LE GUILLOIS, pseud. de William Piton (18.. - 1886) : Le stigmate (1859).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.XII.2006)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire (Bm Lx : 4856) de la Médiathèque du recueil de l'année 1858-1859 des Cent mille feuilletons illustrés, publié à Paris.


Le stigmate
par
Le Guillois


~ * ~

I

ÉDITH OLDSON

Belle, jeune et riche ! - triple auréole au front de la femme, triple couronne de sa virginité, triple prestige auquel manque trop souvent le plus éclatant de tous : la pureté de l’âme.

Jacques de Cournolle, capitaine de vaisseau, avait insoucieusement vu s’approcher la quarantaine sans songer à prendre une autre épouse que la mer, cette fière compagne du marin. Son monde, à lui, c’était sa frégate, la rapide Atalante ; il y avait son trône et ses sujets prompts à lui obéir. Dans ses heures de rêverie, la mer lui souriait limpide et dorée sous les rayons des tropiques ; elle berçait ses doux rêves et caressait ses plus chères espérances : la guerre, l’abordage !

Le capitaine de Cournolle était un vrai loup de mer, dur à cuire, rude de forme, mais bon et juste pour le marin, aimé jusqu’à l’idolâtrie de son équipage.

On comprend aisément qu’il se soit laissé surprendre par la quarantaine sans avoir cherché femme. A terre, il ne vivait pas. Un voyage à peine terminé, l’impatience de commencer le suivant, l’empêchait de dormir. A terre, ce n’était plus le même homme : il devenait fantasque, bourru, violent, sans raison. Il n’était pas rare de lui voir faire le coup de poing avec les matelots, pour passer sur quelqu’un ou sur quelque chose l’agacement de ses nerfs, et ensuite trinquer joyeusement avec lui.

Cependant la quarantaine fatale achevait à peine de sonner qu’une mission de haute importance lui fit faire un séjour d’une demi-année dans la capitale de la Grande-Bretagne.

A Londres, ce rude caractère s’assouplit par degrés au contact de la société aristocratique anglaise, dans laquelle ses relations officielles le poussèrent inévitablement.

Pour ne pas s’encroûter, disait-il, et perdre le souvenir de son élément, il avait conservé auprès de lui un matelot, à peu près de son âge, qui lui avait autrefois sauvé la vie dans une lutte au couteau dans l’Amérique espagnole.

Ce matelot, nommé Pouget, méritait fort peu la bienveillance de son capitaine ; ce n’était qu’un ivrogne, abruti par les spiritueux des îles, incapable de faire aucun bon service. Son teint bourgeonné, son nez démesurément gonflé, plein d’excroissances tubéreuses, ses yeux éteints et enfoncés, ses joues bouffies, sa bouche large, ses cheveux roux taillés en brosse, rendaient son physique passablement repoussant.

La sympathie de M. de Cournolle pour Pouget ne s’expliquait que par l’attachement, le dévouement aveugle que celui-ci lui avait voué depuis longtemps. Le capitaine l’avait vu parer de son propre corps un coup de couteau qui faillit être mortel et qui lui était destiné. Cette dette de reconnaissance lui avait fait excuser toutes les incartades du matelot. Mais elles avaient si bien redoublé, grâce à cette condescendance, qu’il avait fallu enfin expulser Pouget et le déclarer incapable de servir dans la marine française.

Parisien, né dans la Cité même, Pouget y était revenu alors et y menait une existence problématique. Il était devenu ce qu’on appelle en termes d’argot un ravageur. Nous expliquerons, en temps opportun, en quoi consiste ce métier.

C’est là que le capitaine l’avait ramassé pour en faire une sorte de brosseur, avec lequel il parlait et reparlait de leurs campagnes communes, en arrosant leurs souvenirs de libations françaises, à la mode anglaise.

Or, dans les salons britanniques, M. de Cournolle sentit enfin le vide de son coeur et se prit à polir peu à peu son écorce rugueuse. Un soir, au bal du banquier Oldson,  il daigna remarquer une jeune fille d’une idéale beauté. Il la remarqua si bien, que ses yeux ne purent s’en détacher, et qu’il alla jusqu’à danser avec elle. Oui, le capitaine de Cournolle dansa ce soir-là avec la belle Édith.

C’était un bel homme, fort et musculeux, à cette époque. Sa figure franche et décidée, encadrée de favoris noirs à l’anglaise, ses yeux noirs et ardents, sa mâle physionomie tout entière s’anima au contact de la jeune fille.

Et vraiment pour un ignare en fait d’amour, il ne débutait pas mal, le capitaine ! Il avait justement choisi la reine de la fête, la fille même du banquier Oldson. Et la blonde et coquette fille d’Albion avait souri au marin français en dardant sur lui le feu limpide de ses prunelles bleues. L’ovale gracieux de sa figure de déesse avait rayonné d’amour quand ses lèvres de corail s’étaient entr’ouvertes pour sourire, et son sein découvert avait palpité d’émotion quand elle s’était trouvée entraînée par la valse au bras de son heureux danseur.

Par une merveilleuse transformation de l’amour, le capitaine fut si complètement beau, gracieux, aimable, que personne ne le trouva indigne de son bonheur.

Dès lors ses assiduités chez le banquier firent présager une demande en mariage. Édith était riche, jeune et belle.

Riche, le capitaine l’était aussi ; le reste, pour un homme, entre-t-il en ligne de compte ?

Les fiançailles furent célébrées avec l’appareil des rites britanniques, en présence des parents, grands parents, arrière-parents ; les présents et les anneaux furent échangés, et le jour du mariage fixé, M. de Cournolle adorait sa femme. Il lui avait voué ce culte fanatique d’une première passion qu’on ne trouve d’ordinaire que chez la première jeunesse.

Édith aussi l’aimait ; elle le lui avait juré tant de fois ! Tant de fois elle avait parlé d’amour et d’avenir, de constance éternelle ! Oh ! oui, elle l’aimait, la belle, jeune et riche Édith !

L’heure du mariage sonna. Ce jour-là, Pouget ne s’enivra. Le soir même, les nouveaux époux partirent pour la France.


II

VICTOR DE BRÉVANNES.

Ce fut dans un riche hôtel du faubourg Saint-Germain, à lui appartenant, que M. de Cournolle installa sa lune de miel. Elle dura longtemps ; elle aurait peut-être duré toujours, si le capitaine n’eût reçu l’ordre du ministre de se mettre en mer, avec le grade de contre-amiral que lui avait conquis la dernière mission dont il avait été chargé.

Un instant, la pensée lui vint de refuser, de répondre à ce nouvel honneur par sa démission. Partir, laisser seule sa jeune épouse que l’absence allait tuer, disait-elle.

Oui, mais la mer ! la mer qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps ! la mer, cette ancienne et fidèle amie qui avait tant de séductions pour son coeur de marin !

M. de Cournolle se décida à partir. Une Anglaise ne craint pas la mer et comprend les devoirs du marin. Édith pleura, mais elle se soumit, et se contenta de recommander à son mari d’être absent le moins longtemps possible.

La séparation fut pénible. Aucun nuage n’était venu jusqu’alors assombrir l’horizon des deux époux. Quelquefois, il est vrai, la présence et l’ivrognerie incorrigible de Pouget avaient motivé de la part d’Édith des observations un peu vives à son mari ; mais de là à une querelle, il y avait loin.

M. de Cournolle partit donc, le coeur serré, le front taciturne, comme sous l’influence de quelque pressentiment.

Laissons s’éloigner le contre-amiral, et tenons compagnie à sa jeune épouse. Elle fut bien triste d’abord, mais bientôt des relations dans le monde réussirent à la distraire. Partout on l’accueillit comme une reine d’élégance et de grâce ; elle fut si choyée, si fêtée, que le démon de l’orgueil fit taire ses regrets. L’absent eut tort. La foule des brillants papillons qui voltigeaient incessamment autour d’elle lui suscita des comparaisons. Elle en distingua quelques-uns.

Il y en avait tant d’adorateurs à ses pieds, tant de courtisans à la cour de cette souveraine !  Seule de sa nation parmi tant de Françaises aussi jeunes, aussi belles qu’elle, seule elle avait ce charme d’outre-mer qui pique si vivement la fatuité de nos lionceaux.

Le temps a des ailes, le souvenir, hélas ! en a aussi. Bientôt, chaque fois qu’Édith se trouva en la compagnie, non plus de quelques-uns, mais d’un seul de ces beaux, le brillant Victor de Brévannes, elle oublia le contre-amiral. Celui-ci était loin ; il faisait respecter notre pavillon dans les mers indiennes.

Victor de Brévannes eut à peine compris qu’on le préférait à ses rivaux qu’il redoubla de soins et de preuves d’amour. Édith était pure encore… pure, si le coeur qui se donne a besoin d’attendre la livraison du corps pour être souillé. Aux yeux du monde, elle était vertueuse, malgré sa coquetterie provocante. Elle n’avait encore enlevé à son époux que sa foi ; elle n’avait que trahi le serment de l’aimer toujours… Mais elle en aimait un autre. Elle ne tarda guère à se donner à lui sans réserve.

Une certaine pudeur dans sa passion coupable l’empêcha d’abord de recevoir son amant chez elle ; cette dernière barrière fut franchie à son tour. Édith était perdue sans ressource.

Alors elle remarqua que Pouget, même dans son perpétuel état d’ivresse, fixait sur elle des yeux inquisiteurs. L’ivrogne ne parlait pas, mais la fixité de son regard devenait intolérable. Madame de Cournolle, sans respect pour la volonté de son mari, le chassa impitoyablement.

Le vieux matelot revint plusieurs fois au logis de son ancien capitaine ; chaque fois, on le repoussa rudement, sur l’ordre de la jeune femme. Alors il reprit sa vie de ravageur et vécut problématiquement sur les rives de la Seine.

On le voyait, dans la vase jusqu’aux genoux, le pantalon retroussé, chercher dans le lit du fleuve des débris d’antiquités, d’objets perdus là depuis des siècles, ou, à l’entrée des égouts dans la Seine, remuer la bourbe immonde, pour y découvrir ce qui pouvait y avoir été entraîné de précieux. Triste recherche ! mince produit !

Aussi, le plus souvent, on le rencontrait sur les ports populeux occupé à piquer sur les bras ou la poitrine, à tatouer enfin des emblèmes variés pour ces individus inclassés qui aident au débarquement des marchandises, quand ils ne pratiquent pas la tire ou l’américaine.

Ce métier lui rapportait davantage. Au reste, dans toute sa vie de marin, cette ressource lui avait fourni de nombreuses libations.

Parfois cependant le vieux matelot oubliait de boire. Il restait des heures entières la tête appuyée dans ses mains, et, quand il la relevait, il murmurait quelquefois :

- Oh ! quand le capitaine reviendra !

Quoiqu’il fût devenu amiral, il continuait toujours à le nommer ainsi. Enfin, six mois après son départ, M. de Cournolle revint en France. Édith l’accueillit avec des transports de joie. La lune de miel reparut de plus belle.

Mais l’amiral remarqua l’absence de Pouget. Sa femme lui expliqua comment elle avait été obligée de le mettre à la porte. Le mari n’osa rien répondre ; mais le lendemain matin il prit sans rien dire le chemin des quais et se perdit dans les ruelles de la Cité.


III

LE FLAGRANT DÉLIT.

Sa recherche ne fut pas longue. Il eut bientôt retrouvé son vieux matelot. Un grand changement s’était opéré dans la physionomie de Pouget. Il avait maigri et perdu ses couleurs vives et luisantes. Un teint pâle et violacé avait remplacé tout cela sur son visage flétri.

Son air était sombre. En abordant son maître, il tressaillit involontairement, ses yeux se détournèrent.

- On t’a donc chassé, mon pauvre garçon ? lui dit doucement l’amiral.

- Oui, répondit sourdement Pouget, on m’a chassé !

- Aussi, sac-à-vin, pourquoi bois-tu comme une terre sèche ?

- Oh ! ce n’est pas pour cela qu’elle m’a chassé !

Sa voix était si lugubre en prononçant ses mots, que l‘amiral sentit un frisson courir dans ses veines.

- Comment ! ce n’est pas pour cela !... dit-il après un silence. Avais-tu donc commis quelque faute plus grave ?

- Une faute !... une faute !... ricana Pouget ; en effet, il y en a eu une de commise !...

- Que veux-tu dire ?

- Demandez-le lui à elle qui a commis la faute, elle vous le dira !

- Qui, elle ? s’écria l’amiral en pâlissant.

- Votre femme, capitaine ! celle qui m’a chassé.

M. de Cournolle lui saisit le bras.

- Parle ! commanda-t-il. Tu as quelque chose à me dire !...

- Du courage, capitaine ! le coup est rude.

L’amiral laissa retomber le bras qu’il avait saisi. Une prostration subite s’empara de ses membres ; Il serait tombé si Pouget ne l’eût retenu.

- Vous l’avez compris, n’est-ce pas ? lui dit-il, elle était indigne de vous.

- Elle ! indigne de moi ! Édith, mon âme, ma vie !... Oh ! parle, parle ! mais malheur à toi si tu ne dis pas la vérité !

- Eh bien ! écoutez donc… quant aux preuves, je vous les donnerai.

Et il raconta à l’amiral la liaison de madame de Cournolle avec le vicomte Victor de Brévannes. L’amiral trépignait de fureur. Il voulait douter, il blasphémait, menaçait… Mais la foudroyante révélation poursuivait son oeuvre, complète, précise, terrible.

- Oh ! je les tuerai ! s’écria-t-il.

- Non ! dit froidement Pouget, la mort ne punit pas. Je connais une meilleure vengeance.

Et il développa son plan à son ancien capitaine.

Quand il eut fini :

- Tu as raison, dit celui-ci ; la mort foudroie, elle ne punit pas. Malheur à elle, en qui j’avais mis mon amour et ma vie ! Malheur à elle, qui tout à l’heure encore me jurait, la perfide, un éternel amour ! Malheur à elle qui me berçait de ses caresses mensongères ! Honte à jamais sur la perfide !

Il s’agissait d’abord de surprendre les coupables.

Avec son caractère impétueux, ce n’était pas chose facile à M. de Cournolle de se contraindre longtemps ; il répugnait à sa franchise de dissimuler en face d’Édith : et son amour, tout prêt à se changer en haine, hésitait encore, cherchait des subterfuges pour se tromper lui-même. Il voulait une preuve, et il appréhendait de la trouver.

Cette preuve, d’ailleurs, depuis son retour devenait difficile à acquérir ; les deux amants évitaient soigneusement tout ce qui pouvait lui donner l’éveil. Ils se rencontraient parfois chez des tiers ; quelquefois Édith osait aller, voilée, après mille détours, après mille ruses, chez le vicomte de Brévannes, mais bien rarement.

Ses précautions même ne purent la soustraire à la vigilance du matelot-ravageur. Il semblait que cet homme eût puisé dans l’affront fait à son maître une énergie nouvelle et la victoire sur sa passion invétérée. Il ne vivait plus pour sa bouteille, mais pour son maître, pour sa vengeance.

Oh ! Edith, avec cette seconde vue de l’amour, ne s’y était pas trompée ! Elle avait vu le dévouement fort et implacable sous l’ivresse continuelle de cet homme. Elle l’avait chassé parce qu’elle le craignait, mais il était déjà trop tard, il en savait trop !

Pouget montra un jour la fille du banquier Oldson à l’amiral, au moment où elle saisissait le marteau de la porte du vicomte. Il lui était facile de les perdre tous deux, mais il ne voulait frapper que chez lui. Il ne doutait plus, la haine avait succédé à l’amour dans son coeur ulcéré, mais il voulait une vengeance complète. Il attendit.

Un mari, sûr de l’infidélité de sa femme, a le choix entre mille moyens, pour la surprendre flagrante delicto. L’amiral s’arrêta au plus usé, mais aussi le plus sûr ; il feignit d’être rappelé à la mer et quitta Edith une seconde fois, avec le même appareil de désolation. L’épouse coupable larmoya de plus belle, feignit une attaque de nerfs, se trouva mal.

- Oh ! ma vengeance ! ma vengeance ! hurlait une voix étranglée dans l’âme du marin.

Ses mains se crispaient contre les meubles ; ses yeux gonflés par la contrainte semblaient prêts à jaillir de leur orbite. Edith ne vit là que la violence de l’amour, le désespoir de la séparation.

L’amiral n’alla pas loin ; il n’attendit pas longtemps non plus. Les gens de son hôtel, créatures de sa femme, lui étaient dévoués, mais, elle, ne se fiait pas entièrement à eux. Elle les éloigna sous différents prétextes, ne retint que sa femme de chambre, anglaise comme elle, et le vicomte, prévenu d’avance, se présenta le soir même chez madame de Cournolle.

Les deux amants avaient tant de choses à se dire ! Tant d’amour arriéré ! Ils avaient été si gênés !

L’amiral et son vieux matelot, aux aguets, avaient tout vu. M. de Cournolle avait fait faire de doubles clefs de toutes les pièces. La précaution de sa femme le servit à souhait. Personne ne le vit entrer suivi de Pouget. Ils se glissèrent dans l’ombre le long des corridors.

Le matin même, un ouvrier discret avait descellé les gâches des serrures et des verrous de l’appartement de sa femme, si habilement qu’il était impossible à celle-ci de s’en apercevoir.

Pouget se posta devant l’une des deux portes, l’amiral devant l’autre… Deux minutes après, ils faisaient irruption dans la chambre à coucher et surprenaient les coupables…

Ils portaient tous les deux un pistolet dans chaque main…

- Monsieur, dit l’amiral au vicomte, votre vie est entre mes mains : si vous faites un mouvement, vous êtes mort.

Victor de Brévannes, attéré, ne trouvait ni une parole, ni même une pensée. Il semblait pétrifié.

Edith s’était évanouie en poussant un grand cri.

Sur un signe de son maître, Pouget posa ses pistolets sur un meuble et se mit en devoir de lier les mains et les jambes du vicomte. Victor se laissa faire, toujours atone, hébété.

Cette opération terminée, le mari s’approcha de sa femme et lui fit respirer des sels. Edith rouvrit les yeux et regarda son mari avec effroi.

- Vous vous étonnez, lui dit celui-ci, que je m’intéresse tant à votre santé ? Oh ! rassurez-vous ! je ne veux point votre mort ! Vous avez ri de ma crédulité, madame, quand vous me juriez amour pour amour ! Vous en riiez tout à l’heure entre les bras du lâche qui va être témoin de votre châtiment…

- Monsieur, dit d’une voix brisée le vicomte, je suis seul coupable, c’est à moi de vous en rendre raison…

- Oui, n’est-ce pas ! dit le mari. Ce pauvre ange a succombé sans le savoir, et vous ne seriez pas fâché de m’envoyer une balle dans la tête, ou de me plonger une épée dans le coeur, pour n’être plus tourmenté dans votre possession ?...

- Monsieur !... c’est une réparation loyale que je vous offre ; je suis homme d’honneur aussi bien que vous !...

- Toi ! ricana Jacques de Cournolle ! toi de l’honneur ! Larron de la vertu des femmes, qu’as-tu fait de mon honneur et du sien ?… Toi, infâme, une réparation loyale !... As-tu le droit de croiser le fer avec moi, voleur de mon bien, indigne séducteur !...

- Vous m’insultez, fit Victor avec rage, après m’avoir mis dans l’impuissance de vous imposer silence. C’est vous qui êtes un lâche !

- Un lâche !... Oh ! patience !... Que mon oeuvre soit accomplie et vous payerez cette parole.

Et, se tournant vers sa femme :

- A nous deux, madame ! dit-il.


IV

LA VENGEANCE.

La vengeance de l’amiral est un fait étrange, inouï peut-être, mais si la loi ne sévit pas contre le mari outragé qui tue sa femme surprise en faute, aurait-elle pu lui infliger ses rigueurs ? Certes, il vaut mieux laisser à la justice du pays le soin de laver nos offenses, mais que fait-elle pour notre honneur ? Aussi, son indulgence pour le mari qui se fait juge prouve qu’elle comprend son impuissance dans certains cas.

Muette, abîmée dans son épouvante, la jeune femme attendait la décision qui allait prononcer sur son sort. Coupable, elle méritait le dernier châtiment. Mais si on ne la tuait pas, qu’allait-on faire pour rendre sa vie une expiation plus terrible que la mort ?

Pouget s’approcha d’elle. Il tira de sa poche une fiole noire, pleine d’encre de Chine délayée, tira d’un étui crasseux, un instrument composé de quatre aiguilles fichées dans un manche exigu, les quatre pointes en dehors et rapprochées obliquement à leur extrémité.

Edith regardait sans voir, sans comprendre.

Le vieux matelot plongea dans ses yeux son regard scrutateur, et elle se sentit frissonner, comme aux premiers temps de sa passion, quand ce même regard lui avait fait craindre un dénonciateur.

Pouget déboucha sa fiole, y trempa son piquoir et approcha sa main du visage de la jeune femme.

L’Anglaise tressaillit, se redressa fièrement et le repoussa par un geste plein de noblesse et d’énergie. Mais M. de Cournolle la saisit par le bras.

- Je le veux, dit-il.

Elle baissa les yeux et ne résista plus. Son mari prit aussi son autre bras, la serra vigoureusement dans ses mains de fer, et dit à Pouget.

- Commence !

Le matelot se rapprocha d’Édith, appuya sa main sur son front blanc comme le lis épanoui et y enfonça son piquoir… Elle cria, voulut se débattre… Vaine résistance ! L’oeuvre fatale accomplit son cours. Mille piqûres précipitées tracèrent sur ce beau front un stigmate ineffaçable.

Quand Pouget eut achevé sa tâche, l’épouse coupable était sans connaissance.

- Oh ! c’est affreux ! affreux !... râlait Victor de Brévannes, impuissant à défendre son amante.

- Tout à l’heure, dit l’amiral, vous aurez votre tour.

Et, d’un air calme et froid, il fit de nouveau respirer des sels à sa femme pour lui faire reprendre ses sens.

- Votre front, lui dit-il, est plein de gouttelettes de sang, ce n’est rien, madame : dans trois jours l’inflammation aura disparu, tout sera cicatrisé. Vous serez libre. Mais souvenez-vous de ne jamais affronter ma présence !... ma vengeance pourrait me paraître incomplète. Et pourtant, n’est-ce pas quelque chose que ce front qu’on appelle le miroir de l’âme, devenu l’accusateur, le témoin éternel de votre faute ! Car, il faut bien que vous le sachiez, ce que Pouget vient d’écrire en haut de votre visage, sur ce même front que le déshonneur n’a pas fait rougir, les vers seuls pourront l’effacer, quand vos grâces séduisantes seront devenues leur pâture !... Allez, madame ! Tout est fini entre nous.

Et se tournant vers le matelot :

- Pouget, rends la liberté à… mon rival ! commanda-t-il.

Quand le matelot eut obéi :

- Demain matin, à huit heures, au bois de Boulogne, à l’épée, dit-il à Victor.

Et le lendemain, on rapportait à Paris deux cadavres. Ces deux hommes animés d’une haine mortelle avaient fait passer dans leurs épées le venin de leurs coeurs.


V

LE FARD.

Edith Oldson faillit devenir folle à la suite de ces événements. Le bruit du duel avait seul circulé ; il l’accusait assez pour qu’elle n’osât reparaître dans le monde. Mais un autre motif la retenait cachée, le stigmate, le signe maudit qu’elle avait au front, le sceau de réprobation qu’elle portait comme Caen, l’opprobre écrit, ineffaçable, la honte que chacun pouvait lire.

Malade, rongée par la fièvre, elle n’osa faire venir un médecin.

Guérie par la force seule de sa fougueuse nature, elle voulut mourir, et l’amour de la vie fut le plus fort.

De longues heures d’angoisses la retinrent confinée dans sa chambre maudite ; des heures funèbres pendant lesquelles des fantômes menaçants lui apparurent… Puis, elle se reprit à lutter contre la fatalité qui l’avait poursuivie, contre la main de Dieu qui s’était appesantie sur elle.

Le front couvert d’un bandeau, comme une religieuse, elle recommença à sortir, le soir, inconnue, méconnaissable. Ensuite, elle s’adressa aux chimistes les plus renommés pour savoir s’il ne se trouvait pas un onguent, un fard quelconque capable de masquer un réseau de fines cicatrices. Il s’en trouva un qui lui vendit une pâte dont il lui montra d’abord les merveilleux effets.

Joyeuse, elle rentra chez elle et en fit l’essai avec persévérance. Au bout de quelques semaines, elle était devenue assez habile pour déguiser complétement le stigmate sous une couche invisible de ce fard précieux.

La pâte chimique adhérait si finement à la peau, qu’il fallait un oeil plus que clairvoyant pour y voir autre chose que ce fard végétal ou autre, dont les actrices font un si fréquent usage.

La veuve de l’amiral de Cournolle osa alors reparaître au grand jour, le front découvert !... C’était une épreuve. Huit jours après, elle quittait la France pour l’Angleterre, laissant à son notaire l’ordre de vendre tout ce qui lui appartenait en immeubles, à Paris.

Toujours jeune, ornée de mille grâces fascinatrices, elle redevint la joie et l’orgueil de la maison paternelle. La foule élégante se pressa de nouveau dans les salons revivifiés du vieux banquier.

En vain le ver rongeur la dévorait sans pitié. Edith fut belle, Edith fut aimable, spirituelle, coquette ! Et devant cette reine redevenue libre de son sceptre au prix d’un stigmate infamant, la foule des adorateurs reprit à l’unisson son concert de galanteries ; les courtisans papillonnèrent de plus belle.

Sans le soin qu’elle prenait en secret, chaque matin, d’enduire son front flétri du fard sauveur, elle aurait tout oublié, cette femme sans âme qui ne sentait battre son coeur qu’au contact de la passion dévorante. Mais, si elle n’oublia pas entièrement, sûre de ne se point trahir, elle ne craignit plus le signe maudit.

Moins confiante que Midas, elle n’avait ni barbier, ni femme de chambre, ni médecin, ni prêtre dans sa confidence. Elle seule avait là le mot écrit avec de l’encre et du sang sur le miroir de son âme, comme disait Jacques de Cournolle.

Insoucieuse du passé, la sémillante Anglaise, enrichie des séductions parisiennes, jetait çà et là sur ses amoureux éblouis des sourires de damnation ; des sourires si frais, si suaves, si provoquants, que tous auraient vendu leur âme pour en jouir seuls !

Il en vint un pourtant qu’elle ne put braver impunément : le jeune baronnet Patrocle Dumfries réussit à capter la lionne. Edith l’aima avec fureur, tout leur souriait. Déjà les rivaux éconduits cherchaient ailleurs une divinité de second ordre plus propice à leur amour, lorsque le banquier Oldson donna une fête en l’honneur du jour de naissance de sa fille.


VI

LE DERNIER BAL.

De longues files d’équipages serpentaient dans les rues voisines de la maison du banquier. L’élite de la société britannique se coudoyait dans ses salons. Depuis deux heures, aux sons d’une musique exquise, tout ce monde sautillait en mesure ; et les rafraîchissants, à la mode anglaise, c’est-à-dire de véritables échauffants, circulaient de tous côtés : similia similibus.

Edith et le baronnet Dumfries valsaient en ce moment. Le feu du plaisir rayonnait dans les yeux de la veuve ; des gouttes de sueur perlaient sur son visage animé. La musique fit une pause, la valse cessa de tournoyer.

Patrocle Dumfries causa tout bas avec celle qu’il appelait déjà sa fiancée.

- Aoh ! fit-il tout à coup, vous avez quelque chose de noir dans la figure !

Et avant qu’Edith, distraite par la foule, eût pu prévoir son intention, il saisit son mouchoir et lui essuya le front…

Elle jeta un cri d’épouvante. Tous les regards furent attirés vers elle.

Le baronnet frottait toujours, car la tache, au lieu de disparaître, s’agrandissait à chaque frottement. Edith effrayée, haletante, le repoussait vainement.

- Laissez, laissez, disait-elle, ce n’est rien…

- Pardon, pardon ! disait l’Anglais, c’est quelque chose, beaucoup de chose même !

Et il frottait avec cette constance qui fait la force d’outre-Manche.

Et la foule entière se rapprochait, faisant cercle et se serrant de plus en plus autour de l’infortunée. Celle-ci se sentait défaillir, elle n’osait fuir à travers cette masse compacte, elle n’osait lever les yeux sur son fiancé qui commençait à lire !...

Enfin, il cessa de promener le mouchoir sur le front de sa maîtresse, et les invités, venus pour fêter la jeune femme, lurent avec terreur un mot, un seul mot sur son front maudit.

Ce mot, répété de bouche en bouche, Edith l’entendit ; son fiancé le lui jeta brutalement à la face…

Puis elle cessa d’entendre… Le bruissement de la foule qui s’écoulait ne la fit plus tressaillir… Elle alla tomber sur une causeuse sans même chercher à cacher son front… Sans voir son vieux père, debout et pâle devant elle, lisant ce mot fatal qu’elle avait cru cacher toujours, et que ni le fer, ni l’art, ni la science ne pouvaient effacer.



VII

LA MORGUE.

Mais, le lendemain, elle se souvint du songe affreux de la veille, et pour fuir l’horrible cauchemar, la honte encore, à demi-folle elle quitta Londres pour Paris, comme elle avait quitté Paris pour Londres. Elle s’enfuit sans voir son père !...

A Paris, le souvenir devint plus poignant encore. Elle erra, l’oeil hagard, jusqu’au soir, et le soir, quand tout fut sombre, quand l’eau de la Seine coula noire et sinistre, reflétant blafardement la lueur des becs de gaz de ses rives, un son mat se fit entendre, une barque montée par un sauveteur se détacha du bord et l’en entendit le clapotement des vagues frappées par les avirons, mais pas un cri ne fut poussé.

Les jours suivants, le peuple se pressait aux abords de la Morgue : deux cadavres étaient étendus sur les plaques de cuivre.

Dans l’un on croyait reconnaître un ravageur bien connu sur les ports, où l’on ne se souvenait pas de l’avoir vu à jeun depuis bien longtemps. En état d’ivresse, comme toujours, il s’était laissé choir dans l’eau, et la mort était venue sans secousse, sans souffrance.

L’autre était celui d’une femme belle, jeune et riche, à en juger par sa luxueuse toilette ; et sur son front la foule remarquait un tatouage correct et ineffaçable… Le peuple lisait avec épouvante ce mot accusateur même après la mort :

ADULTÈRE !

La vengeance de Jacques de Cournolle était complète.

FIN.


LE GUILLOIS.


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