête du royaume d'Ecosse,
et comme Hélaine fut reconnue.

Tout le royaume d'Ecosse s'étant rangé sous l'étendard de Jésus-Christ, nos princes songèrent à retourner en France. Et comme l'ange avait dit à Henri, lorsqu'il était prisonnier à Bruges, qu'il trouverait Hélaine à Tours, ils marchèrent de ce côté-là, et ne s'arrêtèrent pas jusqu'à ce qu'ils y fussent. Y étant arrivés, un valet allant abreuver des chevaux, reconnut Hélaine qui puisait de l'eau, parce qu'elle n'avait qu'une main. Il lui dit : madame, je crois vous avoir vue quelque part : cela ne se peut être, lui dit-elle, puis elle prit son eau et s'en alla.

Le valet étant au logis, le dit aux autres, les autres le dirent au maître-d'hôtel ; celui-ci le rapporta au roi Henri, qui commanda de faire venir ledit valet par devant lui, qui certifia que c'était Hélaine ; mais comme il ne connaissait pas les maisons de la ville, il ne savait où la trouver.

comme le roi Henri fit publier au son de la trompette
que qui lui amenerait une dame qui n'aurait qu'une main,
il lui donnerait cinq cents florins.

Henri tout persuadé des paroles de l'ange, et même de ce que son valet lui disait, fit publier que si on connaissait une dame qui n'avait qu'une main, de la lui amener ; mais personne n'osait rien dire, parce qu'on croyait que le roi voulait la faire mourir ; mais le valet qui avait remarqué à peu près la retraite d'Hélaine, fut à son logis, assura l'hôtesse de sa fortune si elle lui rendait Hélaine, et qu'il n'y avait aucun danger pour sa vie, qu'au contraire on voulait lui rendre ce qui lui était dû ; alors l'hôtesse lui dit que si on lui donnait seulement la moitié de ce qu'on lui promettait, il y aurait bien moyen de la trouver.

comme l'hôtesse amena Hélaine au palais,
et ne voulut point la quitter jusqu'à ce qu'elle eût vu la vérité.

Lorsque le valet eut assuré l'hôtesse qu'on ne cherchait Hélaine que pour son bien et avantage, elle la fut chercher au lieu où elle était cachée. Hélaine ne la voulait point suivre, croyant toujours qu'on la voulait faire mourir ; mais voyant les protestations de son hôtesse et du valet, elle résolut de les suivre.

Etant entrée dans la chambre où étaient son père et son mari, elle se mit à genoux devant eux, disant :

O mon père et mon cher époux, voici votre Hélaine que vous avez condamnée à la mort, quoiqu'innocente. Quel démon a pu trouver une telle fausseté, de m'imputer le crime d'adultère ? Quoi ! étant accouchée de deux beaux princes, j'aurais voulu partager mon amour avec un autre, et laisser un époux qui m'a donné tant de marques de son amitié et de sa sincérité ! Il est vrai que je suis bien fragile, mais non pas jusqu'à ce point. Je n'ai jamais appréhendé la mort, et si je me fusse sentie coupable, je me serais portée de moi-même sur l'échafaud, comme une autre Virginie, pour m'y faire décoler.

Henri en même temps l'embrassa, Antoine en fit de même, l'évêque et tous les assistants furent bien surpris de cela. Par tout le palais on n'entendit que des cris de joie et de liesse ; cela se répandit dans la ville, et enfin par le royaume.

comme Félix l'ermite eut révélation de s'en aller à Tours
pour dire la vérité touchant Hélaine et ses enfants.

Félix l'ermite étant en son ermitage, un ange s'apparut à lui et lui dit : Va-t'en de la part de Dieu en Touraine, parce que ta présence y est nécessaire. Quand tu y seras, tu iras au Louvre, où tu trouveras le roi de Constantinople, le roi d'Angleterre avec Hélaine, sa femme et ses deux enfants, que tu as nourris pendant seize ans dans ton ermitage. Félix, sans réplique, s'en va au bord de la mer, où il trouva une barque, qui le porta jusqu'à Nantes, et de là vint à Tours.

Etant arrivé, il fut au Louvre, et ayant demandé à parler au roi d'Angleterre, le portier se moqua de lui parce qu'il était mal vêtu. Félix voulant entrer par la force, le portier lui donna un coup sur la tête et le blessa. Martin voyant cela y courut d'abord, mit la main à l'épée et en frappa le portier, disant : est-ce ainsi qu'il faut traîter les pauvres ?

Il le prit par la main, le mena dans une chambre pour le faire dîner, mais il ne voulut rien manger que des racines qu'il avait apportées. Martin et Brice le reconnurent bien, mais il ne les reconnut pas. Après le repas, ils demandèrent à l'ermite s'il se souvenait d'avoir trouvé deux enfants dans le bois en un tel temps, l'un desquels avait une main attachée à son côté. Félix dit que oui, et leur récita tout. Lors Henri les lui montra, en disant : bon père, voici nos enfants ; ils sont à moi par la nature, et à vous par la grâce.

comme Dieu commanda à Martin de joindre la main de sa mère au bras.

Dieu étant admirable en toutes choses, inspira à Martin de raccommoder le bras de sa mère. Lors il prit la main, la joignit au poignet, il mit de l'onguent divin, la lia d'une compresse ; dans peu de temps elle fut remise comme auparavant. Quand on vit un tel miracle, on connut bien la sainteté de cette famille.

L'évêque fit sonner toutes les cloches des églises ; il fit chanter les cantiques de joie par tout son diocèse, et le roi commanda de faire des feux de joie par tout son royaume.

La belle Ludienne ayant vu tant de miracles, ne fut pas marrie d'avoir fait abjuration, et de s'être enrôlée sous l'étendard de Jésus-Christ. Elle connut bien que ce que lui avait dit l'évêque était véritable, et que le Tout-Puissant avait permis tout cela pour faire paraître ses oeuvres.

Le comte de Glocester et sa dame, qui étaient aussi présens à toutes ces choses, remercièrent Dieu de tant de bontés qu'il avait eues pour eux, et s'écrièrent à haute voix en chantant le cantique des trois enfants dans la fournaise de Babylone :

Benedicite, omnia opera Domini, Domino ; laudate et superexaltate eum in secula.

Félix l'ermite était bien surpris de tant de prodiges, l'hôtesse de la belle Hélaine n'était pas moins étonnée, et tout le peuple dans l'admiration, chantait ces vers du Psalmiste :

Toute chose qui avez l'être, adorez votre Créateur ; il est votre Seigneur et maître, connaissez-le pour votre auteur.

comme Brice épousa Ludienne, reine d'Ecosse,
soeur d'Amauri et de Gameau.

Toute la joie de la cour serait imparfaite, si Brice et Ludienne n'y avaient une grande part. La permission du pape étant venue, le roi Antoine songea à ce qu'il avait promis à sa libératrice, de conclure le mariage de Brice et de Ludienne ; l'évêque de Tours en fit la cérémonie en l'église cathédrale, en présence de plusieurs grands seigneurs et dames, qui admiraient la vertu de Brice et la beauté de Ludienne. Après que le mariage fut fait, le roi Henri dit qu'il voulait mener Hélaine à Rome, pur voir son oncle pape qui désirait fort de la voir. Tous les équipages étant prêts, le roi Antoine, le roi Henri, Brice, Martin et Ludienne partirent pour Rome, l'évêque demeura à Tours, Félix l'ermite retourna à son ermitage, et le comte Glocester retourna en Angleterre pour faire ses fonctions.

comme le roi Constant fut trouvé parmi les prisonniers dans la tour aux meurtriers.

Nos gens cheminèrent tant, qu'ils vinrent en Italie, où Plaisance leur fit grande chère. Elle se mit à pleurer quand elle vit Hélaine, disant : grand Dieu, soyez béni à jamais, le temps que saint Georges avait dit s'approche ; car il dit au roi Constant qu'il me trouverait quand Henri aurait trouvé Hélaine. Or, si Dieu voulait faire la même chose en notre faveur, nous l'en remercierions le reste de nos jours. Madame, dit Henri, ne vous attristez pas ; Dieu vous aidera, et de notre côté nous y contribuerons de tout notre pouvoir. Ils séjournèrent dans la ville trois jours, au dépens de la reine Plaisance.

Comme ils voulaient partir, Plaisance dit qu'elle les accompagnerait jusqu'à Rome, de quoi ils furent bien aises. Passant dans la forêt de Grasse, qui est grande et spacieuse, ils virent un château où était la tour aux meurtriers, et dans cette tour le roi Constant était prisonnier depuis dix ans.

Ils abordèrent audit château, et demandèrent aux gardes à qui il était. Qu'en avez-vous à faire, dit le garde ? Un homme qui passait leur dit que ceux qui étaient dedans n'étaient que des voleurs et des meurtriers. Il faut raser cela, dit le roi Constant. Alors ils prirent le château, rompirent les prisons, et trouvèrent le roi Constant qui ne les connaissait pas ; mais ils le reconnurent bien.

D'abord ils s'embrassèrent et se firent connaître.

Quand Plaisance le vit ainsi délabré, elle se mit à pleurer ; on porta des habits pour le changer de tout. Ils rasèrent le château, et s'en allèrent à Rome.

Quand ils y furent, ils saluèrent le pape, et le roi Henri lui présenta Hélaine, et lui dit : Saint-Père, voici votre nièce, qui vient vous payer le louage de la chambre qu'elle vous a occupée pendant sept ans. Et en lui montrant Brice et Martin, lui dit : voici vos neveux qui implorent votre bénédiction ; voici aussi le roi Constant avec Plaisance son amie qui désirent être conjoints par le sacrement de mariage.

Le pape fut bien aise de les voir ainsi tous assemblés, il en remercia Dieu, et les traita magnifiquement. On solemnisa le mariage de Constant avec Plaisance, qui fut roi de Grasse et donna le royaume de Bordeaux à Henri d'Angleterre. Antoine s'en retourna à Constantinople, Brice fut roi d'Ecosse et Martin revint à Tours, où il fut sacré évêque après la mort de son parrain, puis il décéda pour aller jouir de la félicité éternelle, que je vous souhaite. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

FIN.

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