NORMAND, Jacques (1848-1931) : Courage de femme (1890).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.IV.2003)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de Contes à Madame publié à Paris par Calmann-Lévy en 1890.
 
Courage de femme
par
Jacques Normand

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Commencée depuis plus de deux heures, la partie de lawn-tennis allait finir. Tant pis vraiment, car le spectacle était joli de ces quatre jeunes femmes, sveltes et souples, vêtues de flanelle blanche, qui couraient, sautaient de droite et de gauche à la poursuite de la balle folle, rasant d'un vol horizontal la bande rouge du filet.

Et quel cadre à ce vivant tableau ! A droite, la plage de Dinard, toute grouillante de baigneurs ; à gauche, la côte dentelée s'étendant depuis Saint-Énogat jusqu'aux lointains brumeux du cap Fréhel ; au fond, la grande mer aux lames majestueuses, frangées de blanc, où le soleil, déjà bas, mettait un sillon d'or étincelant.

Bien que Françaises toutes quatre, les joueuses sacrifiaient à la mode du jour, et, se livrant à un sport anglais, se croyaient obligées d'employer des termes anglais. Les fifteen… thirty… forty… advantage… gagned… se croisaient dans l'air. A peine, entre deux parties, quelques minutes de repos. Pendant ces courts arrêts, elles s'asseyaient sur un banc étroit, en bois grossier, serrées les unes contre les autres. Les pieds croisés, la raquette à la main, à peine essoufflées, elles causaient, riaient, discutaient les coups. Une vapeur de jeunesse et de santé semblait planer sur elles. On les sentait vigoureuses, hardies, entraînées dès l'enfance aux exercices violents. Le sang était léger et pur, qui coulait dans leurs veines et colorait leur visage, hâlé par les brises de mer. Une éducation intelligente, s'inspirant, sans les pousser trop loin, des usages d'outre-Manche, les avait faites résistantes, aptes aux combats de la vie. Elles étaient nées à temps pour profiter de ce goût très vif pour les jeux de plein air qui semble s'acclimater chez nous depuis quelques années, au grand profit physique des générations futures, mais peut-être, assurent quelques esprits timorés, au désavantage de leur développement intellectuel.

Et, en regardant ces belles personnes, bien plantées sur les hanches, d'une élégance robuste, colorées de rose par un dernier rayon de soleil, on ressentait comme une impression vague d'antiquité, on concevait une vision fugitive de la Diane moderne, moins noble, mais plus mignonne que la Diane classique, une Diane vêtue chez Creed, chaussée chez Helstern, et remplaçant l'arc et les flèches par le choke-bored ou la raquette de tennis. Le sport ! le sport ! Tout pour le sport !

*
**

Après un dernier "jeu" chaudement disputé, la partie était terminée. Vu l'heure tardive, et en dépit des protestations du camp vaincu réclamant une revanche immédiate, on quitta le cort et on descendit vers Dinard, où la nuit tombait déjà.

Elles s'engagèrent à la file, dans le sentier escarpé qui contourne la falaise. Leurs pas solides, cadencés, sonnaient nettement dans le silence, où montait le murmure des vagues se brisant en bas. Bientôt, les fines silhouettes disparurent une à une, s'enfoncèrent dans l'ombre, tandis que, pendant quelques secondes encore, flottait un bruit léger de rires frais et de pierres roulantes. Puis, tout s'éteignit, je demeurai seul...

Et alors, par un contraste étrange, mais logique, voici que je me mis à penser à tante Herminie. Oui, certes, le contraste était bizarre, car rien ne ressemblait moins à ces vigoureuses et alertes gaillardes que tante Herminie, tante Ninie, comme nous l'appelions.

Quand je vins au monde, elle était déjà fort âgée, mais elle n'avait jamais été jeune. Dernier rejeton d'une famille nombreuse, née de parents plus que quadragénaires, on ne l'avait élevée qu'à grand'peine. Toute sa vie elle était restée frêle et délicate, oppressée à la moindre marche, exténuée par le moindre effort.

Mon plus lointain souvenir d'enfant me la représente dans son petit appartement, boulevard Bonne-Nouvelle, en face du Gymnase. Je la vois assise près de la fenêtre constamment fermée et garnie d'épais bourrelets, les pieds sur une chaufferette allumée été comme hiver. Petite, très maigre, toujours vêtue de noir, elle disparaissait presque dans le vaste fauteuil à oreilles qui l'encadrait. Elle parlait peu, d'une voix éteinte, voilée, qui paraissait venir de loin, de très loin dans le passé. Ses gestes étaient rares, lents, amortis. Ses mains pâles semblaient se mouvoir dans l'air comme à regret, par crainte de l'agiter, d'y créer quelque courant pernicieux. A la voir si invraisemblablement débile et ténue, on se demandait par quel prodige cet être marqué pour une mort rapide avait pu arriver à quatre-vingts ans.

Des soins constants avaient accompli ce miracle. Restée fille volontairement, peut-être par quelque instinctive conscience de sa faiblesse, elle s'était ainsi soustraite aux dangers de la maternité. Puis, tout le long de son existence, ç'avait été une suite de précautions infinies, de craintes exagérées. Un dîner en ville, une promenade, une course à pied ou en voiture l'effrayaient. Ses seuls et rares voyages avaient été de Corbeil, où elle était née, à Paris, où elle est morte. Et chaque fois elle avait pensé expirer d'émotion ou de fatigue. Quant au chemin de fer, elle n'avait jamais voulu en entendre parler, et s'étonnait que d'autres eussent le courage de se confier à ces terribles machines.

Sa santé était sa grande préoccupation. Fille d'une époque où l'hygiène n'était guère connue, au lieu de rechercher l'action tonique de l'exercice et du grand air, elle se confinait dans son appartement dès le plus insignifiant malaise, se couvrait de tricots et de pelisses, s'inondait l'estomac de tisanes, de sirops. Pendant les dernières années, elle ne sortit plus. Elle avait à portée de la main une petite bonbonnière en écaille, pleine de morceaux de jujube, et y puisait à tous instants. C'était la seule chose qu'elle offrît à qui la venait voir, non sans un compliment à l'adresse du produit "souverain contre le rhume", ajoutait-elle. La seule exception qu'elle fît était en ma faveur. A peine avais-je mis le pied sur le carrelage rouge de la pièce d'entrée - je le vois encore, ce carrelage ! - qu'avant même de m'embrasser, elle prenait sa bourse en mailles bleues, tirait une pièce de deux sous qu'elle remettait sans mot dire à la vieille Agathe. La servante sortait, pour remonter quelques minutes après, avec une tranche de galette chaude dans un papier beurré. Oh ! la galette du Gymnase ! Tante Herminie !... Comme cela est loin !

Mais ce corps frêle, que toute impression matérielle affectait douloureusement, servait d'enveloppe à une âme généreuse, vaillante, capable des plus rares dévouements. Une flamme intérieure éclairait encore, malgré l'âge, les petits yeux bleus au regard alerte, toujours en mouvement dans un visage exsangue et parcheminé. Cette femme, on le sentait tout de suite, avait vécu d'une puissante vie interne ; chez elle, suivant l'expression populaire, la lame avait usé le fourreau.

Non que l'esprit de tante Herminie fût de haut vol, loin de là. Comme pour la plupart des filles de son époque, son instruction avait été fort négligée, et ses batailles avec l'orthographe étaient presque toujours des défaites. Mais elle avait des sentiments bien placés, un ardent enthousiasme pour les nobles causes, un jugement droit, un sentiment très net du devoir. Elle avait su, dans les moments critiques, faire preuve d'un réel sang-froid. Elle était de ces êtres souffreteux de corps, mais énergiques d'âme, qui, passant leur vie à côtoyer la mort, en arrivent tout doucement à se familiariser avec elle et savent, au moment venu, l'accueillir sans révolte, sans faiblesse, presque sans surprise, comme une voisine souvent entrevue, dont la visite est annoncée depuis longtemps.

Elle avait bien manqué la recevoir, cette visite, pendant la Terreur, vers sa vingtième année. Peu s'en était fallu que la pauvre tante Ninie ne rendît à Dieu sa petite âme vaillante. Son courage, son énergie l'avaient sauvée, et non seulement elle seule, mais dix hommes avec elle. Dix hommes sauvés par cet avorton féminin !

A cette époque, en effet, tante Herminie, déjà orpheline de père et de mère, habitait, près de Corbeil, l'abbaye de Mauvoisin désaffectée et devenue bien national. Elle était là avec deux vieilles dames, madame Maréchal et madame Badouillet, la première grande et sèche, la seconde petite, grosse et borgne. Un soir…. Mais mieux vaut laisser la parole à tante Herminie. Aussi bien je crois l'entendre encore me contant cette histoire qui me passionnait, que je lui faisais répéter sans cesse. Oh ! oui, je l'entends, avec sa voix couverte, comme ouatée, cherchant souvent ses mots, s'embrouillant dans les noms et dans les souvenirs, et s'interrompant de temps en temps pour prendre dans sa boîte d'écaille un morceau de jujube qu'elle laissait fondre lentement le long de sa joue pour le remplacer aussitôt fondu…

- … L'histoire ? tu veux que je te la raconte encore, l'histoire, mon petit ? Eh bien, c'était dans les temps… Nous étions ce soir-là près de la cheminée ; madame Maréchal et moi, nous causions ; madame Badouillet s'était endormie. Il pouvait bien être dix heures. Dehors il faisait du vent, un très grand vent, avec un beau clair de lune… Oh ! je me souviens bien. Soudain on frappa à la porte…

Il faut te dire auparavant que, dans la journée, il était arrivé une troupe de soldats, une centaine environ. Leur chef, un grand roux, nous avait montré un papier, un billet de logement. Ils s'étaient installés dans la chapelle et y avaient passé la journée à boire, à chanter, à jouer aux cartes. Un tapage infernal. Le soir venu ils s'étaient calmés et dormaient tous maintenant pêle-mêle.

Tu comprends, petit, que ce n'était pas bien rassurant pour trois femmes seules, ce voisinage-là. Le mari de madame Maréchal était absent, madame Badouillet était veuve, et moi orpheline. Aussi nous étions-nous verrouillées dans la petite salle du rez-de-chaussée, située entre la route et la chapelle. Et c'est là que nous étions quand on frappa au dehors, comme je t'ai dit.

Madame Badouillet se réveilla en sursaut, et nous nous regardâmes toutes trois, droites, avec des yeux effrayés. Au bout d'un moment, on frappa encore, plus fort cette fois. Nous étions bien tentées de faire les sourdes, comme tu penses. Mais on ne badinait pas alors. En refusant l'hospitalité à des patriotes, on passait pour suspect, comme ils disaient, et aussitôt la guillotine. Ce n'était pas long !

Madame Maréchal se mit à réciter des prières ; madame Badouillet tremblait de tous ses membres. D'ailleurs, c'était moi la plus jeune. Je dus aller ouvrir.

Des hommes étaient là, couverts de grands chapeaux, faisant un groupe noir sur la route. Ils semblaient harassés, leurs souliers étaient couverts de poussière.

Mon premier mouvement fut de leur fermer la porte au nez : mais l'un d'eux fit un pas, étendit la main, et, d'une voix basse, frissonnante :

- Asile, citoyenne, donnez-nous asile pour la nuit. Nous mourons de fatigue… Pitié !

Un murmure sortit du groupe :

- Pitié ! pitié !

- Qui êtes-vous ? demandai-je.

- Des fugitifs… des députés de la Gironde…On nous poursuit, sauvez-nous !

Des Girondins !

Tu apprendras plus tard, mon enfant, ce qu'on entendait par ce mot-là. Sache seulement que c'étaient de pauvres gens qui s'enfuyaient de Paris, poursuivis, traqués par les Montagnards, c'est-à-dire par leurs ennemis.

- Malheureux ! leur répondis-je, éloignez-vous au contraire. La chapelle est pleine de soldats. Si vous y entrez, c'en est fait de vous !

Ils eurent un moment d'hésitation. Mais un jeune homme pâle, tout mignon, qui s'appuyait sur le bras de deux de ses camarades, murmura faiblement :

- Marcher encore !... Je n'en peux plus… Allez, allez, mes amis, sauvez-vous et laissez-moi ici. J'aime mieux mourir !…

C'étaient des gens courageux ces Girondins, mon ami. L'idée d'abandonner le pauvre jeune homme ne leur vint pas un moment.

- N'y a-t-il pas un endroit autre que cette chapelle où nous pourrions nous reposer deux heures, oh ! seulement deux heures ? me demanda celui qui m'avait déjà parlé.

- Rien que cette salle, lui répondis-je en m'écartant un peu. Mais la chapelle n'a pas d'autre issue que cette porte (je lui montrais la porte du fond) et c'est par ici que les soldats passent pour entrer et sortir. Qu'ils vous aperçoivent, et vous êtes perdus !...

Un grand découragement se peignit sur les traits du pauvre homme. Je t'ai dit que la nuit était claire et qu'on y voyait comme en plein jour.

- Adieu, citoyennes, fit-il simplement. La campagne est pleine de gens qui nous poursuivent. Priez pour que nous leur échappions !

Puis, se retournant vers ses compagnons :

- Allons ! murmura-t-il.

Que te dirai-je, mon enfant ? J'étais bouleversée. Cette détresse m'angoissait le coeur. Je comprenais tout ce qu'ils avaient souffert, tout ce qu'ils souffriraient encore. Je regardais leurs épaules courbées, leurs pieds meurtris. Assurément, en les laissant partir, j'écartais tout danger pour nous, tandis qu'en les retenant je me faisais leur complice, je m'exposais et exposais mes deux compagnes. Oui ! je comprenais tout cela. Mais que veux-tu ?.... La pitié l'emporta sur la prudence, une sorte de fièvre me prenait, et au moment où ils allaient s'éloigner :

- Écoutez, leur dis-je ; il y aurait peut-être un moyen, un moyen bien hardi, bien téméraire…

Ils s'étaient rapprochés, anxieux. Derrière moi j'entendais les voix tremblantes de madame Badouillet et de madame Maréchal qui chuchotaient :

- Qu'est-ce qu'elle dit ?... Qu'est-ce qu'elle dit ?...

Mais peu m'importait. Je poursuivis :

- Au fond de la chapelle, au-dessus de l'autel, il y a le grenier à fourrages… Une fois là vous seriez tranquille… Mais pour y arriver…

- Dites… dites…

- … Il faut suivre, tout le long du mur, un passage étroit, une sorte de corniche qui surplombe… et cela, juste au-dessus des soldats endormis. S'ils entendent le moindre bruit, si l'un deux se réveille pendant votre passage…

- Et qui nous conduira ?

- Moi !

Je te l'ai dit, petit, j'avais la fièvre, je ne m'appartenais plus. J'agissais comme dans un rêve. Leur salut devenait mon seul but.

Ils se consultèrent un moment, un moment très court, pendant lequel madame Maréchal ne cessait de me tirer par les jupes et de murmurer : "Mais tu es folle ! folle !"

Oh ! je me souviens de tout cela comme si j'y étais.

- Merci de votre dévouement, citoyenne. Nous acceptons !

Je leur laissai le passage libre, et ils entrèrent silencieusement, sur la pointe du pied. Ils devaient être une dizaine. Leur délabrement, leur fatigue, étaient extrêmes.

Je dis à mes deux compagnes d'aller faire le guet à la porte de la chapelle, et, sans perdre une minute :

- Vous voyez ces quelques marches qui mènent à la corniche ? dis-je aux fugitifs. Je vais les gravir. Arrivée en haut, j'ouvrirai la porte de communication et je regarderai à l'intérieur de la chapelle. Si tout me paraît tranquille, si l'instant est favorable, je vous ferai signe. Vous monterez à votre tour et me suivrez tout le long de la corniche jusqu'au grenier à fourrages. Une fois arrivés - si Dieu permet que nous arrivions ! - vous vous reposerez. Je viendrai vous chercher quand les soldats seront partis. Ils doivent s'en aller au petit jour… C'est bien compris, n'est-ce pas ?

Cela fut dit à voix basse, rapidement, en moins de temps que je n'ai mis à te le conter. Dans ces moments-là, on vit double. Et puis, positivement, je me sentais comme soulevée de terre, comme poussée par une volonté supérieure. J'éprouvais pour ces hommes, inconnus quelques minutes auparavant, une commisération profonde, un sentiment de protection qui me grisait, m'exaltait. J'aurais été capable, pour les sauver, de me jeter à la gueule d'un canon, de courir droit sur les baïonnettes… Je ne sentais plus mon corps. Mon âme seule agissait, parlait. Et il me semblait, à moi grosse comme une puce, avoir tout à coup une énergie, une force extraordinaires. Madame Maréchal avait raison… J'étais folle, positivement.

Je montai les marches, entr'ouvris la porte et regardai.

Étendus les uns près des autres, la tête appuyée aux sacs, les soldats dormaient. Leurs corps noirs semblaient s'enchevêtrer sur les dalles blanches de la chapelle. Parfois, l'un d'eux s'agitait, se retournait, avec un grognement. Un murmure léger de respirations montait de ce fouillis humain. Dans les coins, les fusils se dressaient en faisceaux. Au dehors, le vent faisait rage, et tournait en pleurant autour de la voûte. Un rayon de lune, tombant d'une fenêtre latérale, éclairait un côté de la nef, tandis que l'autre restait dans l'ombre. C'est de ce dernier côté, heureusement, que se trouvait la corniche. Elle s'allongeait, étroite et mince, le long de la muraille, à une vingtaine de pieds au-dessus des dormeurs. A l'autre bout, la porte du grenier apparaissait vaguement comme une tache sombre. Pour y arriver, il suffisait de quelques secondes. Mais cela me semblait devoir être long, long, interminable…

A ce moment, j'éprouvai une terrible angoisse. L'exaltation de la première minute était tombée. Je me voyais face à face avec la réalité. Je comprenais toute la témérité presque enfantine du projet que j'avais conçu. Une envie folle me saisit de dire aux Girondins que le passage était impossible, que les soldats s'éveillaient, qu'il leur fallait fuir au plus vite… Mais j'eus honte de ma lâcheté, et, me retournant vers ces hommes qui me regardaient d'en bas, le front levé, les yeux inquiets, je leur fis signe de monter.

Ils m'obéirent, et bientôt le premier d'entre eux se trouva près de moi. D'un geste, je leur recommandai le silence… Comme s'ils avaient besoin de cette recommandation, les pauvres gens !... Puis je m'engageai sur la corniche.

Quel passage ! Jamais je ne l'oublierai. Je me sens encore, m'avançant sur la pointe des pieds, frôlant de la main gauche la muraille froide, ma main droite battant le vide, - craignant à tout moment de perdre l'équilibre, ou de heurter quelque pierre, quelque débris, dont la chute aurait réveillé les soldats, qui dormaient là, en bas, si près de nous… et derrière, derrière moi, je sens encore la présence muette de ces êtres qui me suivaient, risquant leur vie avec la mienne… qui, pareils à moi, semblaient glisser comme une suite de somnambules légers, retenant leur souffle, évitant le moindre faux pas, les yeux de chacun fixés sur celui qui les précédait, toute leur volonté tendue vers cette petite porte qui grandissait à mesure que nous nous approchions d'elle… Et c'était moi, moi qui les conduisais !

Arrivée à ce moment émouvant, tante Ninie s'arrêtait et me regardait pour juger de l'effet produit.

J'ai toujours soupçonné le voisinage du Gymnase - où elle ne mit jamais les pieds, d'ailleurs - d'avoir quelque peu contribué à lui donner l'âme d'une cabotine. En tout cas, elle devait être contente de son succès, car elle me voyait au bord de ma chaise, les yeux hors la tête, nez en l'air, bouche bée, écoutant, avec un intérêt qui ne faiblissait jamais, cette histoire vingt fois entendue.

- Et alors ? lui demandais-je.

Elle faisait ranimer la braise de sa chaufferette, y mettait frileusement les pieds, prenait un nouveau morceau de jujube, et recommençait.

- … Enfin, après quelques minutes mortellement longues, j'arrivais au but, je saisissais la clef restée dans la serrure, je la tournais, je poussais la porte… A ce moment, je crus tout perdu.

Depuis longtemps, on n'avait pas eu l'occasion d'aller au grenier, si bien que cette porte rouillée, rendit sous ma poussée un son aigu, plaintif, qui traversa toute la chapelle et me glaça jusqu'aux os.

- Qu'est-ce qui se passe là-haut, mille tonnerres ? grommela un soldat.

Je m'étais redressée, frémissante - et j'apercevais les fugitifs pâles, immobiles, collés à la muraille.

Notre dernière heure était venue.

Heureusement, comme je l'ai dit, il faisait grand vent et, au moment même, une terrible rafale secouait la toiture de la chapelle.

Une autre voix reprit :

- Dors donc tranquille, grande bête ! C'est le vent !

Le premier soldat écouta encore un bout de temps, puis s'étendit, se rendormit… Nous étions sauvés, du moins pour le moment.

La porte n'était qu'à moitié ouverte, assez cependant pour qu'on pût entrer. C'est ce que je fis, non sans avoir attendu que le silence, en bas, fût complètement rétabli. Ils me suivirent les uns après les autres, assez facilement pour la plupart, sans être obligés de pousser davantage la porte, ce qui était bien important, tu comprends, car un nouveau grincement nous aurait certainement perdus.

Tu ne peux te figurer la joie, la reconnaissance de ces hommes une fois qu'ils furent tous réunis dans le grenier. Ils pleuraient, se mettaient à genoux, embrassaient le bas de ma robe. On aurait cru que je les avais définitivement sauvés. Hélas ! le danger était toujours là, menaçant, terrible…

- Reposez-vous, leur dis-je, étendez-vous sur la paille. Ici, vous êtes à peu près en sûreté. Dès qu'ils seront partis, vous n'aurez plus rien à craindre et vous pourrez partir à votre tour. Reposez-vous, dormez, et comptez sur moi si quelque nouveau danger vous menace…

Je les quittai et sortis par la porte à demi ouverte, en ayant soin de la laisser telle quelle. Sans doute, il aurait mieux valu la fermer entièrement, mais tu comprends bien que c'était impossible, à cause du bruit qu'elle aurait fait…

Mon retour le long de la corniche s'effectua sans encombre. Seule, je me sentais plus légère, plus adroite ; je glissais comme une souris. Au bout de quelques secondes, j'étais dans la pièce d'entrée, et j'y retrouvais ces deux dames, qui m'attendaient anxieusement.

Chacune me reçut d'une façon différente. Madame Maréchal, sévère et sèche, me fit des reproches cruels : "On ne se conduisait pas ainsi… C'était risquer ma vie et la leur… il fallait les laisser dehors… j'étais une sotte, etc., etc…"

Madame Badouillet, au contraire, m'approuvait, me défendait : "On ne pouvait pas repousser la prière de ces pauvres fugitifs… C'eût été une infamie…" Et cette bonne grosse femme me serrait sur son coeur, m'embrassait, heureuse de me revoir, essuyant les larmes qui coulaient de son oeil unique. Je t'ai dit qu'elle était borgne, n'est-ce pas ?

Et nous nous rassîmes toutes les trois, commentant à voix basse les événements imprévus et terribles qui s'abattaient sur notre existence si paisible jusque-là. Quelle situation en effet, mon enfant ! Sentir tous ces hommes ennemis si près les uns des autres… Songer à ce qui pouvait arriver si ces malheureux étaient découverts ! C'était affreux. Si affreux même, que madame Maréchal proposa de nous enfuir, de courir dans la nuit, à travers champs, jusqu'à Corbeil, et de les laisser s'arranger entre eux, comme ils pourraient. Ce fut l'expression dont elle se servit. Nous repoussâmes son projet avec indignation, madame Badouillet et moi, et nous restâmes longtemps, longtemps, à chuchoter, en appelant de tous nos voeux la fin de cette interminable nuit…

Les premiers rayons de l'aube commençaient à paraître, nous entrevoyions le moment où allaient se terminer nos angoisses… Ah bien oui !... Voilà tout à coup, sur la route, un galop de chevaux qui se rapproche, se rapproche… Qu'est-ce encore ?... Nous écoutons… Les chevaux s'arrêtent… Un bruit de voix… Il était dit que tout le monde nous rendrait visite cette nuit-là.

Comme la première fois, on frappa ; comme la première fois aussi, ce fut moi qui allai ouvrir.

Un homme était devant moi, entouré de quelques hussards qui avaient mis pied à terre.

- Ils sont ici, hein, citoyenne ? me demanda l'homme qui n'était pas un militaire, lui, mais quelque commissaire du gouvernement, sans doute. Il était gros et paraissait essoufflé d'être venu si grand train.

Je tressaillis, mais repris vite mon sang-froid.

- Ici ?... Qui ?…

- Vous le savez bien. Ces gueux de Girondins !

- Il n'y a ici que les soldats arrivés hier, comme vous le savez peut-être…

- C'est ce que nous allons voir.

Il fit signe à un des cavaliers de tenir son cheval et en descendit péniblement avec un "ouf !" de satisfaction en touchant le sol. Il n'était assurément pas habitué à ce genre d'exercice. Il portait un vêtement noir, avec de grosses bottes et des plumes au chapeau. Sa figure ronde et blanche semblait bonne au premier aspect, mais le regard de ses petits yeux enfoncés dans la graisse était faux, cruel.

Il entre, suivi de deux hussards, et se dirigea droit vers la chapelle. Dès qu'on l'aperçut, un grand mouvement se fit. La masse noire des soldats se mit à s'agiter, à grouiller, avec un cliquetis sonore de sabres et de fusils sur les dalles. Tout le monde fut bientôt sur pied. Le chef des soldats vint au nouvel arrivant et salua. Nous comprîmes que ce gros homme était quelque important personnage.

Un colloque à voix basse s'engagea aussitôt entre eux. Demeurées près de la porte, nous écoutions de toutes nos oreilles, mais nous ne pûmes rien entendre. Nous devinions seulement, d'après les gestes, que le commissaire interrogeait le capitaine, et que celui-ci répondait négativement. Nous redoutions de les voir lever la tête en l'air et apercevoir la porte du grenier toujours entr'ouverte, là-haut, sur la muraille grise. Il me semblait qu'elle était énorme, cette petite porte ; qu'elle devait attirer tous les regards, qu'elle crevait les yeux, comme ont dit…

Il n'en fut rien cependant, car le commissaire, cessant de parler au capitaine, vint à moi, et me regardant avec cet air en dessous que j'avais remarqué et qui ne disait rien de bon :

- Alors, on est bien sûre, citoyenne, qu'il n'y a personne d'autre ici que ces hommes-là ?

(Il montrait les soldats en train de se secouer, de se brosser.)

Je le regardai bien en face et répondis :

- Personne !

Il fit la même question à madame Badouillet, qui, vaillamment, lui fit la même réponse. Puis à madame Maréchal. Je crus qu'elle allait parler, nous trahir. Je lui lançai un regard où je mettais toute ma volonté.

Elle hésita un moment ; puis, les yeux à terre :

- Je ne sais pas… J'ai dormi… Je n'ai rien vu, rien entendu.

- Eh bien, moi, j'en sais plus long que vous, fit le commissaire. Des paysans m'ont affirmé que les Girondins sont entrés ici, qu'ils y ont passé la nuit, qu'ils y sont encore. Est-ce vrai ?

Nous nous tûmes toutes trois.

- Réfléchissez bien, citoyennes. En cachant chez vous des traîtres, des ennemis du peuple, vous savez à quoi vous vous exposez ?

C'était effrayant, va, mon petit, cet interrogatoire au milieu de ces hommes qui nous dévisageaient, nous regardaient jusqu'au fond de l'âme !

Je compris, je sentis que madame Maréchal faiblissait, que tout était perdu. Elle remuait déjà les lèvres… Elle allait prendre la parole… Je ne lui en laissai pas le temps, et, payant d'audace :

- Puisque vous doutez, citoyen commissaire, faites tout visiter. Je vous conduirai où vous voudrez.

Devant mon assurance, il hésita, et je crus qu'il allait renoncer à toute idée de poursuite, quand une voix s'éleva :

- M'est avis que s'il s'est manigancé quelque chose, c'est de ce côté-là !

Un soldat, celui qui s'était réveillé cette nuit sans doute, un petit chafouin, l'air mauvais, montrait de la main la corniche et la porte du grenier. Mes jambes tremblèrent sous moi…

Je pensais aux malheureux qui étaient là-haut, derrière cette porte, sans armes, sans défense possible, entendant ce qui se disait. Je maudissais l'idée que j'avais eue de céder à leur prière, de les accueillir. Dehors, ils auraient couru d'aussi grands dangers, peut-être, mais sans que j'y fusse pour rien… Ils auraient pu lutter, s'échapper, fuir, que sais-je ? mais là, là, près de moi, par ma faute… C'était horrible, je me sentais devenir folle…

Après avoir rapidement interrogé le soldat - oh ! comme je l'aurais tué, le misérable ! - le commissaire se tourna vers moi.

- Eh bien citoyenne, puisque tu le proposes, sers-nous de guide. Conduis-nous là-haut, à cette porte… Un grenier sans doute ?...

Je fis signe que oui. Je n'aurais pu parler, tant j'avais la gorge sèche.

- Quelques hommes avec moi, et allons ! Ce fut alors, mon enfant, le moment le plus terrible. Il me fallut une force dont je me croyais incapable pour ne pas m'évanouir. Je me raidis cependant et me dirigeai vers l'escalier qui conduisait à la corniche, cet escalier que j'avais gravi quelques heures auparavant avec les fugitifs. Le commissaire me suivait immédiatement, puis le capitaine et plusieurs soldats.

Qu'espérais-je en obéissant ? Pour sauver les Girondins, il eût fallu un miracle. Mais j'avais lutté jusque-là, je voulais lutter jusqu'au bout. Et puis, franchement, je ne savais trop ce que je faisais. J'agissais comme un automate. On m'avait dit d'aller là, j'allais là, voilà tout.

J'arrivai bientôt à la corniche. Le commissaire me suivait péniblement, vu sa corpulence. Il semblait en outre fort maladroit, fort embarrassé de sa grosse personne.

Quand il fut en haut de l'escalier et aperçut la corniche, où j'avais déjà fait un ou deux pas :

- Oh ! oh ! c'est étroit ! murmura-t-il.

Il hésita. Mais il vit, en bas, tous les soldats qui le regardaient, la tête en l'air. Piqué d'amour-propre, il me suivit lentement, s'appuyant à la muraille, ne posant ses pieds que l'un après l'autre, avec d'infinies précautions. Je t'assure que si la situation n'avait pas été aussi affreuse, elle eût été grotesque. Mais je n'avais pas envie de rire, je t'en réponds !

A ce moment, deux questions, deux seules questions tourbillonnaient dans ma tête. Que fallait-il faire ?... Ou bien courir rapidement en avant et me joindre à ces malheureux pour mourir avec eux ? Ou bien me précipiter sur les dalles de la chapelle et m'y briser le crâne ?

Et cependant, j'avançais, j'avançais toujours, m'attendant, d'un moment à l'autre, à voir la porte se fermer, poussée instinctivement par les pauvres gens comme un frêle et inutile obstacle à une capture certaine, et je m'intéressais tellement à leur sort que j'oubliais mon propre danger…

Nous étions arrivés au milieu du passage, quand soudain le commissaire s'arrêta, et se tournant vers ceux qui le suivaient :

- Des toiles d'araignée ! fit-il.

Et il montrait de la main l'entrée du grenier.

En effet, par un hasard providentiel, une grande toile d'araignée, déchirée au moment où j'avais ouvert la porte, était restée pendue au chambranle, et, pendant les quelques heures de nuit, l'insecte, tendant activement de nouveaux fils, avait réparé en partie le mal causé. Ces nouveaux fils traversaient dans toute sa largeur l'espace laissé vide par la porte entr'ouverte, et il ne pouvait venir à l'idée de personne que, cette nuit même, des hommes soient passés par là sans tout rompre… Oui, mon enfant, une araignée, une simple araignée avait fait cela… Mais on ne m'ôtera pas de l'idée que le bon Dieu y était pour quelque chose.

La constatation faite, le commissaire ajouta :

- Inutile d'aller plus loin.

Entre nous, je crois qu'au fond il n'en était pas fâché, le gros homme, car il avait une peur terrible de rouler en bas, et l'amour-propre seul l'avait soutenu.

Que te raconterai-je de plus ?

Les Girondins étaient sauvés, et moi avec eux. Le commissaire partit, suivi des hussards, et peu après tous les autres soldats se mirent en marche.

Dès que la chapelle fut vide, je courus au grenier. Je n'ai pas besoin de te dire avec quelles protestations de reconnaissance les pauvres gens me reçurent. Une seconde de plus et, comme je le supposais, ils auraient fermé la porte. C'eut été leur perte.

Nous leur donnâmes à manger et ils restèrent toute la journée avec nous, car il aurait été imprudent de partir avant la nuit.

Quand elle fut venue, ils nous quittèrent, après m'avoir remercié encore, cent fois plus que je ne le méritais. J'avais fait mon devoir, et rien de plus.

Nous les suivîmes de l'oeil sur la route aussi longtemps que nous le pûmes. Puis ils disparurent dans l'obscurité.

Arrivèrent-ils à bon port ? Furent-ils découverts, tués en route ? Je ne l'ai jamais su. Mais je me suis réjouie toute ma vie d'avoir pu, délicate comme je le suis, supporter sans faiblir de pareilles émotions. Madame Badouillet a eu les sangs tournés pendant quinze jours. Quant à madame Maréchal, elle en a été quitte pour une jaunisse.

J'ai fini. Veux-tu un jujube, petit ?

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*
**

Tout en descendant le sentier suivi quelques instants auparavant par les joueuses de lawn-tennis, je me remémorais les moindres détails de l'histoire de tante Ninie. La comparaison s'établissait dans mon esprit entre ce chétif spécimen d'une génération disparue, et les jeunes gaillardes que je venais de voir. Je me demandais si, avec leur parfait équilibre physique, leurs natures actives mais pondérées, elles seraient capables, dans une occasion analogue, d'un pareil sang-froid ou, plus proprement, d'une pareille exaltation (car, en réalité, c'était une sorte de généreuse fièvre qui avait soutenu tante Ninie et l'avait élevée au-dessus d'elle-même). Je me demandais si les grands dévouements, ces abstractions complètes du "moi" égoïste pour ne penser qu'au salut des autres, n'étaient pas exclusivement propres aux êtres nerveux, impressionables, chez lesquels la sensibilité morale, toujours en éveil, ne donne pas aux défaillances physiques le temps de se produire, et enveloppe d'un nuage d'héroïsme jusqu'aux apparences du danger.

Auraient-elles, ces femmes de sport, le même courage que la frêle jeune fille ? Ressentiraient-elles la même compassion irréfléchie pour les persécutés ? Se dévoueraient-elles aussi vite, avec aussi peu de calcul et autant d'enthousiasme ? Ne seraient-elles pas retenues par notre scepticisme contemporain, par cette commode indifférence pour les maux d'autrui où nous mène tout doucement une civilisation plus raffinée et plus déprimante ?

Je me demandais tout cela… Mais je me répondis bien vite que si les temps changent, si les moeurs se modifient, l'âme féminine reste toujours la même, susceptible des plus grandes faiblesses comme des plus sublimes dévouements.


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