CIM, Albert Cimochowski dit (1845-1924) : Césarin, histoire d'un vagabond, (1897).
Saisie du texte : Sylvie Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (09.IV.1999)
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Texte établi sur un exemplaire de l'édition de 1897 à Paris chez G. Boudet et Ch. Tallandier, avec des illustrations de Heidbrinck, tirée à 1010 exemplaires ( un des 1000 sur papier de cuve des Papeteries du Marais après 10 Japon, ex. n°820) .

Césarin, histoire d'un vagabond
par
Albert Cim

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A mon vieil ami
EMILE LAGUERRE

 

AVANT-PROPOS

«... Césarin était un gros garçon de trente ans environ, portefaix à ses heures et vagabond les trois quarts du temps. Il jouissait à Juvigny (Bar-le-Duc) d'une grande popularité, due à sa bonne humeur, à son indépendance d'allures et à sa vie excentrique. Bien que les bourgeois le tinssent pour un propre à rien et un gueux, on lui passait de nombreuses peccadilles à cause de son caractère inoffensif et de son entrain.

«Son principal défaut était d'aimer plus que de raison le vin gris du cru. Dès qu'il avait gagné une pièce de trente sous à rentrer du bois ou à porter les colis du roulage, il plantait là sa besogne pour courir les bouchons du faubourg et lézarder au soleil ; alors c'étaient de franches lippées et des flûteries sans fin. Il avait la langue bien pendue et disait aux gens leurs vérités avec cette franchise expansive que donne une demi-ébriété ; les rues retentissaient de ses larges éclats de rire et des fioritures de son flageolet. Puis, quand il avait dépensé son dernier sou, il devenait morose, muet comme un poisson, et s'en allait faire un somme sous un arbre ou sous un auvent...»

(ANDRÉ THEURIET, Les Enchantements de la Forêt.)

«MERCREDI, 21 SEPTEMBRE. - On parlait, ce soir, du père Césarin, un mendiant original de Bar-le-Duc.
«Un mendiant à l'esprit caustique, spirituellement méchant, qui avait été au collège avec les bourgeois les plus huppés de la ville (1), et qui, au fait de leur vie privée dans les détails les plus intimes, en pleine rue, les interpellait avec une certaine éloquence, les blaguait, et obtenait la charité par l'intimidation, la terreur d'une divulgation des choses secrètes de leur existence.
«Il passait tous les hivers à la prison, qu'il appelait sa maison de campagne, s'y faisant enfermer à la suite de frasques semblables à celle-ci. Un jour, la préfète sort seule de la préfecture, et voici mon Césarin qui lui offre le bras, et s'indigne tout haut, et très drolatiquement, du refus de la dame. Rassemblement des habitants, intervention de la police, et billet de logement pour Césarin à sa maison de campagne
»

(JOURNAL DES GONCOURT, année 1892).

(1) Il y a là une erreur : le lazzarone barrisien n'avait jamais été au collège et ne possédait aucune instruction.

 

CÉSARIN

Durant près d'un demi-siècle, Césarin, Césarin le mendiant et le traîne-misère, a joui d'une célébrité sans égale dans la gaie petite ville de Bar-le-Duc et ses pittoresques entours. On pouvait ne pas connaître MM. les sénateurs et députés du département, non plus que M. le maire et M. le préfet, passer près d'eux, par conséquent, sans les remarquer et les saluer ; mais Césarin, petits enfants en lisières et vieillards à béquilles, tout le monde le connaissait, tout le monde le désignait ou l'interpellait par son prénom.

«Ah ! voilà Césarin qui se promène ! - Bonjour Césarin !»

De nom, on ne lui en savait et on ne lui en a, je crois, jamais su d'autre.

Se promener, déambuler à travers les rues de la ville, aux abords de la gare principalement et le long du boulevard de la Rochelle, devant l'hôtel du Commerce et l'hôtel de Metz ; guetter et reluquer les passants, parfois leur jouer, sur un petit flageolet, et avec son nez, quelque piètre ritournelle, les poursuivre de sollicitations et quémanderies tout à fait dépourvues d'artifice, naïves, familières, impudentes, insolentes : - «Voyons, m'sieu Adnot, vous m'donnerez bin deux sous ? C'est pour boire la goutte. Je n'l'ai pas encore bue d'aujourd'hui, parole ! Et ça m'manque !» - «Je n'vous demande qu'un sou, m'sieu Colombé, un pauv' petiot sou, c'est pas l'diable ! Vous pouvez bin m'le donner, vous qu'êtes riche : faut s'entr' aider en c' bas monde !» - «Comment, m'sieu Bristuile, vous refusez un sou au pauv' Césarin ? C'est pas vot' père qu'aurait fait ça, pour sûr ! Un brave homme, vot' père... le père Bristuile, qu'était boulanger à Couchot, en face Notre-Dame...» ; - puis aller s'étendre, au soleil en hiver, à l'ombre en été, sur l'asphalte d'un trottoir ou les marches d'un perron, et y ronfler aussi bruyamment qu'un tuyau d'orgue ; - tel était, sans préjudice de ses nombreuses et interminables stations dans maints cabarets et bouchons, l'emploi du temps, l'horaire de maître Césarin.

Au début, entre vingt et trente ans, il avait, paraît-il, cherché à utiliser la force de sa poigne autrement que dans le maniement du flageolet : on l'avait vu scier et fendre du bois devant les portes, charger ou décharger des bateaux sur le quai du canal, transporter à dos ou sur brouette des colis du bureau de la diligence à domicile et vice versâ ; mais il s'était vite lassé de ces serviles besognes et avait préféré l'insoucieuse liberté du bohème, le dolce farniente du lazzarone.

D'une taille un peu au-dessous de la moyenne, courtaud, membré et râblé, Césarin avait de gros yeux bleus, une bouche lippue et forte, un teint de brique. Son menton, comme celui du paysan du Danube,

... nourrissait une barbe touffue,

hirsute et d'un blond roux. Ses cheveux, de même nuance, tout embroussaillés, étaient recouverts d'une casquette graisseuse, le plus souvent privée de visière. Il était vêtu, soit d'une blouse de cotonnade bleue, en lambeaux d'ordinaire, soit de quelque sordide paletot qui lui tombait sur les talons et qu'il devait, ainsi que la casquette et le reste, à la compatissante générosité de tel ou tel de ses concitoyens. Il eût été difficile, à l'époque où je le rencontrais dans les rues de Bar-le-Duc, de lui assigner un âge : on pouvait lui donner quarante ans aussi bien que soixante ou soixante-cinq.

Si tout le monde le connaissait, en revanche, il connaissait tout le monde, et par le menu, savait l'origine, la généalogie et les tares surtout, les plus lointaines et les plus secrètes souillures ou blessures de toutes les familles, toute la chronique scandaleuse de la ville, et ne se gênait pas, dans ses moments d'ébriété particulièrement, pour rappeler aux gens leur passé, leur décocher, sans s'émouvoir et comme en badinant, les plus désagréables et humiliantes vérités.

«Ce n'est pas la peine de tant faire la fière, allez, m'ame de Couvonges, m'ame la baronne de Couvonges ! On sait bin qu'vous vous appeliez Touzelain, étant demoiselle, et qu'vot' mère vendait d' la charcuterie dans la rue des Pressoirs. J'ai été assez souvent lui acheter des cervelas... Vous étiez toute petite...»

«Vous avez beau vous flanquer du rouge et du blanc su' la frimousse, m'ame Levanneur, vous n'en avez pas moins la cinquantaine bin sonnée. Dites pas non ! Je m' rappelle encore la date de vot' mariage : c'était en 49, un lendemain d' Fête-Dieu, à Saint-Antoine, du temps d'l'abbé d'Rozières... Vous étiez p'us mince qu'à présent, tout d'même !»

«Ivrogne ? Vous m'appelez ivrogne, m'sieu Petitprêtre ? La belle trouvaille ! Chacun sait bin qu'Césarin aime à lever l'coude... C'est pas un mystère, ça ! Mais Césarin n'a jamais fait faillite, lui ; il peut marcher la tête haute. Ivrogne, mais honnête ! Vous entendez, m'sieu Petitprêtre ? Tandis qu'vot' grand-père, j'ai vu son nom affiché comme banqueroutier... C'était sous Louis-Philippe... J'm'en souviens bin, allez !»

On comprend sans peine que, pour éviter ou faire cesser de pareilles algarades, les intéressés, la plupart tout au moins, n'hésitaient pas à mettre la main à la poche, et à en tirer quelque menu, mais solide argument, que le cynique personne acceptait sans sourciller, comme chose due, avec un : «Merci, m'sieu Petit prêtre.... Merci bien, m'ame Levanneur... A une aut' fois !»

Il paraîtrait même - mais peut-être n'est-ce là qu'une odieuse supposition, une méprisable calomnie - que certaines gens, en guerre avec d'autres, confiaient à Césarin, et moyennant finances, bien entendu, le soin de houspiller et turlupiner leurs adversaires, de leur chanter pouilles en pleine rue et en présence d'une foule nombreuse, - au sortir de la grand' messe du dimanche, par exemple.

Mais Césarin ne procédait pas toujours par intimidation ; il avait, au contraire, pour attendrir ses concitoyens et se faire ouvrir leurs escarcelles, recours le plus souvent à la ruse et la flagornerie.

M. Daillot, le conseiller de préfecture, en a maintes fois eu la preuve ; et, bien qu'il ne fût pas dupe de la rouerie du paroissien, il ne lui tenait pas rigueur et lui allongeait volontiers son offrande.

Fils d'un général du premier Empire, inhumé en belle place dans le cimetière de Bar, M. Daillot avait l'habitude, chaque matin, avant de se rendre à son bureau, de fumer son cigare devant sa fenêtre, - une fenêtre du rez-de-chaussée, donnant sur la petite rue du Coq, - et qu'il ne manquait pas d'ouvrir, pour peu que le temps ne fût ni pluvieux ni trop froid.

Césarin connaissait cette particularité, aussi prenait-il fréquemment, à cette heure-là, le chemin de ladite rue ; - et voici l'invariable petit dialogue qui s'établissait entre M. le conseiller et le futé mendiant.

«Bonjour, m'sieur Daillot,
- Bonjour, Césarin.
- Ça va-t-i toujours comme vous voulez, m'sieu Daillot ?
- Mais pas mal. Et toi, Césarin ?
- Moi, ça va comme un homme qui r'vient... Vous n'devineriez jamais d'où je r'viens, m'sieu Daillot ?
- Non. D'où donc, Césarin ?
- Du cimetier, m'sieu Daillot, du cimetier d'Sainte-Marguerite. Voyez-vous, je n'puis passer devant sans entrer. C'est p'us fort que moi ! Faut qu'j'aille m'agenouiller su' la tombe de c' brave général ! Ah ! en v'là un comme on n'en fait p'us ! En v'là un comme il nous en faudrait beaucoup ! Ah ! c'est un rude père que vous aviez là, m'sieu Daillot, un grand homme ! Ah ! oui ! C'est c' que je n'cesse de répéter ! L'général Daillot ! Ah ! l'général Daillot ! En v''là un qui fait honneur au pays, qu'on est fier de.... d'être de chez lui ! Aussi jamais je n'passe là-bas, - devant la porte d'Sainte-Marguerite, - sans faire une visite à sa tombe.
- Je te remercie, Césarin, de ces sentiments...
- Ça part du coeur, m'sieu Daillot !
- Je n'en doute pas.
- Au revoir, m'sieu Daillot.
- Au revoir, Césarin.
- Dites donc, m'sieu Daillot, vous n'auriez pas deux sous à m'donner pou' boire la goutte ?... Je suis si altéré d'la course que j'viens d'faire !... Et puis i fait si chaud !... Merci bien, m'sieu Daillot, merci bien ! Ah ! l'général ! l'grrrrand général Daillot ! Ah ! en v'là un qui... En v'là un dont... Ah ! Ah !....»

Tous ces tours et rubriques n'empêchaient pas Césarin de vanter et fanfarer à tout propos son honnêteté, sa probité. «Jamais fait d'tort à personne, moi, jamais ! Où est-il, ç'ui qui a à se plaindre de Césarin ? Qu'il se montre, qu'il se nomme !»

«Ivrogne, mais honnête !» tel était, on l'a vu plus haut, son mot favori, sa devise.

Cette honnêteté était même si bien connue, cette réputation si bien établie, que certains négociants n'hésitaient pas à faire opérer leurs recouvrements par Césarin en personne. Ils avaient soin, par exemple, de le prévenir et s'assurer de lui dès le fin matin, avant qu'il eût entrepris de tuer le ver : autrement, et malgré toute la bonne volonté, l'attention et la scrupuleuse délicatesse du personnage, il aurait pu se trouver du mécompte, le soir, dans sa recette.

Venait-il, durant une de ces tournées, à rencontrer quelque copain, comme lui franc buveur et joyeux drille, qui lui proposait de s'arrêter un moment, «d'entrer là, au coin, et de licher une goutte, au galop, su' l'pouce...
- Non, ma vieille ! Césarin n'liche pas quand il porte d'l'argent qu'on lui a confié, répliquait-il avec un sérieux tout empreint de dignité. Lorsque Césarin aura fini, oh ! alors, bien ! il se rincera la dalle un peu chouettement, j'te prie de l'croire. Tout à ton service, alors ! Tu n'as qu'à m'attendre là, et c'est moi qui régalerai».

Il poussait même parfois le rigorisme si loin qu'ayant, un jour de juin, été chargé d'un message pour un commerçant véreux, ancien failli, devenu prêteur à la petite semaine, comme celui-ci lui demandait s'il ne prendrait pas bien un verre de vin pour se rafraîchir : «Ça ne se refuse jamais, n'est-ce pas donc, Césarin ? - Ici, on vole : je n'bois pas !» riposta notre homme en tournant les talons.

«Faut bin rire !» était, avec «Ivrogne, mais honnête !», sa locution la plus habituelle, une sorte dépiphonème qu'il lançait, comme un point d'orgue, à la fin de chaque période de ses clabaudages et diatribes.

Sans doute parce qu'il s'était ingénié et était parvenu à jouer du flageolet avec son nez, Césarin avait certaines prétentions en musique et se croyait un connaisseur. Je le vois encore, un dimanche de Pâques, à l'église Saint-Étienne, écoutant le chant des orgues, et battant la mesure de la tête et du pied, en donnant par instants des marques d'approbation ou d'improbation.

Mais où Césarin apparaissait avec tous ses avantages, dans toute sa splendeur, c'était aux fêtes de mariage, quand, sous prétexte d'ouvrir les portières et de tendre la serviette destinée à protéger du contact des roues les robes des invitées, il avait réussi à se faufiler à la suite de la domesticité et attraper sa part du festin. Quelle franche lippée, ces jours-là, quelle formidable beuverie !

C'est au sortir d'une de ces bombances que ce disciple de Panurge, - disciple tout à fait inconscient et qui bien certainement n'avait jamais ouï parler de son maître, - posté sur le petit pont, à l'angle de la caserne, admonestait en ces termes les soldats de la garnison :

«Voyez-vous, mes enfants, moi, dans ma vie, j'en ai bu d'toutes les broches, du blanc et du rouge, du bon et du mauvais... Mais n'y a personne à Bar qu'en ait bu autant qu'moi... autant qu'Césarin !... Personne !!... V'là c'que vous pourrez affirmer sans crainte partout, mes enfants, quand vous rentrerez dans vos foyers !...»

Autre mot typique de lui, vrai mot d'ivrogne impénitent, indécrottable.

Un jour que, profitant sans doute encore d'un repas de noce, il avait trop ingurgité d'un certain vieux vin de pineau et se trouvait incommodé tout en hoquetant, le front appuyé contre un mur, à un coin de rue :

«Ce sacré pineau d'la comète ! grommelait-il. Mais c'est que... que... il est encore bon en repassant !...»

Des mots de lui, d'amusantes ou impertinentes et cinglantes reparties, c'est par milliers qu'on en pourrait citer.

«Vous dites que j'suis soûl, m'sieu Colignard ? C'est bin possible ! Mais Césarin n'est pas comme vous, lui ; il aime mieux être soûl qu'd'être bête : ça dure moins longtemps».

«Soyez tranquille, m'sieu X..., on peut n'pas être réélu député, mais on est toujours certain de rester... mari trompé ! V'là l'avantage !» C'est à peu près en ces termes qu'il apostrophait, au lendemain d'une élection, un ex-représentant du peuple, célèbre par ses mésaventures conjugales.

Trois archiprêtres s'étaient succédé, dans l'espace de quinze ou vingt ans, à l'église Notre-Dame, MM. les abbés Barry, Gallet et Tripied. Voici de quelle façon Césarin résumait son opinion sur ces ministres du Seigneur : «La galette ne valait pas le baril ; mais la tripe vaut encore mieux que la galette

Ce qui ne l'empêchait pas d'ajouter que s'il absorbait autant de canons, c'était pour arriver plus vite à la canonisation.

Un matin, vers les dix heures, le secrétaire de la mairie, M. Michaux, l'envoie querir pour je ne sais quelle affaire de police municipale. Maître Césarin, qui avait un culte tout particulier pour l'eau-de-vie de marc du pays, avait déjà lampé une demi-douzaine de petits verres ou godots de l'odorant liquide et exhalait un fumet aussi capiteux que désagréable.

«Pfff !! Oh ! n'approchez pas si près, Césarin ! s'écrie M. Michaux, en se bouchant les narines. Oh ! le bouc ! Pfff !! Vous sentez !... - Non, m'sieu Michaux. - Comment, non ? Je vous dis que si, moi ! Pfff !:!
- ... mande bien pardon, m'sieu Michaux. J'pue, c'est possible ; mais c'est vous qui sent

D'autres fois, faisant allusion précisément à cette quantité de godots d'eau-de-vie de marc qu'il absorbait :

«Césarin mourra d'la goutte, lui, tout comme les feignants, les vieux richards... Autant c'te maladie-là qu'une autre, pas vrai ? Faut bin rire !»

Et ses farces, les scies imaginées par lui pour faire pièce aux gens qu'il avait pris en grippe, les vexations et persécutions obstinément et sans relâche déployées contre eux !

Vers le milieu de la rue des Tanneurs habitait une dame veuve, Mme Brichon des Audrays, dont la maison avait une sortie par derrière, sur la rue des Pressoirs, et se terminait par une vaste remise ou foulerie. Cette foulerie se trouvait construite en dehors de l'alignement des immeubles voisins et faisait, sur cette rue des pressoirs, une saillie énorme, de deux ou trois mètres pour le moins. Il en résultait que la rue, en cet endroit, se resserrait tout à coup, devenait soudainement et étrangement étroite, ce qui gênait beaucoup la circulation.

Une autre gêne, plus sensible encore pour les habitants d'alentour, provenait des dépôts variés, mais non dépourvus d'émanations, qui s'effectuaient jour et nuit dans les angles de cette bâtisse.

Tout le quartier pestait contre la remise de Mme Brichon des Audrays et ne cessait de réclamer au nom de l'hygiène, aussi bien que de la morale, la suppression de cette honteuse et permanente sentine.

La municipalité s'émut à la longue et prit un arrêté déclarant que toute construction «dépassant l'alignement» ne pourrait à l'avenir être l'objet d'aucune réfection ni réparation, et devrait être jetée bas dès que son mauvais état compromettrait la sécurité des passants.

A dater de ce moment, chaque fois que Césarin s'arrêtait à une des encoignures de la remise Brichon, c'est-à-dire à peu près tous les jours et souvent plutôt trois fois qu'une, il ne manquait jamais d'allonger quelques vigoureux coups de talon contre cette muraille et d'en faire choir crépi ou moellons.

Il gardait, de vieille date, une dent contre Mme Brichon des Audrays, qui avait l'impardonnable tort, ainsi qu'elle l'en avait averti en une imposante circonstance, de ne pas aimer les ivrognes et de ne vouloir jamais rien leur donner. «Grand merci !» lui avait-il répondu avec un beau salut, mais en se promettant bien, dans le fond de son âme, de lui revaloir cela d'une autre façon.

Elle finit par s'apercevoir du dégât et en découvrir l'auteur.

«Pourquoi donc, Césarin, vous permettez-vous de dégrader ce mur ? lui dit-elle, un soir qu'elle s'était embusquée derrière la porte de sa foulerie. Ne niez pas, ce n'est pas la peine ! Je vous ai vu.
- Mais je n'nie pas, m'ame Brichon, je n'en ai nullement l'envie. Oui, c'est moi...
- Et qui donc vous a chargé de...
- Écoutez, m'ame Brichon, tout l'monde se plaint d'vot' foulerie ; elle est pour tout l'monde une cause d'inconvénients, d'désagréments, d'infection... - Ces inconvénients, c'est vous et vos pareils qui les occasionnez, interrompit la propriétaire. Si vous ne veniez pas salir ce coin...
- Tout l'monde la maudit, vot'foulerie, tout l'monde aspire à la voir disparaître, continua Césarin sans s'occuper de l'objection. Demandez un peu à vos vis-à-vis, à Mme Garaudel, au père Vautrin, l'grand Kiki Vautrin ! Interrogez Mme Hussenot, les Parmentier, les Chevillon, les Finoël, les Joffroy, les Hutin, Varnerot l'tourneur, Lacaille le serrurier, l'père Gérard le cafetier, l'pauv'chien, comme on l'appelle ; faites une enquête dans toute vot'rue...
- Mais cela ne vous regarde pas, Césarin ! De quoi vous mêlez-vous ?
- ... Et vous verrez un peu si j'dis vrai ! C'est une peste pour tout l'monde que vot' foulerie. Eh bin, je n'peux pas contenter tout l'monde et pis vous encore par dessus l'marché, m'ame Brichon ! Non, pas moyen ! pas mèche !
- C'est un peu fort ! Est-ce que vous êtes chargé de prendre la défense..
- Impossible ! Faut choisir ! Eh bin, entre tout l'monde et vous, mon choix est fait ! Car c'est tout l'monde, vous entendez, tout l'monde...
- Mais qui donc encore une fois vous a prié... A-t-on jamais vu ?
- N'en faut p'us d' vot' foulerie ! On n'en veut p'us ! Faut la raser, faut l'aligner, m'ame Brichon ! Et vivement, p'us vite que ça ! Un d'ces quat' matins elle dégringolera sur le dos de queuqu'honnête citoyen comme moi... Vous serez cause d'un malheur, d'eune catastrophe ! Faut en finir, m'ame Brichon !»

C'est effectivement à ce parti que dut se résigner et sans plus tarder Mme Brichon des Audrays.

«Des murs si solides, qui ne demandaient qu'à rester debout, qui auraient résisté des siècles et des siècles ! soupirait la vénérable dame, tandis que les maçons manoeuvraient leurs pioches. Ah ! le maudit Césarin !»

Pendant longtemps, - tout le temps de son séjour à Bar, - M. Hennocque, substitut du procureur impérial, fut, lui aussi, une des «têtes de Turc» de cet insolent roi du pavé et souverain du ruisseau.

Un jour qu'il pleuvait, Césarin rencontre M. Hennocque au moment où ce magistrat descendait l'escalier du tribunal et ouvrait un superbe parapluie de soie violette à manche garni d'ivoire.

«Oh ! l'beau parapluie qu'a m'sieu Hennocque ! Oh ! l'beau parapluie !!! Mais voyez donc l'beau parapluie qu'tient m'sieur Hennocque ! Oh ! l'beau parapluie !!! Non, parole d'honneur, j'nai jamais vu un aussi chouette parapluie ! Mais regardez donc ! Admirez donc !» Etc...

Il avait emboîté le pas au substitut et lui serinait cette ritournelle tout le long des rues, conviant les passants à s'arrêter, à faire chorus avec lui. A deux ou trois reprises, M. Hennocque se retourna et invita Césarin à le laisser tranquille.

«J'vous parle pas, moi, m'sieu ! C'est à moi que j'cause. Oh ! l'beau parapluie !!! L'beau parapluie !!!

Une autre fois que le même magistrat sortait de chez le chapelier Jolion, avec un couvre-chef tout battant neuf, c'était la gamme inverse :

«Un vilain chapeau qu'vous avez là, m'sieu Hennocque, un bien vilain chapeau ! Ça n'vous durera pas lontemps, allez ! D'ailleurs, pour avoir du beau et du bon, faut y mettre le prix, et tout l'monde sait qu'vous êtes trop regardant, vous, trop liardeur. Bin sûr qu'ça n'vous a pas coûté cher, c'casque-là ! Vous n'avez pas dû l'payer p'us d' trente-cinq sous, j'gage ? Et encore !... Hein, j'ai deviné ?... Trente-cinq sous au plus ? Ça explique pourquoi on vous flanque de la camelotte. Pardi ! c'est clair ! à c'compte-là ! Oh ! il n'est vraiment pas chic, vot' chapeau ! Fichtre non ! Pour un homme bien, un homme comme i' faut, un ma-gis-trat, vrai ! c'est pas faire honneur... Oh ! là ! là ! Regardez donc l'affreux chapeau qu'a m'sieu Hennocque ! N'est-ce pas qu'ça n'lui va pas, qu'ça lui fait une sale tête ? Hein ? J'nen voudrais pas, moi ! Césarin lui-même n'voudrait pas être coiffé comme ça ! Il aurait honte !!...»

Sans s'émouvoir des injonctions et menaces du malheureux substitut, Césarin continuait son boniment et ne lâchait pas son homme. Il appelait ça lui faire un pas de conduite.

Le cynique garnement ne craignait pas, comme on le voit, de s'attaquer aux puissants de la terre ; - c'était même à eux qu'il s'en prenait le plus volontiers, - et le préfet Boriquet figure aussi sur la liste de ses victimes.

Chaque fois que Césarin, en compagnie de quelque malandrin de son espèce, venait à rencontrer ce fonctionnaire, il ne manquait jamais, en passant, de crier à son acolyte : «Tais-toi donc, tiens ! T'es encore p'us bête que l'préfet».

Si probe et scrupuleux qu'il fût, Césarin s'arrangeait chaque année pour faire trois ou quatre mois de prison. Les vendanges terminées, le vin rentré, vers la fin d'octobre ou la mi-novembre, on entendait le pauvre hère grommeler, tout en se traînant le long des boutiques : «Vlà le froid qu'arrive ! Césarin, m'n ami, faut aller à ta maison d'campagne ! Il est temps, mon vieux !»

Cette maison de campagne, toute différente de celle des citadins cossus, bonne à habiter seulement pendant l'hiver, était un vaste bâtiment aux fenêtres grillées et entouré de hautes et épaisses murailles, situé au sommet de la ville, à l'extrémité de la place Saint-Pierre.

Et, quelques jours plus tard, inculpé soit de tapage injurieux ou nocturne, soit d'ivresse publique, soit d'outrages envers l'empereur ou la République ou les représentants et dépositaires de l'autorité, et condamné en conséquence, mon Césarin, flanqué de deux gendarmes et escorté d'une troupe de gamins qui l'acclamaient, gravissait tout guilleret la côte Gilles-de-Trèves et la susdite place, et s'engouffrait derrière la lourde porte à guichet de sa «maison de campagne».

Il y était, du reste, parfaitement traité, et on avait pour lui tous les égards dus à sa haute renommée. M. Richard, le gardien-chef, l'employait invariablement comme aide-marmiton : c'était lui qui épluchait les légumes, récurait et astiquait les casseroles, lavait ou balayait les dalles de la cuisine et des corridors adjacents, etc. Il était là bien au chaud, bien nourri, bien tranquille, et avait encore la ressource d'agripper presque à chaque repas quelques fonds de bouteille, qui lui permettaient de ne pas oublier tout à fait le goût du vin.

Là encore sa réputation de probité l'avait suivi et servi, et ce n'est qu'après avoir mis son prisonnier à l'épreuve que M. Richard lui avait octroyé sa confiance.

Un jour, en balayant un escalier, Césarin découvrit une pièce de vingt sous, posée là tout exprès, - comme le rusé gaillard ne manqua pas d'en faire en lui-même la remarque, - tout exprès pour tenter sa convoitise. Il ramassa la pièce, et quand le gardien-chef vint à passer, la lui présenta.

«Voici c'que j'ai trouvé au bas des marches, m'sieu Richard. J'vous la rends pour cette fois, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, mais faudrait pas r'commencer !»

Voir juger Césarin était un spectacle des plus curieux, la plus désopilante comédie qu'on pût rêver. Le drôle avait la langue fort bien pendue, ainsi qu'on a déjà dû s'en apercevoir, et donnait admirablement la réplique au président.

Je me souviens d'avoir assisté à l'une de ces représentations. J'étais externe au lycée et j'avais pour condisciples deux fils d'avoués, Ferdinand Bonne et Paul S..., qui ne manquaient pas de nous avertir lorsqu'une affaire Césarin était inscrite au rôle. Un matin, en sortant de classe, je me laissai guider par mon ami Bonne et nous pénétrâmes dans la salle du tribunal. A force de jouer des coudes, nous réussîmes à fendre la foule et à nous hisser sur l'un des bancs de chêne adossés aux murs. La cause appelée, voici, aussi fidèlement que ma mémoire me le permet, le dialogue qui s'engagea entre le débonnaire président du tribunal, l'excellent M. d'Hervincourt, et l'illustre Césarin :

«Comment, Césarin ! c'est encore vous ?
- Encore ! Oh ! m'sieu d'Hervincourt, c'est un mot de r'proche ! Je n'me plains pas d'vous voir, moi, j'vous assure...
- Eh bien ! nous nous en plaignons, nous, Césarin, nous nous en fatiguons ! C'est honteux ! Voilà la trente et unième fois que vous comparaissez devant la justice !
- Trente et un hivers passés au chaud ! Tant qu'ça !... Je n'croyais pas...
- Votre première condamnation remonte à 1835... Tapage et injures, déjà !
- Oui, c'était du temps du père Boudart, un vieux président à cheveux blancs, qu'avait une loupe sur'l'front. Vous n'l'avez pas connu, vous, m'sieu d'Hervincourt ?
- Taisez-vous, Césarin ! Puis encore tapage, 1839, 1840, 1841... Bris de clôture, 1843...
- Ah ! je m'souviens !... Un malheureux coup d' coude dans un carreau ! V'là-t-i pas une affaire !
- ... 1844, mendicité ; 1845, mendicité encore...
- Mais jamais pour vol, m'sieu d'Hervincourt ! Césarin n'a jamais fait d'tort à qui qu'ce soit ! Demandez un peu à ...
- Outrages et voies de fait, 1846...
- Ça, c'était du temps de m'sieu Mathelin... Pas commode tous les jours, le président Mathelin ! On lui a fendu l'oreille en 48, et il est allé planter ses choux...
- Assez, n'est-ce pas, Césarin ? En 1854 vous êtes condamné à trois mois de prison pour mendicité et vagabondage par le tribunal de Vitry-le-François.
- Ah ! vous vous en rappelez, m'sieu d'Hervincourt ?... C'était vous-même qui présidiez ! Vous étiez à Vitry à c't'époque. Comme il y a longtemps qu'nous nous connaissons tout d'même, m'sieu d'Hervincourt ! Hein, ça n'nous rajeunit pas ?... On vous regrette bien, allez, là-bas, à Vitry...
- Qui donc me regrette ?
- Mais tous les bons zigs comme moi. Moi, j'préfère vous avoir ici, vous comprenez... Et puis la prison d'Vitry n'vaut pas celle de Bar : elle est située en plein nord...
- Silence ! Vous ne vous corrigerez donc jamais, Césarin ? Vous retomberez donc toujours et toujours dans les mêmes délits, vos péchés d'habitude, tapage, violences, vagabondage...
- Qu'voulez-vous, mon président !... Faut bin rire !...
- Ah ! vous appelez cela rire ? Vous savez de quoi il s'agit aujourd'hui ? Du scandale que vous avez causé, lundi dernier, dans la rue Entre-Deux-Ponts...
- Scandale ? Ah ! misère !... S'il n'y avait pas tant d'badauds...»

En ce moment, Césarin apercevant un des assesseurs, le petit père Brillon, tirer sa tabatière et humer une prise, s'avise soudain de rompre les chiens.

«O m'sieu Brillon ! j'prendrais si volontiers une prise, moi aussi ! Dites donc, gendarme, m'n ami, allez donc m'chercher la tabatière.
- Veuillez répondre à mes questions, Césarin, clame M. d'Hervincourt, et ne pas vous occuper de ce que fait le tribunal. Ça ne vous regarde pas.
- Mais, mon président, j'connais m'sieu Brillon tout comme vous... C'est la bonté même, le meilleur des hommes... I n'se formalise pas, allez !
- Silence, Césarin, assez ! Revenons à la scène déplorable qui s'est passée lundi...»

Était-ce le petit père Brillon qui s'était laissé attendrir, ou quelque loustic de l'assistance qui trouvait l'occasion de se divertir ? Tant il y a que de main en main une tabatière arriva jusqu'à Césarin. Ce fut son voisin, «son ami» le gendarme, qui la lui présenta.

«Ah ! m'sieu Brillon, qu'vous êtes donc gentil ! Merci bien ! Attchi !... Attchi !!... Attchi !!!...
- Quant vous y serez, je continuerai, Césarin. Quel supplice que d'interroger ce...
- Voilà, m'sieu d'Hervincourt, voilà ! Tout à vos ordres !... Ah ! ça va mieux ! Ça m'a ravigoté l'cerveau. Merci encore, m'sieu Brillon !
- Lundi dernier donc, la très honorable épouse de M. le préfet, du premier fonctionnaire du département, revenait de faire visite à l'épouse de M. le receveur des finances, et suivait le trottoir d'Entre-Deux-Ponts, quand vous vous êtes approché d'elle et, avec la plus choquante persistance, l'avez invitée à prendre votre bras...
- Eh bin, mon président, où est l'mal ? Ça m'chiffonnait d'voir m'ame la préfète, une dame si distinguée, s'promener toute seule, et alors, par pure politesse, en vrai chevalier français...»

A cet endroit, des rires éclatent dans la salle. Césarin se retourne, et, s'adressant à l'assistance :
«Vous avez beau rire bêtement comme ça, j'dis la vérité...
- Césarin, tournez-vous vers le tribunal ! Vous ne devez pas parler au public...
- Mais i n'doivent pas rire, eusse ! Nous n'sommes pas ici pour nous amuser, n'est-ce pas, mon président ? Mais t'nez, r'gardez-moi donc là-bas c'grand nigaudinos, qui ouvre une gueule comme un four, et écoutez-le ricaner, c't'imbécile-là... Ne dirait-on pas un âne qui brait ?... Hi, han ! Hi, han ! Hi, han !
- Césarin ! encore une fois !... Ayez donc au moins le respect !... Retournez-vous, voyons ! Retournez-vous, vous dis-je !
- Voilà ! Présent ! Nous y sommes, m'sieu d'Hervincourt. Mais où en étions-nous donc restés ? Ces *malabres*-là m'ont fait perdre l'fil... Ah oui !... Par galanterie française, j'propose à m'ame la préfète de l'accompagner jusqu'à sa porte... Elle ne m'répond pas... Était-ce poli, ça ?... Je r'nouvelle ma demande...
- Oui, et avec acharnement ! Vous vous attachez aux pas de cette pauvre dame, qui ne sait comment se dérober à vos obsessions... Les passants s'amassent, les négociants du quartier et leurs commis sortent des magasins... Enfin apparaît l'agent de police Simmonot...
- En v'là un qui n'vaut pas cher ! Ah ! l'sale oiseau !...
- Il vous enjoint de circuler...
- Mais d'quoi qu'i se mêlait, c'vilain merle, j'vous demande un peu !...
- ... Vous le repoussez...
- Pardon, c'est lui qu'a commencé par porter la main sur moi, m'sieu d'Hervincourt !
- Pour vous retenir et dégager Mme la préfète. Et vous le traitez de propre à rien, de feignant, canaille, crapule... tous les mots de votre joli vocabulaire !
- J'avais p't-êt' bu un p'tit coup d'trop, c'jour-là... c'est possible, mon président !
- C'est même certain : vous étiez ivre à ne pas vous tenir debout».

Et le tribunal ayant octroyé à Césarin quatre mois de prison :
«Qua' mois ! C'est justement la quantité que j'désirais, m'sieu d'Hervincourt ! V's êtes bin aimable ! Merci bin ! A la prochaine, m'sieu d'Hervincourt, et à charge de revanche ! Vive l'empereur !!!»

Césarin, qui, à l'exemple d'un autre joyeux luron et intrépide buveur,

... Vescut sans nul pensement,
Se laissant aller doucement,
A la bonne loy naturelle,

est mort l'an passé à l'hôpital de Bar-le-Duc, et, d'après certains on-dit, cette mort serait due moins à l'âge et aux infirmités qu'à une atteinte portée à ce vieux renom de probité dont il était si fier.

Comme bon nombre de besogneux et claque-dents, Césarin avait ses bienfaiteurs attitrés, chez qui il se présentait à jours fixes. C'est ainsi que chaque jeudi matin il n'avait qu'à sonner à la porte de Mme veuve... - appelons-la Mme Lefèvre - pour recevoir soit un quignon de pain et quelques rogatons, soit une pièce de deux sous.

Un jeudi de novembre, voyant la porte grande ouverte, il jugea inutile de tirer le pied de biche de la sonnette et s'avança lentement, en frappant sur les dalles avec son bâton, pour annoncer sa présence, jusqu'à l'extrémité du corridor, au seuil de la cuisine.

C'est à cette place que Mme Lefèvre, après une courte absence faite dans le voisinage, le trouva. II attendait patiemment et placidement qu'elle voulût bien se montrer. Elle fouilla dans sa poche et lui donna ses deux sous habituels.

«En vous r'merciant mille et mille fois, m'ame Lefèvre. A jeudi ! Vot'serviteur !
- Oui, à jeudi. Au revoir, Césarin. Tirez la porte, n'est-ce pas, en vous en allant ?
-N'manquerai pas ! Bien l'bonjour, m'ame Lefèvre !»

Quelques heures plus tard, en ouvrant la grande armoire qui occupait tout un panneau de sa cuisine, et où elle serrait à la fois son linge, ses robes et une partie de ses provisions, Mme Lefèvre s'aperçut que sa bourse - une antique petite pochette de cuir, en forme de blague à tabac, qu'elle avait toujours soin de glisser sous une pile de draps - avait disparu. Voilà la brave dame aux cents coups ! Elle se précipite hors de chez elle, tombe chez ses voisins et leur conte la chose.

«Il n'y a que Césarin qui soit entré chez vous. Nous n'avons vu que lui...
- Et je l'ai surpris dans ma cuisine !... Ce ne peut être que lui... Pour sûr, c'est lui !...»

Et, vite, de courir chez M. le commissaire et de déposer une plainte contre le vieux loqueteux.

Précisément, ce jour-là Césarin avait eu la bonne aubaine de rencontrer un commis-voyageur qui l'avait chargé de différentes courses, entre autres du transport de ses bagages à la gare, et lui avait généreusement alloué pour sa peine trois pièces de vingt sous. Ces trois francs, Césarin s'était naturellement empressé de les verser à ce qu'il nommait ironiquement et de si bon coeur ses caisses d'épargne, c'est-à-dire dans les auberges et débits de vin échelonnés le long du faubourg de Marbot, et, le soir venu, il zigzaguait, chamboulait et vociférait mieux que jamais à travers les rues. Un agent de police, peut-être ce même Simonnot, le susdit vilain merle avec qui il avait eu tant et tant de fois maille à partir, le ramassa auprès d'une trappe de cave, qu'il s'obstinait à prendre pour son lit, et le traîna cahin-caha au violon.

Le lendemain, redevenu maître de lui, calme et dispos, Césarin recevait avis des soupçons qui pesaient sur lui, de l'infamante accusation portée par Mme Lefèvre. Il protesta, jura ses grands dieux qu'il y avait erreur, qu'il était innocent, cria, s'emporta, se débattit comme un diable. M. le commissaire, devant les déclarations des détaillants de Marbot, qui - indice grave - avaient vu entre les mains de Césarin plusieurs pièces blanches, avertit le procureur de la République et fit prendre au pauvre vieux le chemin qu'il connaissait si bien, le chemin de la prison de la Ville-Haute.

Mais, cette fois, les gamins avaient beau le saluer de leurs plus joyeux vivats, lui emboîter le pas et l'apostropher et le provoquer de maintes façons : «Hé, Césarin !... Où vas-tu donc, Césarin ?... Tu trouves donc qu'il commence à faire froid ?» etc. - aucune riposte ne sortait de sa bouche ; il avait rabattu sa casquette sur son front, et,

L'oeil morne maintenant et la bête baissée,

il marchait tout honteux entre les deux gendarmes, les mains sous sa blouse, - COMME UN VOLEUR !

De prime abord, M. Richard, le gardien-chef, ne le reconnut pas. Il essaya de le réconforter, de lui remonter le moral.

«Voyons, Césarin, ne te désole pas. Si tu es innocent, comme tu l'affirmes, on te relâchera... C'est l'affaire de quelques jours, le temps de retrouver ce voyageur qui t'a donné ces trois francs... Allons, courage, mon vieux, secoue-toi, reprends ta bonne mine et ta bonne humeur !... «Faut bin rire !» comme tu dis. Tu as donc oublié ta devise ?»

Césarin se borna à hocher mélancoliquement la tête.

«Que diantre ! Ce n'est cependant pas la première fois que tu viens en pension chez moi !»
- C'est vrai, m'sieu Richard... oui... Mais les aut'fois... les aut'fois, voyez-vous, c'était pas la même chose !

- C'était cependant au début de l'hiver, aux premières gelées, juste à cette époque répondit facétieusement le gardien-chef.
- C'était pas la même chose», murmura de nouveau Césarin, toujours sombre, soucieux, plein de confusion, accablé.

Le surlendemain, il fallut le transporter à l'infirmerie ; il avait la fièvre et ne pouvait plus se tenir debout ; en outre, il était fortement oppressé, toussait, suffoquait : on craignait une pneumonie.

Sur ces entrefaites, Mme Lefèvre, en rangeant des pots de confiture dans sa grande armoire, retrouva la blague du cuir qui lui servait de bourse. Poussée trop loin sous la pile de draps, la pochette avait glissé dans un interstice, entre la tablette et le fond, et était tombée sur le rayon inférieur, derrière des bocaux de conserves et des fioles de cassis et de fignolette.

Désolée de sa déplorable erreur, Mme Lefèvre se hâta de prévenir la justice et de retirer sa plainte, s'offrant d'ailleurs à réparer de son mieux le tort qu'elle avait pu causer au malheureux Césarin.

Quand le commissaire de police et le gardien-chef pénétrèrent dans la salle où gisait le malade et lui firent part de la nouvelle, deux larmes lui montèrent aux yeux et roulèrent le long de ses joues hâves et flétries.

«J'savais bin... J'vous l'avais bin dit !...» bégaya-t-il.

Et il ajouta, toujours d'une voix entre-coupée :

«M'sieu Richard, excusez-moi... Vous avez toujours été gentil pour Césarin... J'vous en remercie... mais... c'n'est pas pour vous fâcher... j'voudrais... j'voudrais bin m'en aller, p'isque je n'suis pas coupable...
- Tu attendras bien au moins que tu sois rétabli, - ou que le printemps soit revenu !
- J'aimerais mieux... faut pas m'en vouloir, m'sieu Richard !... mais... p'isque... p'isque j'n'ai rien fait d'mal... j'aimerais mieux... j'aimerais mieux... être soigné à l'hospice».

On profita d'une amélioration survenue quelque temps après dans l'état de Césarin pour le transporter, selon son désir, à l'hôpital de la ville.

A la première visite que lui fit le médecin en chef, le docteur Michel, un brave coeur et un bon vivant, pas fier, qui lui avait souventefois glissé la pièce en rue et lancé quelque gai brocard :

«Ah ! m'sieu Michel, soupira-t-il, ça n'va pas... Non... j'crois bin que j'suis fichu...
- Que me chantes-tu là !
- Je n'chante pas, m'sieu Michel. J'vous dis que j'suis fumé.
- Mais non, mon vieux Césarin, mais non ! Tu te mets martel en tête... Qui est-ce qui m'a bâti un poltron comme ça ? Veux-tu bien me chasser ces sornettes-là, et tout de suite ! Je te dis, moi - et je m'y entends mieux que toi, nom d'un petit bonhomme ! - je te dis qu'avant quinze jours tu seras sur pattes, et qu'on te reverra prendre la goutte à tous les coins de rues..
- C'serait trop d'honneur !
- ... faire le moulinet avec ta canne sur la place Reggio ou dans la Rochelle, et nous jouer devant toutes les portes des airs sur ton flageolet.
- Ah ! m'sieu Michel, j'voudrais bin vous croire, mais... j'ai beau essayer ! - J'ai idée, voyez-vous, qu'je n'sortirai d'ici qu'pour aller à Sainte-Marguerite».

Le pauvre Césarin ne se trompait pas. Après avoir traîné et résisté deux ou trois semaines, il succomba, et sa dépouille repose aujourd'hui dans l'agreste cimetière - ou cimetier - consacré à Sainte-Marguerite, et qui s'étale au bas du coteau boisé de Maëstricht.

Toujours soucieux de rendre hommage aux gloires locales quelles qu'elles soient, les journaux de la ville et du département, ceux même des départements limitrophes, ne manquèrent pas d'annoncer cette mort à leurs lecteurs et de publier des notices biographiques détaillées et de longs articles critiques et humoristiques sur le fameux, l'inoubliable Césarin. L'un d'eux, un périodique illustré, le Bar-Bar, alla même jusqu'à invoquer Phébus et enfourcher Pégase, en l'honnneur

De cet homme,
Qui, de notre cité,
Fut, en somme,
Une célébrité.

Mais la plus éloquente et la plus touchante de ces oraisons funèbres, ce fut -le croirait-on ? - l'agent de police Simonnot, l'implacable ennemi et la bête noire de Césarin, qui la prononça.

Simonnot avait beau se répéter que dorénavant les populations confiées à sa garde pourraient vaquer à leurs affaires sans crainte d'être blasonnées et tympanisées, dormir leur suffisance sans avoir à redouter les sons du flageolet ou quelque bachique tintamarre, - Césarin lui manquait. Involontairement, en faisant ses tournées dans la ville, il le cherchait d'un oeil attendri, il le revoyait... Pur mirage, cruelle désillusion !

«Et dire, s'exclamait-il dans sa péroraison, dire que cet insatiable et incorrigible délinquant, - ce pauvre Césarin ! - qui avait été cinquante-deux fois en prison, et toujours sans rechigner, de si bon coeur ! est mort de chagrin pour y être allé une cinquante-troisième !...»


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