COPPÉE, François (1842-1908) : L’invitation au sommeil (1885).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.VI.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Troisème journée, publié à Paris par E. Dentu en 1885.
 
L’invitation au sommeil
par
François Coppée

~*~

I

QUAND il n’était qu’un tout petit garçon, autrefois, chez ses braves gens de père et mère, c’était le meilleur moment de la journée.

Le dîner était fini ; la maman, après avoir donné un coup de serviette à la toile cirée, servait la demi-tasse du père – du père qui, seul, prenait du café, non par luxe et gourmandise, mais parce qu’il devait veiller très tard à faire des écritures. Et, tandis que le bonhomme sucrait son moka, un seul morceau, bien entendu ! – devant toute la famille assise autour de la table ronde, la maman, - une boulotte de quarante ans, encore fraîche, tournant sans cesse vers son mari de tendres et intelligents regards de chien fidèle, - la maman apportait le panier à ouvrage. Les trois soeurs, nées à un an de distance, se ressemblant, chastement jolies, avec les robes taillées dans la même pièce d’étoffe, et les honnêtes bandeaux plats des filles sans dot qui ne se marieront pas, commençaient à ourler des mouchoirs ; et lui, le gamin, le dernier-né, le Benjamin, exhaussé sur sa chaise haute par une Bible de Royaumont in-quarto, édifiait un château de cartes.

En été, dans les longs jours, on allumait la lampe le plus tard possible, et, par la fenêtre ouverte, on voyait un ciel orageux de soir d’été, aux nuages bouleversés, et le dôme des Invalides, tout écaillé d’or, dans la fournaise du couchant.

Comme c’est très mauvais pour la digestion d’écrire comme ça tout de suite après dîner, on faisait un peu causer le père, afin de retarder le moment où il se mettrait à son travail du soir : des copies de mémoires, à six sous le rôle, pour un entrepreneur de quartier. Le pauvre homme, une nature de rêveur, un esprit littéraire qui, jadis, dans sa chambre d’étudiant, avait rimé des odes philhellènes, en était arrivé là, ayant perdu l’espoir de passer sous-chef, et employait toutes ses soirées à copier du jargon technique : « Démonté et remonté la serrure... donné du jeu à la gâche, etc., etc. »

Mais, pour le moment, il s’oubliait à bavarder avec sa femme et ses filles.

Gaîment, car tout allait à peu près bien dans l’humble ménage. Un marchand de bons-dieux de la place Saint-Sulpice avait offert à l’aînée, la grande Fanny, l’artiste, celle dont les « anglaises » blondes faisaient rêver tous les rapins du salon Carré, de lui payer cinquante francs son pastel d’après la Vierge au coussin vert. La seconde, Léontine, avait « pioché » toute la journée son Menuet de Boccherini. Quant à la grosse Louise, la cadette, elle ne pensait qu’à la coquetterie, décidément. Ne voilà-t-il pas qu’elle parlait – s’il y avait des gratifications au 15 août – de s’arranger une petite capote, pareille à celle qu’elle avait vue chez la modiste de la rue du Bac ?

- Louise, mon enfant, s’écriait le père, tu fais des chapeaux en Espagne !

Et l’on riait.

Mais la maman pensait au sérieux, elle. Si le père obtenait une gratification, elle avait remarqué, au Petit Saint-Thomas, un mérinos, bon teint et grande largeur « pour vos robes d’hiver, mesdemoiselles. » Et elle ajoutait gravement : « C’est tout laine ! » comme si le coton n’eût jamais existé, et comme si, à cause de lui, des milliers de nègres n’eussent pas souffert plusieurs siècles d’esclavage.

Tout à coup – il faisait presque nuit dans la chambre – le père s’apercevait que son petit garçon venait de s’endormir, la tête sur son bras replié, parmi l’écroulement du dernier château de cartes.

- Ah ! ah ! disait joyeusement le brave homme, le « marchand de sable » a passé.

L’exquise minute ! Il ne l’oubliera jamais, le gamin, qui a des cheveux gris maintenant ! Sa mère le prenait dans ses bras, et il sentait la barbe rude de son père et les lèvres fraîches de ses trois soeurs se poser tout à tour sur son front ensommeillé ; puis, avec une délicieuse sensation d’évanouissement, il laissait tomber sa petite tête sur l’épaule maternelle, et il entendait confusément une voix douce – oh ! si douce et si caressante ! – murmurer près de son oreille :

- Maintenant, il s’agit de faire dodo !

II

Vingt ans plus tard, il était un poète inédit, un étudiant en rimes, et il faisait une partie de campagne avec sa chère petite Maria, une modiste ressemblant à une madone du Corrège, qui serait Anglaise.

A l’arrivée, en descendant de la voiture publique et en déposant leur léger bagage dans la chambre d’auberge, ils avaient bien ri, elle et lui, du brevet de maître d’armes encadré, du bouquet de fleurs d’oranger sous un globe, du grand lit à bateau et du papier de tenture, où se reproduisait à l’infini un nabab fumant son chibouck sur un éléphant. Mais, quand ils eurent ouvert la fenêtre donnant sur de la vraie compagne et qu’ils virent devant eux la route forestière, la route humide et verte, fuyant sous les châtaigniers, ils poussèrent un cri de joie, les Parisiens, et, dans leur enthousiasme, ils se donnèrent un baiser en pleine bouche, devant la nature.

Et depuis deux jours, - deux jours de juin, trop chauds, à l’atmosphère de bain, trempés de courtes averses, - ils vivaient là, battant les bois du matin au soir, et, avant de se coucher, laissant la fenêtre entr’ouverte pour être réveillés par les rossignols.

Et ils étaient si heureux, si heureux, qu’ils avaient oublié tout leur passé et qu’il leur semblait avoir toujours habité cette chambre rustique. Elle y avait mis le charme de l’intimité, la jolie blonde, et jetant, au retour des folles promenades, son ombrelle sur le couvre-pied du lit et en posant, sur le globe aux fleurs d’oranger, son coquet chapeau de grisette.

Déjà il avait eu des maîtresses, mais celle-ci était vraiment la première, la seule qu’il eût aimée ainsi, avec cet abandon, avec cette confiance. Douce, silencieuse, aimante, et si mignonne, avec des yeux tendrement malins ! Il était fou d’elle, fou de l’odeur fraîche qu’elle exhalait, de ses mots d’enfant, de la moue si sage et si sérieuse de sa bouche, quand elle était pensive. Et elle l’aimait si naïvement, et, s’il restait deux jours sans la voir, elle lui écrivait, d’une grosse écriture maladroite, de si adorables lettres, pleines de sentiment et de fautes d’orthographe !

Voilà longtemps qu’il projetait de faire cette bonne partie, longtemps qu’il n’avait pas pu. Pourquoi ? Parce que la liberté est rare, et aussi à cause de ce bête d’argent qui manque toujours. Mais enfin, ils s’en étaient donné tous les deux, du bon temps et du grand air. Ils avaient mangé des artichauts à la poivrade sous la tonnelle fleurie de capucines, bu du « reginglet » qui râpe le gosier, couché dans des draps de paysan, bien blancs et bien rudes ; ils avaient surtout couru au hasard sous les taillis, où elle avait cueilli et mangé des mûres et des fraises sauvages, et où lui, comme un berger de Théocrite et comme un calicot du dimanche, il avait gravé son initiale et celle de Marie, avec son canif, sur l’écorce blanche d’un bouleau.

Mais l’instant le plus doux de ces douces heures – l’instant dont le souvenir fera naître encore un souvenir sur ses lèvres de vieillard, dans quarante ou cinquante ans, quand il traînera sa canne d’invalide sur le sable de la Petite-Provence, - ce fut vers onze heures du soir, la veille du départ.

Comme il pleuvait à verse, ils s’étaient attardés devant la cheminée de la cuisine, lui séchant ses gros souliers de chasse, elle arrangeant la gerbe de fleurs des champs qu’elle voulait rapporter à Paris. Puis, ils étaient remontés dans leur chambre où ils avaient fourbancé quelques temps, en riant d’entendre, dans la salle basse, traîner la jambe boiteuse de l’aubergiste qui fermait ses volets. Enfin tout s’est tu ; la pluie avait cessé, et ils s’étaient senti tout à coup environnés par le grand silence et la profonde solitude de la campagne nocturne.

Sans rien dire, elle prit l’unique bougeoir, le posa sur la cheminée, devant la glace sombre et tachée par les mouches, et elle commença sa toilette de nuit. Lui, plongé au fond du grand fauteuil, les jambes croisées, il la regardait, tout engourdi de bonheur et de fatigue.

Elle avait retiré sa robe et son jupon, et, gardant seulement son corset de satin noir qui étreignait sa taille mince, elle levait gracieusement, pour tordre son chignon, ses bras un peu grêles au-dessus de sa tête, quand elle vit dans la glace son amant qui lui souriait, et elle lui rendit son sourire.

Comme il l’aimait, dans ce moment-là ! Comme il l’aimait bien ! Sans désirs. Deux nuits d’ivresse les avaient éteints. Mais il était plus tendre encore dans son accablement. Devant le lit préparé, qui embaumait la lavande, devant les deux oreillers jumeaux, il savourait d’avance la volupté délicate de s’abandonner à l’étreinte de son amie, de lui dire bonsoir dans un baiser sans fièvre et de s’endormir sur ce coeur simple, qui ne battait que pour lui.

Et c’est alors que, semblant deviner sa pensée, elle était venue s’asseoir sur ses genoux, l’avait pris dans ses petits bras, et, le regardant de tout près avec ses yeux fins et doux que fermait à demi le sommeil, elle lui avait dit, câline comme un enfant qui veut être bercé, et d’une voix mourante de lassitude :

- Maintenant, il s’agit de faire dodo !

III

Aujourd’hui il se fait vieux, le conteur d’histoires d’amour, le marchand de rêves. Cinquante ans tout à l’heure, les cheveux poivre et sel, la patte d’oie au coin de l’oeil et l’estomac gâté – une mauvaise pierre dans son sac, comme on dit.

Ce matin, lorsqu’il s’est réveillé, la bouche amère, et qu’il a lu le billet de faire-part, il n’a pas voulu, tout d’abord, aller à cet enterrement. Saluer le cercueil d’un homme qu’il méprisait ! A quoi bon cette hypocrisie ? C’était un « confrère », sans doute – quel mot absurde ! – mais un drôle, une plume vénale. Pourtant il n’avait pas eu à se plaindre de ce malheureux. Au contraire. Sans intérêt personnel, par simple goût, ce journaliste lui avait toujours montré une sympathie dont il rougissait, l’avait loué avec tact et même chaudement défendu dans de mauvais jours. On était, sinon des amis, du moins des camarades ; on se serrait la main quand on se rencontrait par hasard, dans la rue, aux « premières ». Allons ! il suivrait ce convoi ; il devait au mort cette politesse.

Et, par ce sale et pluvieux matin de novembre, il s’était rasé et habillé de bonne heure, il avait déjeuné à la hâte – les oeufs n’étaient pas frais, pouah ! – il avait pris un fiacre qui sentait le chien mouillé, et il était arrivé en retard à l’église, quand le service funèbre était presque terminé.

- Portez... armes ! Présentez... armes !

Et le tambour voilé battait aux champs.

Des soldats ?... Ah ! oui, c’est vrai, il y a une croix d’honneur sur le catafalque. Celui qu’on enterrait l’avait autrefois ramassée dans la boue d’une intrigue politique, où des filles se trouvaient mêlées. Et le poète, en s’inclinant pour l’élévation, se sent tout honteux de son ruban rouge.

Mais, puisqu’il est venu, il ira jusqu’au bout. On vient de donner l’absoute. Il prend la file, jette de l’eau bénite, remonte dans son fiacre ; et le cortège se met en route vers les faubourgs, sous la pluie fine et froide. Puis, au cimetière, c’est l’éternelle et lugubre comédie : les gens qui, tout le long du chemin, ont ri d’un scandale arrivé la veille, et qui se composent un visage digne ou chagrin, en se rangeant autour de la fosse béante ; l’orateur ridicule qui ment comme un dentiste en parlant du mort, dans l’espoir de quelque réclame ; et, dans un coin, témoignage de la belle existence du défunt, sa maîtresse, une catin hors d’âge, dont le deuil semble un déguisement et dont les larmes font couler le maquillage.

Il en a assez, l’homme nerveux. Il prévoit qu’à la sortie il faudra encore distribuer des poignées de main déshonorantes. Il s’esquive avant la fin, et, se dérobant derrière un magnifique monument-annonce élevé à la mémoire d’un fameux marchand de nouveautés, il s’enfuit dans une allée déserte du cimetière.

Il ne pleut plus ; mais ce ciel couleur de suie, ces feuilles mortes dans la boue, ces arbres noirs dégouttant sur les tombes, et ce vent malsain, ce vent d’épidémie, qui passe en gémissant, c’est sinistre !

Le rêveur solitaire éprouve tout à coup une inexprimable détresse. Il songe qu’il n’est plus jeune, qu’il se porte mal, que sa vie est contentieuse et précaire, et que ce n’est rien, mais rien, que sa réputation si enviée par ses « confrères », que sa gloire de papier. Il se dit que, lorsqu’on le mettra en terre, bientôt, les choses se passeront comme pour cet homme taré : mêmes crosses de fusil sonnant sur les dalles de l’église, mêmes indifférents dans des fiacres, causant de leurs petites affaires, même grotesque en cravate blanche, débitant des sottises avec une émotion de cabotin, tandis qu’un ami complaisant l’abrite sous un parapluie.

Et il est tellement saturé de tristesse et de dégoût qu’il voudrait être mort déjà, et que ce fût fini, fini tout à fait. Oh ! comme on doit bien se reposer ici !

Alors, dans le vent qui murmure et qui pleure en inclinant les ifs, il croit entendre – réponse à son affreux désir – les paroles qui lui rappellent les heures excellentes de sa vie, les paroles qu’il n’a entendu prononcer que par sa mère bien-aimée et sa maîtresse la mieux chérie :

- Maintenant, il s’agit de faire dodo !


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