BLÉMONT, Léon Petitdidier pseud. Émile (1839-1927) : Vive-la-Mort (1901).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.VI.2010)
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) des numéros 9-10-11 (septembre à novemnre 1901) de la Revue Le Penseur, 1ère année.
 
Vive-la-Mort
par
Émile Blémont

~ * ~

I

Vers le commencement de juillet 1870, après une journée de soleil sans nuages, la petite ville picarde de Verval-sur-Orle, si calme et si riante, s’ouvrait à l’air tiède du crépuscule, où déjà flottait une caressante fraîcheur. Et, tandis que les flammes du couchant s’éteignaient en lentes dégradations de lumière, en vastes nappes orangées, en glacis d’un vert tendre et limpide, en fines ombres violettes, la lune montait à l’orient dans l’éther pur, baignant d’une sereine blancheur les coteaux boisés, les champs de blé et de seigle, les prairies, les jardins, les maisons à demi cachées dans le feuillage. Des souffles apportaient de la forêt prochaine l’odeur des troènes fleuris, et, sur l’eau vive miroitant parmi les branches, faisaient bruire les saules nains et les hauts peupliers, jusqu’aux rampes du pont de pierre qui, là-bas, s’arquait, massif et brun, entre les deux rives, un peu en aval du confluent de l’Orle et de la Sorelle.

Tout, dans cette bourgade champêtre, respirait la paix, l’harmonie, la confiance, la fécondité. Le ciel semblait se mêler à la terre dans une intimité mystérieuse ; et l’âme épanouie de ce pays généreux palpitait avec douceur sous l’immense et léger dôme d’azur.

Mais la sérénité de cet admirable soir ne semblait pas avoir la moindre influence sur François Rouillon, qui, seul, préoccupé, insensible à l’arome des lys, indifférent au charme de l’obscurité transparente et de la lumière lactée, allait et venait silencieusement, entre les plates-bandes et sous les tilleuls de son jardin, sans pouvoir apaiser la fièvre qui le brûlait. C’était un homme de moyenne taille, qui pouvait avoir de trente-cinq à quarante ans, bien bâti, robuste, la poitrine ample, les épaules carrées, le cou gros et court, la tête ronde comme un boulet, les traits énergiques, l’air intelligent mais dur, le front large mais bas, avec des yeux de braise ardente sous un fouillis de sourcils épais et de cheveux d’un brun roux qui bouclaient naturellement.

Il avait dîné à la hâte, s’était rasé soigneusement, avait changé de vêtements en prêtant une attention inaccoutumée à sa toilette ; puis, au moment de sortir, avait hésité, était descendu au jardin, et là, depuis un quart d’heure, marchait au hasard. Soit commencement de lassitude, soit redoublement d’anxiété, il s’arrêta près des vitrages de la petite serre, sous la verdure délicate des jasmins étoilés. Un moment il resta immobile. Il leva machinalement les yeux vers la lune, d’où tombait cette splendeur pâle qui éclairait le paysage comme une aube, ramena ses regards vers la terre, aperçut près de là un banc de bois, s’y assit et s’absorba dans ses pensées.

Mais voici que, tout d’un coup, derrière les espaliers et les haies, du côté de l’église, monta gaîment vers le ciel, en fusées claires, parmi les cris de joie et les éclats de rire, un choeur de fraîches voix enfantines chantant la vieille ronde du Moulin :

Meunier, tu dors !
Ton moulin, ton moulin, va trop vite.
Meunier, tu dors !
Ton moulin, ton moulin va trop fort.


- Parbleu ! fit notre homme en relevant la tête, ces enfants ont l’air de s’adresser à moi, quoique je ne sois meunier que par procuration. Ils ont raison. Je dors, je rêve, quand je devrais agir. Assez réfléchi ! Je ne vis plus. Me voilà le jouet d’une femme. Et le diable sait ce qu’il y a de terrible dans le bon petit coeur de la plus ingénue ! L’incertitude est intolérable. Dès ce soir, il me faut une réponse décisive. Quoi qu’il arrive, au moins serai-je fixé ! Si c’est non, j’en prendrai mon parti, et j’arracherai vite cette mauvaise herbe qui m’envahit tout entier. Mais bah ! j’aurai Lucile. Je les tiens tous. Allons.

II

Il regagna rapidement la maison, sortit, descendit la Grand’Rue vers la place de la Mairie, et, d’un pas sûr, entra dans la boutique située à gauche, au coin de la rue et de la place.

Au-dessus de la devanture, par le clair de lune, on pouvait lire cette enseigne ambitieuse :

MAGASIN DE NOUVEAUTÉS

et plus bas, ce nom :

CONSTANT FRAISIER

Pas de lumière dans la boutique ni dans l’arrière-boutique. Tout au fond, brûlait simplement une petite lampe de cuisine, et l’on distinguait à peine, derrière les mannequins à confections, les pièces d’étoffes rangées dans les casiers ou empilées sur le bout des comptoirs.

- Eh ! la patronne ! appela le visiteur d’une voix sonore et familière. La maison est-elle abandonnée ?

Une femme parut dans la pénombre.

- Ah ! c’est vous, monsieur Rouillon. Entrez donc par ici. Nous prenons le frais en plein air. Il fait si beau !

- Bonsoir, Madame Fraisier, dit Rouillon, la suivant. On pourrait dévaliser votre magasin sans danger.

Il pénétra, avec elle, dans une cour formant terrasse, d’où l’on dominait la campagne et d’où l’on pouvait descendre, par un escalier de quelques marches, au jardinet allongé jusqu’à la rivière.

Entre les vieux murs tapissés de lierre, de vigne vierge et de chèvrefeuille, par les dernières lueurs du jour, une jeune fille jouait au volant avec une fillette. En apercevant le nouveau venu, elles s’arrêtèrent.

- Continuez, je vous prie, mademoiselle Lucile ! dit-il à la plus grande. Ce jeu est charmant.

Et, soulevant la plus petite pour l’embrasser au front, il ajouta :

- Tu n’as pas peur de moi, n’est-ce pas, Linette ? Combien aviez-vous de points ? continua-t-il en s’avançant vers Lucile, qui, instinctivement, évitait son regard. Je vous ai interrompues. C’est moi qui ai fait tomber le volant. Reprenez où vous en étiez, sans décompter !

- Y pensez-vous, monsieur Rouillon, fit leur mère. Linette a déjà joué plus d’une heure. Elle est lasse, elle devient maladroite. D’ailleurs, au clair de lune, on n’y voit pas comme en plein jour ; et il est grand temps de se retirer.

- Fraisier est au café ?

- Il doit y être.

- J’ai à lui parler.

- Linette, va chercher ton père. Monsieur Rouillon, asseyez-vous ; il sera ici dans deux minutes.

Linette sortit en courant.

III

- Je les tiens ! disait Rouillon tout à l’heure.

Hélas ! oui, il tenait la famille Fraisier. C’était un fort habile homme que maître François Rouillon. A vingt-quatre ans, ayant perdu en quelques mois sa mère et son père, il était resté seul à la tête de la maison, une tannerie qui, bon an, mal an, rapportait simplement de quoi vivre. Il s’était mis à la besogne sans fainéantise et avait rapidement amélioré la situation. Sur quoi, attiré par une jolie figure et une jolie dot, il avait demandé en mariage la fille d’un commerçant parisien qui, chaque année, passait une partie de l’été à Verval, d’où la famille était originaire.

La demande ne fut pas agréée. Rouillon en eut un dépit furieux. Il jura qu’on ne l’y prendrait plus ; il se promit de rester célibataire jusqu’à sa dernière heure. Il raconta, du reste, que c’était lui qui n’avait pas voulu de la demoiselle, répandit les plus méchants bruits sur le compte de cette dédaigneuse héritière, et finit par lui rendre le séjour de Verval absolument impossible.

Alors, il se mit à courir les fêtes de campagne, buvant sec, jouant gros jeu, cueillant les amours faciles chez les filles mal gardées. A ce train-là, il négligea sa maison, fit des dettes.

A deux doigts de la ruine, il s’arrêta, trop égoïste et trop matois pour compromettre irréparablement son avenir. Et puis, cette existence de Lovelace campagnard commençait à l’ennuyer. Il se rangea, étonna les gens par son acharnement au travail, par son âpreté au gain, par ses progrès méthodiques et incessants. Il étendit considérablement ses relations, voyagea, vit Paris, observa les manoeuvres des adroits spéculateurs, suivit leur exemple avec une extrême prudence d’abord, et bientôt avec une hardiesse avisée. Il ne s’offrait pas une bonne opération dans le pays, qu’il ne la fît ou ne tentât de la faire. Pour presque rien, il acheta une brasserie toute neuve, superbement montée par un homme intelligent mais sans ordre, qui s’était trouvé vite au bout de son rouleau. Le moulin de la Sorelle tomba de semblable façon entre ses mains. Pour le moulin et la brasserie, comme pour la tannerie héréditaire, il sut dresser d’excellents contremaîtres ; et tout prospérait sous sa haute direction, sans lui donner grand souci.

N’ayant plus guère de plaisir à courir les aventures, il prit le parti de domestiquer l’amour. Despotique et sensuel, en guise de maîtresses il eut des servantes, une blonde cette année-ci, une brune cette année-là, congédiant sans tarder celle qui se montrait farouche et ne gardant celle qui s’apprivoisait que juste le temps de satisfaire sa fantaisie pour elle.

Un tel manège ne pouvait durer sans quelques inconvénients. Il y eut d’assez scabreuses histoires ; il y eut même un véritable scandale.

Une grande et belle fille aux sourcils noirs, Madeleine Cibre, devint enceinte à son service. Elle se crut des droits, prit des airs de femme légitime. Il la renvoya brutalement. Déshonorée, reniée, chassée comme une voleuse, elle retourna à pied dans son pays, un village des environs. Elle ne put aller jusque-là. Brisée de fatigue et de douleur, elle tomba sur le chemin, où elle faillit être écrasé par la voiture du percepteur, M. Dufriche, qui revenait chez lui, à la Villa des Roses, un peu au-dessus de Verval.

Le percepteur était un brave homme. Il la releva, la ramena, la recueillit par pitié dans sa maison. Elle y accoucha d’un enfant mort, et pensa mourir elle-même.

Les gens de Verval n’ont pas la moindre sentimentalité. Pourtant, son malheur la rendit sympathique à tous. Elle était bonne ouvrière, très courageuse, très probe. Mme Dufriche finit par lui donner chez elle un emploi régulier, et Rouillon fut quelque temps regardé comme un monstre. Il ne broncha pas. Aux gens assez hardis pour lui marquer leur désapprobation, il répondit :

- Avait-elle un certificat de chasteté quand je l’ai engagée ? L’enfant est-il nécessairement de moi ? Si elle a été avec l’un, elle a pu aller avec l’autre. Je ne me mêle pas de vos affaires et je vous conseille, dans votre intérêt, de ne pas vous mêler des miennes.

IV

Il avait eu d’autres raisons, qu’il ne disait pas, pour agir avec cette âpreté féroce.

Madeleine était devenue un obstacle à des projets nouvellement formés. Sans le vouloir ni le savoir, Lucile Fraisier avait fait le miracle de remuer jusqu’au fond du coeur cet intraitable égoïste.

En passant, en voisinant, par une pense insensible, il s’était laissé aller au charme pur et pénétrant de la délicate jeune fille, hier encore une enfant sans conséquence. Et maintenant, il l’aimait comme un fou, cette petite blonde de dix-neuf ans, si simple et si gracieuse, et qu’un rien parait admirablement, et que, chaque jour, à toute heure, il voyait là, gaie, sereine, familière, vaillante, répandant avec douceur autour d’elle un rayonnement d’espérance, un parfum de paradis.

Il ne se lassait pas de la regarder, assise près du comptoir, les paupières baissées sur son ouvrage. Relevait-elle les yeux, il pouvait à peine soutenir la clarté de ce regard jeune, qui le déconcertait, qui l’éblouissait, comme l’aurore éblouit une bête nocturne.

Dès qu’elle n’était plus là, il retrouvait, d’ailleurs, toute sa lucidité. A loisir, il avait préparé le filet où il devait prendre cette précieuse demoiselle.

Une profonde habileté n’était pas nécessaire. Constant Fraisier, beau parleur, joueur passionné, tempérament flâneur et sensuel, menait ses affaires d’une façon déplorable. Sa femme et sa fille faisaient merveille ; mais lui, ce panier percé, il avait toujours besoin d’argent. Rouillon vint à son aide, par hasard, en bon garçon, entre deux petits verres et deux carambolages. Il lui prêta d’abord quelques billets de cent francs ; puis, sans trop se faire prier, mais en prenant les meilleures garanties, quelques billets de mille francs. Bref, il avait actuellement entre ses mains les destinées de la famille.

Il pouvait, en un clin d’oeil, poursuivre, exécuter, ruiner son débiteur. Et sous le sentiment sérieux qui le rendait parfois si timide et si gauche, il éprouvait, à se sentir maître de la situation, un plaisir cruel de chat jouant avec la souris.

V

Le café n’était pas loin. Au bout de quelques minutes, Linette ramena son père.

- Vous avez à me parler, Rouillon ? dit Fraisier, visiblement inquiet.

- Rassurez-vous, mon ami ! fit rondement le visiteur. Je viens avec les meilleures intentions du monde.

Lucile se retirait, emmenant sa petite soeur par la main.

- Je vais coucher Linette, dit-elle à sa mère.

Elle salua Rouillon. Il eut le plus vif désir de la retenir. Ne valait-il pas mieux parler immédiatement devant elle, dissiper d’un coup toute incertitude, emporter l’affaire d’assaut ?

Mais, sous son regard limpide, il sentit un trouble étrange le paralyser ; il bégaya : « Mademoiselle... Mademoiselle !... », ne put ajouter une syllabe, et la laissa partir.

Il eut vite repris son aplomb ; et, pour sa revanche, sans préambule, sans ambages, d’une voix brève, avec autorité, en homme sûr de n’avoir à craindre aucune contradiction, il demanda à Fraisier la main de Lucile.

Malgré son air d’indifférence et sa disparition hâtive, Lucile ne s’était pas trompée sur le but de cette visite mystérieuse. En pareil cas, la fille la plus innocente devient très perspicace. Aussitôt sa soeur déshabillée et couchée, elle descendit l’escalier à tâtons, s’avança sur la pointe des pieds dans l’ombre, et, prête à fuir sur la moindre alerte, écouta.

- Je suis très honoré de votre demande, répondait son père à Rouillon, très honoré et très heureux, mon ami ! Si tout dépendait de moi, ce serait déjà conclu, vous n’en doutez pas. Mais je ne puis engager Lucile sans son aveu, je la préviendrai, je la consulterai. Il faut observer les formes. Les femmes y sont très sensibles.

- Eh bien ! consultez-la tout de suite.

- Quel amoureux vous faites ! Vous menez ça comme une charge de cavalerie.

- Je ne plaisante pas.

- Je l’espère bien. Mais voyons ! puis-je l’interroger-là, devant vous, ce soir même, brusquement, crûment, sans répit ni pudeur.

- Pourquoi différer ? Le temps n’est pas seulement de l’argent ; c’est aussi du bonheur. La vie est-elle si longue, qu’on doive en perdre la meilleure part à se morfondre dans l’attente ?

- Rouillon, ami Rouillon, un peu de mansuétude, un peu de patience ! N’allez pas plus vite que les violons. Écoutez, je connais Lucile. Il ne faut pas l’effaroucher. Ce que j’en dis, c’est pour votre bien.

- Soit ! fit Rouillon, réfléchissant que Fraisier avait grand intérêt au mariage, y aiderait de tout son pouvoir et serait pour lui un excellent avocat. Je me résigne. Quand reviendrai-je ?

- Dimanche, après déjeuner, si vous êtes libre.

- C’est convenu.

Rouillon se leva. Mais il semblait ne pouvoir s’en aller. Il parla d’une nouvelle entreprise qu’il avait en vue. Il se plaignit des bruits de guerre, si désastreux pour le commerce ! Il n’en finissait plus, faisant un pas pour s’en aller, s’arrêtant et renouant la conversation.

VI

Lucile était remontée, toute tremblante, près de Linette qui déjà dormait dans sa couchette blanche. Elle passa dans la chambre voisine et s’accouda, soucieuse, à la fenêtre ouverte sur la rue.

Bientôt elle tressaillit. Un pas ferme et sonore ébranlait le pavé. Dans la partie du chemin éclairée par la lune, un jeune homme s’avançait rapidement, le visage levé vers Lucile. Il l’avait aperçue de loin ; et elle reconnut vite cette allure franche, cette figure énergique et cordiale, cette fine moustache brune. Un nom lui vint sur les lèvres : André ! En même temps, une inspiration lui traversa l’esprit.

- Chut ! fit-elle, un doigt levé devant les lèvres, au moment où il arrivait sous la fenêtre et se disposait à lui adresser la parole.

Elle ajouta tout bas, penchée sur la barre d’appui :

- Attendez un peu, là, dans l’ombre !

Elle s’assura que son père et Rouillon causaient encore dans la cour, chercha sur l’étagère, y trouva un bout de papier, un crayon, et hâtivement écrivit ces mots :

« Dans une heure, sans qu’on vous voie, venez au jardin ; et attendez-nous près de la rivière, sous les charmilles. Ma mère et moi, nous vous y rejoindrons. C’est très grave. »

Elle plia le papier, souffla la lumière, revint à la fenêtre, puis, personne ne l’observant, laissa tomber le petit billet dans la rue et fit signe au jeune homme, dès qu’il l’eut ramassé, de s’éloigner sans retard.

Il était temps. A peine avait-il disparu, qu’elle entendit le bruit des pas et des voix au rez-de-chaussée. Rouillon se décidait à prendre congé. Elle le regarda s’éloigner à son tour. Quand elle l’eut vu, de loin, rentrer chez lui, elle ralluma son bougeoir et redescendit l’escalier.

VII

- Ah ! te voilà maintenant, fit son père ; je gage que tu sais pourquoi l’ami Rouillon est venu.

- C’est vrai. Je le sais. Je m’en doutais. J’ai écouté, entendu.

- Cela simplifie tout. Hein ! quel brave garçon ! Comme il t’aime ! Sa voix tremblait. Il n’est pas commode avec tout le monde, ce gaillard-là ; mais toi, tu feras de lui ce que tu voudras. Sais-tu qu’il a plus de deux cent mille francs, tandis que nous n’avons que des dettes ? Heureusement notre plus gros créancier, c’est lui. Quand Linette m’a annoncé tout à l’heure qu’il avait à me parler, j’en ai eu froid dans le dos. D’un trait de plume il peut nous mettre sur le pavé.

- Vous me conseillez donc de l’épouser, et vous pensez que je n’y aurai aucune répugnance ?

- Dame ! c’est un parti superbe, inespéré ; et que pourrais-tu lui reprocher, Lucile ? répondit Fraisier avec volubilité, comme s’il éprouvait inconsciemment le besoin de pallier à ses propres yeux ce qu’il y avait d’égoïste et d’un peu vil dans sa pensée et dans sa conduite.

- Ce que je lui reproche, père, je vais vous le dire. C’est qu’il vous a prêté de l’argent pour vous tenir en son pouvoir, pour vous ôter la faculté de lui refuser ma main, pour me contraindre d’être à lui. Prétendez-vous qu’il n’ait pas fait ce calcul ? Non. Je sens, je sais qu’il l’a fait. Eh bien ! c’est lâche. Je ne puis aimer un tel homme. Fût-il vingt fois plus riche, il ne me serait pas moins odieux.

- Comment ? tu lui sais mauvais gré de m’avoir aidé, et tu lui fais un crime de t’adorer ! Lucile, c’est de la folie. Tu ne le connais pas. On t’aura dit du mal de lui. On le jalouse, à cause de sa fortune rapide. Mais François Rouillon est un honnête homme, je te l’affirme ; et il n’est point du tout un homme à mépriser. Tu reviendras à de meilleurs sentiments sur son compte. Il faut être juste, au moins.

- Père, j’ai toujours respecté vos volontés. Pardonnez-moi si je résiste aujourd’hui. Il y va de toute ma vie. Quel que puisse être le caractère de M. Rouillon, j’ai pour lui une antipathie insurmontable. Il me rendrait malheureuse, et je ne le rendrais pas heureux. Ce mariage ne doit pas se faire.

Fraisier était anéanti. Qu’allaient-ils devenir tous ? Que dirait, que ferait Rouillon ?

- Malheureuse ! s’écria le pauvre homme, tu veux donc notre ruine !

Mme Fraisier intervint :

- Constant, laisse Lucile s’expliquer avec moi. Tu vois bien qu’elle est énervée ce soir. Demain, nous causerons tous les trois à tête reposée.

Fraisier se leva sans répondre et se mit à marcher de long en large, désorienté, furieux, perplexe. Puis, machinalement, il alla fermer le magasin, sortit en ruminant des projets confus ; et bientôt il se retrouvait au café, où on l’attendait pour finir et régler une partie interrompue. Le démon du jeu reprit possession de ce faible cerveau.

- Sa mère lui fera entendre raison, se dit-il.

Et il remit au lendemain les affaires sérieuses.

VIII

- Ma pauvre Lucile ! fit douloureusement Mme Fraisier, en embrassant sa fille, quand il les eut laissées seules.

Sous ses bandeaux de cheveux grisonnants, Mme Fraisier était restée la femme tendre et un peu romanesque, qui naguère avait passionnément aimé son mari. N’ayant pu le tenir longtemps en haute estime, délaissée, ruinée par lui, elle ne vivait plus maintenant que pour ses deux enfants.

- Sois tranquille, mère ! lui répondit Lucile ; je saurai me défendre.

Et, l’entraînant doucement au jardin, baigné des calmes rayons blancs, la jeune fille s’achemina avec elle vers la rivière, par l’allée du milieu, entre les poiriers en quenouille, les ifs sombres et les hautes bordures de buis.

- Il ne faut pas désespérer, reprit-elle. Quelqu’un nous attend, là, sous les charmilles, qui nous donnera, j’en suis sûre, bon conseil et bon secours.

- Qui ? André ?

- Oui. J’ai pu le prévenir tout à l’heure, comme il passait devant la maison.

- Tu ne crains pas ?...

- Avec toi et avec lui, mère, que puis-je craindre ? Nous n’avons fait et ne ferons rien de mal. Tu sais comment André et moi nous nous aimons. En ta présence, avec ton assentiment, nous nous sommes engagés l’un envers l’autre, loyalement, pieusement, pour toujours. Nous resterons fidèles à notre parole, quoi qu’on fasse contre nous. C’est notre droit, c’est notre devoir. Regarde, voici André !

Le jeune homme était devant elles.

- Un malheur vous est-il arrivé ? demanda-t-il précipitamment.

- Il est arrivé, répondit Lucile, ce qui devait arriver tôt ou tard. François Rouillon a demandé ma main.

- Ah !... c’est grave, en effet. Savez-vous exactement ce que M. Fraisier lui doit ?

- Nous lui devons vingt mille francs, fit Mme Fraisier.

- Vingt mille francs ! Je ne croyais pas la somme aussi forte. J’ai vendu mes terres un bon prix ; mais, avec tout l’argent que j’ai pu réunir, je reste loin du compte. Il est vrai que la liquidation de votre magasin produirait quelque chose. Vous êtes décidé à céder le fond, n’est-ce pas ?

- Il faudra bien que mon mari s’y résigne. Nous perdons de l’argent chaque année. Mais nous n’avons pas d’acquéreur, et une vente forcée serait désastreuse. Pour que la cession nous donne à peu près de quoi désintéresser M. Rouillon, il est indispensable qu’elle ait lieu dans de bonnes conditions. Nous irions vivre alors avec mes parents. Au moins, l’héritage de mon père ne serait pas compromis d’avance. Je voudrais sauver cela pour mes deux filles. Comment faire ? Comment gagner du temps ? M. Rouillon doit revenir dimanche ; il exigera une réponse définitive. Un refus ferait immédiatement éclater l’orage.

- Mère, je suis incapable de ruser avec lui. Si je lui laissais la moindre espérance, je me croirais inexcusable.

- Lucile a raison, madame. Elle doit rester en dehors de cette affaire.

- Croyez-vous que ce soit possible ?

- Si vous ne trouvez rien de mieux, dites qu’elle est trop jeune pour se marier maintenant.

- Il ne se paiera point d’une semblable défaite.

- Opposez-lui donc la question de santé. Le docteur Farel vous est dévoué. Confiez-vous à lui. Qu’il ajourne le mariage à six mois, à un an ! Que peut objecter Rouillon ? D’ici là, nous aviserons.

- C’est encore le moyen le plus simple et le plus sûr, dit Mme Fraisier.

- Et jusqu’à nouvel ordre, ajouta vivement Lucile, que personne, même mon père, surtout mon père, ne se doute que je refuse M. Rouillon pour André ! Mon père pourrait nous trahir sans le vouloir, sans y prendre garde. Et M. Rouillon est capable de tout. Il me fait peur.

Un instant, ils restèrent tous les trois silencieux et pensifs. Onze heures sonnèrent dans la nuit claire et paisible, au vieux clocher dont le double pignon brun se dessinait, non loin d’eux, sous la blancheur du ciel. Il fallut se séparer. André regagna le bord de la rivière, se retourna pour envoyer un dernier baiser à Lucile et disparut dans la feuillée.

- Jamais je n’accepterai M. Rouillon, j’aimerais mieux mourir ! répétait Lucile à sa mère en revenant vers la maison, tandis qu’une brise légère inclinait la pointe effilée des grands ifs.

IX

Le dimanche suivant, quand Rouillon revint, Lucile était absente. Mme Dufriche, cousine de sa mère, l’avait invitée, ainsi que Linette, à passer la journée à la Villa des Roses. Le soir, M. et Mme Fraisier devaient y dîner avec leurs deux filles, pour fêter le cinquantième anniversaire du percepteur.

Fraisier, la mort dans l’âme, reçut Rouillon avec une physionomie souriante. Afin de chasser les idées noires, il but en sa compagnie quelques gouttes d’un généreux cognac. Il semblait n’avoir à lui dire que les choses les plus agréables.

Il lui fit les plus chaleureux témoignages d’estime et d’amitié. Il parlait déjà comme un beau-père. Pas l’ombre d’une difficulté à l’horizon. C’était parfaitement entendu, convenu. Seulement, insinua-t-il, en dorant ses paroles d’un gros rire amical, seulement Rouillon était trop pressé. Il fallait patienter un peu. Lucile avait une santé délicate ! Tout l’hiver et tout le printemps, elle avait dû se soigner, prendre des toniques. Et le docteur ne voulait pas la marier avant la vingtième année. On avait beau dire, il restait inexorable, le terrible docteur !

Ainsi le pauvre Fraisier défilait, avec le plus gracieux naturel, tout son chapelet de phrases soigneusement préparées, atténuant bien vite la moindre expression dangereuse, mettant une conviction persuasive en tout ce qu’il disait, s’arrêtant parfois une seconde pour juger de l’effet produit, guettant un mot, un geste de Rouillon, puis reprenant son petit discours d’un air dégagé, mais avec une anxiété profonde. Rouillon, devenu tout d’un coup très pâle, le laissa parler jusqu’à épuisement total de son éloquence familière. Il y eut alors un silence gênant.

- Avez-vous fait part de ma demande à Mlle Lucile ? dit enfin Rouillon d’une voix sèche.

- Non. Sa mère avait des scrupules et a voulu, tout d’abord, consulter le docteur. Après quoi, nous avons cru préférable de ne rien dire à Lucile pour le moment. Nous devons la ménager. Pour vous, c’est quelques mois à attendre ; voilà tout. Il ne faut pas nous en vouloir.

Rouillon baissa la tête.

- J’aurais dû, l’autre soir, parler devant elle, fit-il tout bas.

- Venez nous voir quand il vous plaira, s’écria Fraisier avec empressement ; et parlez-lui à votre guise ! Je m’en rapporte à vous. Mais je vous conseille de ne rien brusquer. Allez doucement. Elle vous saura gré de votre réserve et de vos attentions.

- C’est vrai, répondit Rouillon, je verrai ce que je dois faire. Adieu.

Et tandis que Fraisier lui prodiguait les bonnes paroles, il s’en alla lentement, les yeux troubles, la tête lourde.

Au bout d’une vingtaine de pas, il se souvint qu’il avait encore dans sa poche un petit bracelet d’or, dont il devait faire cadeau à Lucile. Superstitieusement, il s’imagina que, s’il le gardait, ce serait un mauvais signe. Vite, il rebroussa chemin. Trouvant la porte du magasin fermée, il prit une ruelle latérale qui menait au jardin. Sur le point d’entrer, il s’arrêta. M. et Mme Fraisier, absorbés par une vive altercation, ne l’avaient pas entendu, ne le voyaient pas.

- C’est toi qui lui montes la tête contre Rouillon, disait Fraisier avec colère.

- Lucile l’a pris en aversion, répliquait sa femme. Je n’y puis absolument rien. Elle ne veut pas entendre parler de lui. Ce mariage ne se fera jamais. Arrangeons-nous en conséquence.

Rouillon chancela, comme sous un coup de massue. Blême, la sueur froide au front, il s’appuya contre le mur et resta une minute anéanti. Puis, dans un obscur sentiment de honte, de douleur et de rage, à pas de loup, sans faire de bruit, il s’éloigna.

X

Arrivé chez lui, il se laissa choir sur un siège ; et pendant plus d’une heure, il n’eut la force ni de bouger, ni de penser. Sur lui pesait une lassitude étrange, un abattement morne, un désespoir noir. Il avait l’instinct confus d’un écroulement dans sa destinée et l’obscur pressentiment d’un avenir sinistre.

- Elle ne m’aime pas ! elle ne m’aimera jamais ! fit-il d’une voix sourde, en se dressant tout d’un coup, comme si un éclair venait de traverser l’ombre orageuse qui l’enveloppait.

Il retomba, hagard. Les pensées maintenant se pressaient, se heurtaient tumultueusement sous son crâne. Pourquoi Lucile ne l’aimait-elle pas ? Pourquoi cette aversion contre lui ?

Elle devait en aimer un autre. Qui ?

Plusieurs figures se levèrent presque simultanément dans sa mémoire. Ses soupçons finirent par se concentrer sur trois jeunes gens. Ceux-ci revenaient toujours le hanter, semblaient effacer les autres. Et, pesant toutes leurs chances, fouillant avidement le passé, il faisait une investigation minutieuse dans ses souvenirs. Tel incident, d’abord négligé, l’obsédait à cette heure. Tel détail, jusqu’alors insignifiant, prenait une singulière importance. Rien de décisif, cependant ; rien de précis, rien de sûr.

Voyons ! était-ce Prosper Dufriche, le fils de ce percepteur qui naguère avait recueilli Madeleine Cibre, et chez qui, justement, Lucile passait la journée présente ? Quelle élégance hardie avait ce fier et robuste gaillard, sous son brillant uniforme d’officier, avec sa moustache gauloise, ses yeux clairs, son profil aquilin ! Et ce dimanche-là, ne se trouvait-il pas à Verval, pour l’anniversaire de son père ? Mais sa garnison était à plus de quarante lieues ; et il ne séjournait à la Villa des Roses que fort peu de temps, à de longs intervalles.

D’autre part, que penser de Jean Savourny, l’instituteur ? Veuf depuis dix-huit mois, ce mélancolique personnage, maigre, brun, barbu, dont le regard noir avait un éclat et une douceur bizarres, était toujours fourré chez les Fraisier, avec sa petite-fille, une amie de Linette. Son air intelligent, sa voix musicale, ses façons étranges, pouvaient séduire un coeur naïf et romanesque.

Il y avait aussi Victor Moussemond, le fils de l’huissier, un petit monsieur fat et pédant, qui devait prochainement succéder à son père, et qu’on appelait familièrement Toto Mousse. Le monocle à l’oeil, l’allure insolente, le teint fleuri, la lèvre gourmande et toujours rasée de frais, Toto se vantait volontiers d’un tas de bonnes fortunes et posait pour le type qui ne trouve pas de cruelles. Il habitait en face du magasin de nouveautés, et n’épargnait rien pour fasciner sa petite voisine, qu’il poursuivait ostensiblement de ses galanteries triomphales.

Rouillon ne pouvait écarter ces trois figures. C’était une hallucination, une possession. Certainement, il devait sa déconvenue à l’un de ces trois hommes. Il en était convaincu. Conviction instinctive, passionnée, impérieuse, absolue. Il voulut les revoir réellement, les observer de ses yeux. Il ne s’y tromperait pas, il saurait vite la vérité.

Dans ce but, il sortit. Il réussit à les rencontrer tous les trois. Il eut le courage de les aborder. Il leur parla, les fit parler. Mais il rentra, sans avoir acquis une certitude, et vainement se creusa la tête toute la nuit.

Il n’avait pas un seul instant songé à André Jorre, le maître bourrelier, qui, revenu de Paris depuis deux ans, était établi en haut du bourg, devant les hêtres, dans la maison aux trois marches, où il vivait tranquillement avec son père infirme, sa bonne vieille mère et son jeune frère Paul. Ce discret travailleur se montrait peu, ne faisait guère parler de lui, et s’était bien gardé de compromettre Lucile.

XI

Rouillon n’eut pas le loisir de poursuivre longtemps son enquête.

Le 15 juillet, la guerre était déclarée entre la France et la Prusse. Les catastrophes se précipitèrent. L’Empire croula. Paris fut bloqué. Les Allemands pénétrèrent jusqu’au coeur de la France.

Dès les premiers chocs sur la frontière, on en avait cruellement ressenti le contre-coup à Verval. Quelques jours après la bataille de Reischoffen, M. et Mme Dufriche ramenaient au château leur fils Prosper, grièvement blessé dans la mêlée. Par miracle, un soldat dévoué avait pu l’emporter à travers un déluge de mitraille.

Par les temps tragiques, les caractères s’accentuent naturellement avec un singulier relief, comme sous l’influence de réactifs violents. Chacun, dans la petite ville, fut surexcité par les désastres. Celui-ci levait au ciel des bras désespérés, et vingt fois par jour déclarait tout perdu ; celui-là, sous une gravité triste, gardait l’espoir et la vigueur, comme un arbre toujours vert sous la neige et le vent glacé. Toto Mousse, pour qui son père avait à grand’peine trouvé un remplaçant payé au poids de l’or, ne songeait plus, oh ! plus du tout, à la bagatelle ; tremblant la peur, il restait nuit et jour terré chez lui, comme un lièvre au gîte.

Tous les hommes valides étaient partis. André Jorre, ancien soldat, avait été rappelé sous les drapeaux.

Un soir, par un ciel étoilé, dans les charmilles du jardin, il fit ses adieux à Lucile. Elle ne put, non plus que sa mère, se défendre alors de pleurer.

- André, lui dit-elle à travers ses larmes, en lui donnant un petit nécessaire arrangé par elle, et où elle avait glissé son portrait, André, faites votre devoir, tout votre devoir ! Autrement, nous ne serions pas dignes d’être heureux. Mais pensez un peu à moi, qui penserai toujours à vous !

Rouillon, âgé de trente-sept ans, n’avait pas été atteint par la loi de recrutement. Il s’était promis, d’ailleurs, puisqu’il était adjoint au maire, d’en profiter pour ne se laisser imposer d’aucune façon le service militaire.

Il n’avait pas plus renoncé aux affaires qu’à la conquête de Lucile. Sa passion pour Mlle Fraisier, si profonde qu’elle fût, avait laissé intact son instinct commercial. Ayant flairé les événements longtemps à l’avance et prévu une hausse énorme sur les cuirs, il avait fait des achats de tous les côtés avant la déclaration de guerre ; maintenant il réalisait de superbes bénéfices.

Cela l’occupait, lui fournissait une diversion utile, mais n’apaisait point sa méchante humeur. La proclamation de la République le rendit furieux. Cette guerre, qu’on voulait continuer malgré tout, lui semblait inepte et désolante. Il n’y avait plus d’armée. Comment résister aux innombrables envahisseurs ? Pourrait-on les empêcher de mettre toute la France au pillage ? Bientôt ils seraient à Verval. Et alors, quel gâchis ! Plus de sécurité pour les gens ni pour les biens !

Ah ! comme il rabrouait les exaltés ; comme il se gênait peu pour les traiter publiquement de fous ! Et comme il rabattait le caquet démocratique de Constant Fraisier, qui prêchait la lutte à outrance !

XII

L’ennemi, cependant, gagnait chaque jour du terrain. Le 2 octobre, Verval eut une première alerte. Des troupes allemandes apparurent au loin, dans la plaine, par grandes masses noires ; et l’on vit les uhlans chevaucher de l’autre côté de l’eau. Mais on avait fait sauter le pont, et ce jour-là ils durent se borner à une promenade platonique.

Le lendemain, un détachement d’infanterie occupa le hameau de Saint-Maxin, à droite de la Sorelle. Deux hommes, d’abord, traversèrent la rivière sur un arbre creux, et reconnurent l’endroit. Puis, ils firent un radeau sur lequel passèrent une quarantaine de soldats ; et cette avant-garde s’établit dans une ferme, à l’angle formé par le confluent de la Sorelle et de l’Orle, afin de rétablir le pont, tant bien que mal, au plus vite.

Personne ne bougeait dans le bourg. Nul ne songeait à la défense ; et les voitures où l’on avait entassé les armes de la garde nationale étaient déjà parties. Une compagnie de francs-tireurs les ramena. Le capitaine s’installa à la mairie, convoqua les autorités, déclara qu’il fallait résister, débusquer les Allemands de leur poste avancé. Il fit appel aux hommes de bonne volonté, distribua les fusils. Vainement le maire et quelques conseillers municipaux protestèrent de tout leur pouvoir ; vainement se démena François Rouillon qui, sachant la méthode des Prussiens, redoutait les conséquences d’une pareille équipée.

- Les voilà bien, criait-il, ces bandits de francs-tireurs ! Ils sacrifient tout, parce qu’ils n’ont rien à perdre. Ils ruineraient vingt départements pour faire parler d’eux !

Les trembleurs eurent beau dire ; ils ne purent obtenir qu’on se tînt tranquille. On attaqua au milieu de la nuit. L’ennemi, surpris, eut plusieurs hommes tués ou blessés et se retira précipitamment sur la rive droite, abandonnant ses travaux, qui furent anéantis.

L’enthousiasme causé par ce succès dura peu. On apprit la capitulation de Neuville-le-Fort. Les francs-tireurs gagnèrent les bois à la hâte, et bientôt un corps d’armée allemand, arrivant par la rive gauche de l’Orle, ouvrit sur Verval un bombardement préliminaire qui fit crouler le clocher et alluma plusieurs incendies. Puis des cavaliers verts et rouges, au casque à chenille, prirent possession de la place.

Comme Rouillon remontait de la cave où il s’était réfugié, il s’entendit appeler par son nom de la rue. Il s’avança sur le seuil et vit trois cavaliers ennemis, arrêtés devant sa maison.

- Me reconnaissez-vous ? lui dit l’un d’eux en riant. Eh ! eh ! j’ai travaillé ici pour le roi de Prusse.

En effet, sous l’uniforme des chevau-légers bavarois, Rouillon reconnut un ancien employé du chemin de fer, Karl Stein, qui avait passé dix-huit mois dans le pays.

- Marche ! lui cria cet homme, changeant subitement d’allure. Tu es notre otage. C’est la guerre.

Il lui mit le pistolet sur la tempe ; et les deux autres cavaliers, l’empoignant chacun par un bras, l’entraînèrent au trot de leurs moutures.

XIII

L’infanterie allemande s’était cantonnée hors du bourg. Le chef avait établi son quartier général chez les Dufriche, à la Villa des Roses.

C’est là que fut mené Rouillon. On le poussa, les mains liées, dans la salle à manger, où plusieurs officiers étaient attablés autour d’un déjeuner copieux. Une femme les servait, Madeleine Cibre.

- Elle m’aura dénoncé ! pensa-t-il, en fixant sur elle un regard haineux.

Le plus âgé des officiers, celui qui paraissait le chef, se retourna à demi pour considérer le prisonnier.

- Qui êtes-vous ? lui dit-il.

- François Rouillon.

- Vous êtes adjoint au maire, vous êtes un des plus riches contribuables. Votre devoir était de prévenir les actes de rébellion et de brigandage commis contre nous, l’autre nuit, dans votre commune. Vous en serez personnellement responsable, si les coupables ne nous sont pas livrés.

- Les coupables ! mais ce sont les francs-tireurs. Ils ont quitté Verval. Je ne puis vous en livrer un seul, moi !

- Vous dites tous la même chose ici ; vous vous êtes entendus pour nous tromper. Vous mentez, comme le maire et les deux notables que je viens de faire enfermer dans le pavillon du jardin. Vos francs-tireurs, nous ne les avons pas vus. Ce sont les habitants qui ont tiré sur nous. D’ailleurs, quels que fussent les rebelles, il fallait les empêcher d’agir.

- Ah ! j’ai bien fait tout ce que j’ai pu pour cela, je vous le jure !

- Toujours le même système ! Mais je ne veux pas qu’on se moque de nous. Il importe que bourgeois et paysans perdent tout espoir de nous résister impunément. Nous avons eu trois hommes hors de combat. Si vous persistez tous dans votre silence, trois d’entre vous seront exécutés. Trois autres iront en prison au-delà du Rhin. Vingt maisons seront brûlées. Je vous accorde un quart d’heure pour réfléchir. Allez.

On emmenait déjà Rouillon. Mais il avait beaucoup réfléchi en quelques minutes.

- Mon commandant, dit-il à voix basse après s’être assuré d’un coup d’oeil que Madeleine n’était plus là, je pourrais-je vous parler un moment en particulier.

- Pourquoi ?

- Pour ne pas être entendu par tout le monde.

- Soit ! Passez dans la pièce voisine ; je vous y rejoindrai tout à l’heure.

Le chef fit un signe aux soldats, leur adressa quelques mots en allemand, et Rouillon fut conduit dans un salon attenant à la salle à manger.

On l’y laissa seul, en attendant la fin du repas. Il put y poursuivre tranquillement ses réflexions.

Il n’entendait pas le moins du monde payer de sa vie, ou simplement de sa fortune et de sa liberté, l’absurde agression des enragés qui avaient agi malgré ses remontrances. N’était-il pas innocent ? A tout prix, il fallait se tirer de cette bagarre. Mais comment ? Ma foi, en détournant l’orage sur d’autres que lui. Chacun pour soi ! On se défend comme on peut.

Alors, qui sacrifier ? Bah ! n’importe qui ! Pourtant, il fallait faire un choix, donner des noms, et cela méritait quelque attention. Il baissa la tête et songea.

Quand il releva le front, une ironie sinistre luisait dans ses yeux. Ce qu’il cherchait, il l’avait trouvé.

XIV

Le commandant parut, suivi d’un jeune officier. La porte refermée, il se jeta sur le canapé, le cigare aux dents, et fit signe au prisonnier qu’il l’écoutait.

- Je n’ai pas menti, commença Rouillon d’une voix ferme. Les francs-tireurs ont fait le coup. Toutefois la commune n’est pas absolument innocente. En cela, vous avez raison.

- Expliquez-vous.

- Le maire et les gens sensés se sont hautement opposés à tout fait de guerre. J’ai dit, moi-même, au capitaine des francs-tireurs, que c’était une lâcheté de compromettre pour rien une ville ouverte. Mais il ne cherchait sans doute qu’une occasion de se mettre en évidence ; et les forcenés l’acclamaient. Que pouvions-nous faire ? Protester et partir. Nous sommes donc rentrés chez nous, et nous n’avons pas vu ceux des habitants qui ont fait partie de l’expédition. Mais je puis, à coup sûr, vous en désigner trois, parce que ces trois-là se sont vantés de leurs exploits.

- Nommez-les.

- Victor Moussemond, le fils de l’huissier ; Jean Savourny, l’instituteur, et Lucien Dufriche...

- Comment ! le maître de cette maison où nous sommes !

- Non, son fils.

- Son fils ! Mais n’avait-il pas été blessé au commencement de la guerre, à Woerth ? Il garde encore la chambre, nous a-t-on dit ; et c’est à peine s’il peut se lever.

- Il n’est pas aussi faible qu’on le prétend. Il s’est fait porter jusqu’au bord de la rivière. C’est lui qui, avec le capitaine, a tout dirigé.

- Vous en êtes certain ?

- Je vous l’affirme.

- Bien ! On s’assurera de lui. Vous guiderez mes hommes, pour qu’ils arrêtent les deux autres.

- Je vous supplie de m’épargner cette démarche, qui me compromettrait sans nécessité.

- Désignez donc d’une façon précise les personnes et les domiciles. Wilhelm, déliez-lui les mains et donnez-lui de quoi écrire.

Le jeune officier arracha une feuille de son carnet, la posa sur le guéridon avec un gros crayon rouge, et délia Rouillon.

- Écrivez, dit à ce dernier le commandant.

Rouillon hésitait.

- Soyez tranquille, ricana Wilhelm. Nous ne laissons pas traîner les pièces compromettantes. Cela vous engagera envers nous, voilà tout.

- Aimez-vous mieux quelques balles dans la tête ? ajouta le chef.

Rouillon vit qu’il fallait se résigner. Il prit le crayon rouge et écrivit.

- Moussemond  et Savourny demeurent-ils tous les deux du même côté ? lui demanda le commandant lorsqu’il eut fini d’écrire.

- Non, ils habitent aux deux extrémités de la ville.

- Wilhelm, afin d’aller plus vite, vous commanderez une escouade pour chacun d’eux. Transcrivez en allemand chaque indication sur une feuille séparée. Vous garderez l’original comme justification.

Puis, se tournant vers Rouillon :

- Vous êtes libre. Partez !

Et comme Rouillon s’en allait :

- Mais j’y pense, Wilhelm, donnez-lui un sauf-conduit. Il se peut qu’il ait besoin de nous, comme il se peut que nous ayons besoin de lui.

XV

Il n’y avait point dix minutes que Rouillon était parti, et les deux escouades venaient à peine de s’éloigner avec les indications transcrites, quand, à deux cents pas environ de la Villa des Roses, une vive fusillade éclata dans la campagne. Le chef allemand se dressa au bruit, jeta son cigare, ouvrit précipitamment la fenêtre. Wilhelm courut aux nouvelles.

La note écrite par Rouillon était restée sur le guéridon. Un courant d’air l’enleva, et, par la porte béante, l’emporta dans la salle à manger, où Madeleine, demeurée seule, desservait. Elle ramassa instinctivement ce bout de papier, y jeta les yeux, fut stupéfaite d’y reconnaître une écriture qui lui avait été familière, entendit les pas des officiers qui rentraient, cacha la feuille dans son corsage et regagna vite la cuisine.

XVI

La fusillade s’éteignait au loin. L’alerte avait été brève, mais sérieuse. Les francs-tireurs avaient eu l’audace de revenir par le fourré jusqu’à la lisière des bois. De là, à leur aise, ils avaient abattu d’un seul coup une vingtaine d’hommes sous leurs balles. Maintenant, ils se dérobaient sans qu’on pût les poursuivre utilement. On dut se contenter d’envoyer au hasard quelques volées de mitraille dans la forêt.

Ce retour offensif déchaîna la fureur des Allemands.

Le premier moment d’alarme passé, ils commencèrent le pillage et l’incendie avec une décision impitoyable, avec une sauvagerie savante.

Tous les habitants ne se laissèrent pas dévaliser sans résistance. Il y eut des protestations, des rixes, qui redoublèrent l’acharnement des pillards. Quiconque résistait était lié et cruellement battu.

Un perruquier de soixante ans, vieux soldat d’Afrique, renversa sur le pavé un sous-officier qui avait vidé sa caisse et voulait lui arracher sa montre. On fit le siège de la boutique. Le vieux se défendit avec une énergie désespérée. Il assomma deux des assaillants. A la fin, il succomba. Criblé de coups, lardé par les baïonnettes, il fut pris, traîné, foulé aux pieds dans le ruisseau sanglant. Avec ses rasoirs, on lui coupa le nez, les oreilles, les poignets. Puis on lui creva les yeux, et on le jeta, mort ou moribond, dans les ruines de sa pauvre bicoque, au milieu des flammes.

XVII

Toto Mousse et l’instituteur avaient été conduits à la Villa des Roses.

M. Dufriche les vit arriver et demanda au commandant ce qu’on leur reprochait.

- Faites descendre votre fils ! lui dit celui-ci pour toute réponse.

- Mon fils ! Vous savez bien qu’il ne peut pas bouger. Il se soutient à peine sur ses béquilles.

- Qu’il vienne immédiatement, ou on ira le chercher.

Prosper descendit, soutenu par son père.

- L’autre nuit, vous avez soulevé contre nous les gens de Verval. Vous avez dirigé l’attaque du pont.

- Moi ! Est-ce possible ? Vous voyez dans quel état je suis. Je n’ai pas quitté la maison une minute.

- Vous ne pouvez guère marcher, c’est vrai ; mais on vous a porté.

- Qui vous a dit cela ?

- Je n’ai pas de comptes à vous rendre. Mes renseignements sont sûrs.

- Je vous jure qu’on vous a trompé.

- Prenez vos dernières dispositions ; vous serez fusillé avec ces deux hommes, qui sont coupables comme vous.

- Fusillés ! s’écrièrent avec stupeur Savourny et Moussemond.

- Silence !

- Pitié ! fit Mme Dufriche, se jetant, tout en pleurs, aux pieds du commandant. Mon fils n’a rien fait. Ne le tuez pas !

Il l’écarta avec impatience.

- La loi militaire est dure ; je le regrette pour vous, madame. Mais il faut des exemples. La France nous a déclaré la guerre et ne veut pas accepter la paix. Que les Français en subissent toutes les conséquences !

- Monsieur, monsieur ! je n’ai pas touché un fusil de ma vie, dit alors Toto Mousse affolé de terreur, avec des gestes de petit enfant qui supplie. J’ai toujours été pacifique, très pacifique, moi. Tout le monde le sait. Informez-vous. Je me suis fait remplacer pour ne pas me battre. J’aime les Allemands, mon général. Ce n’est pas moi qu’on doit punir. C’est injuste. Qu’on me laisse libre ! Papa vous donnera tout ce que vous voudrez.

- Je ne veux rien de vous.

- Qu’on nous juge, au moins ! fit Savourny.

Il n’en put dire davantage. Les soldats poussèrent les trois condamnés  vers la porte.

Mme Dufriche s’attachait aux vêtements de son fils, qui se soutenait péniblement sur ses béquilles.

- Arrêtez ! cria Madeleine qui venait d’entrer.

- Qu’on enferme les femmes ! dit le chef.

Mme Dufriche perdit connaissance. Madeleine résista, fut traînée par les cheveux et jetée dans le cellier.

XVIII

L’exécution eut lieu en haut de la côte, parmi les acacias nains d’une sablonnière abandonnée.

Victor Moussemond qui, pendant tout le trajet, n’avait cessé de parler, d’expliquer, d’implorer, eut un accès de colère folle quand il se vit perdu sans recours.

- Imbécile que je suis ! hurlait le pauvre Toto. Dire que j’ai payé un homme pour partir à ma place ! Et dire que cet homme n’attrapera peut-être pas une égratignure, tandis qu’on va me tuer là, comme un chien !

Il se débattit violemment, voulut s’échapper. Il mordit les soldats, qui le frappèrent alors à coups de crosse, à coups de sabre, lui crachèrent à la figure et l’attachèrent contre un arbre en vociférant : Capout ! capout !

L’un d’eux, parodiant la Marseillaise, se mit à chanter devant lui :

Q’un sang impur abreuve vos sillons,
Tas de cochons !...

- Ma pauvre mère ! murmurait Prosper Dufriche.

Et Savourny : - Ma pauvre enfant !

Pénétrés du même sentiment, ils ajoutèrent presque ensemble : - Pauvre France !

Ils durent creuser eux-mêmes leur fosse.

Pendant ce temps, l’officier qui commandait le peloton lisait tout haut, en latin, dans un bréviaire qu’il avait tiré de sa poche, les prières des agonisants.

- Croyez-vous en Dieu ? dit Prosper à l’instituteur.

- Espérons ! fit celui-ci, les yeux levés vers le ciel. Il est impossible que la fin suprême ne soit pas justice et amour.

Après l’exécution, les soldats tirèrent au sort les vêtements des morts.

Ils avaient amené là quelques bourgeois prisonniers, qu’ils voulaient terrifier par le spectacle de cette tuerie. Ils les forcèrent à enterrer les cadavres et à piétiner par-dessus pour niveler le sol.

XIX

Le lendemain, les Allemands quittèrent le pays. Ils emmenaient le maire et deux notables, pieds nus, la corde au cou, avec menace de les fusiller net, si la colonne était inquiétée en traversant les bois.

Plus de trente habitations avaient été incendiées. Onze personnes avaient succombé, entre autres le vieux Moussemond, l’huissier, le père de Victor ; on le retrouva à moitié carbonisé près de son coffre-fort. En partant, l’ennemi tenta d’incendier la maison Jorre, d’abord épargnée parce qu’une ambulance y avait été installée ; mais le feu fut éteint, sans dégâts considérables.

La maison Fraisier avait été sauvée par un singulier hasard. Un médecin bavarois, le brassard sur la manche, un flacon de pétrole dans la main gauche, un long pinceau dans la main droite, badigeonnait déjà les rayons du magasin, lorsque Constant Fraisier reconnut ce pétroleur pour un camarade de la vingtième année, qui, étudiant en médecine, avait logé à Paris, pendant dix-huit mois, sur le même palier que lui. En souvenir de l’ancien temps, l’homme au pinceau daigna protéger la famille et les biens de son ci-devant voisin.

Mais Lucile, brisée déjà par le départ d’André, fut, dans cette affreuse journée, assaillie par de telles angoisses, qu’elle en tomba gravement malade.

Rouillon venait chaque matin prendre de ses nouvelles. Cette maladie le troublait, l’inquiétait au suprême degré. Il avait peu de remords d’ailleurs, n’ayant tué personne de sa main, et se croyant à l’abri de tout soupçon. Et puis, n’avait-il pas fallu sacrifier trois hommes ? Autant ceux-là que d’autres ! C’était un cas de légitime défense.

Il montrait, en outre, une activité étourdissante. Il faisait fonction de maire ; et ce n’était pas une sinécure alors, Verval ayant sans cesse à héberger les détachements ennemis qui s’y succédaient régulièrement.

Les chefs descendaient chez Rouillon. Il s’appliquait à les satisfaire. Il admirait leur correction, leur politesse, et même, disait-il, leur sensibilité. Il s’extasiait sur la discipline de leurs soldats. Ah ! ils ne ressemblaient guère à ces chenapans de francs-tireurs !

Il réussit à préserver la commune des réquisitions les plus onéreuses. Par son entremise, à dix lieues à la ronde, les fermiers vendaient leur bétail aux Allemands, et le vendaient un bon prix. Lui, il rachetait pour presque rien les peaux des bestiaux abattus.

Il gagna ainsi de fort jolies sommes et devint très populaire. N’avait-il pas eu cent fois raison de protester contre cette folle attaque du pont, si funeste à la petite ville ? N’était-il pas devenu la providence du pays ? Tout le monde en profitait. L’ennemi, quand on le laissait tranquille, était bon enfant.

On passait devant les ruines des maisons brûlées, sans plus y faire attention ; et personne n’avait le loisir de songer aux morts.

XX

A l’inquiétude que lui causait la maladie de Lucile, Rouillon sentait parfois se mêler une obscure et farouche satisfaction. Si la jeune fille avait été profondément affectée, c’est que l’homme aimé par elle avait été atteint. Le rival heureux n’existait plus.

A certains moments, Rouillon en avait des accès de joie féroce et comme un redoublement de vitalité. Il ne faisait plus mystère de son amour ; bien au contraire, il l’affichait sans cesse, prenant soin de compromettre Lucile par ses assiduités.

Cependant, l’état de la malade empirait. Allait-elle donc succomber ? Mais alors c’est lui, Rouillon, qui, par la mort du bien-aimé, l’aurait tuée, elle !

Cette idée maintenant le persécutait. Il en perdit l’appétit et le sommeil. Il fit venir de Neuville un médecin renommé. La jeune fille, que sa mère soignait admirablement, eut enfin une crise salutaire. Elle se trouva hors de danger.

La convalescence fut longue ; et Lucile était encore bien frêle, bien pâle, pendant ce splendide mois de mai, dont le radieux soleil illumina de si tristes choses.

Son rétablissement ne fut complet que le jour où l’on eut des nouvelles d’André. Il écrivait du fond de l’Allemagne. Il était là prisonnier ; là, il avait été, presque en même temps que Lucile, entre la vie et la mort. Une fièvre typhoïde avait failli l’emporter. Il allait assez bien maintenant, et il annonçait son prochain retour.

Au commencement de juillet, un an juste après sa première démarche, Rouillon reparla du mariage à Constant Fraisier. Celui-ci répondit évasivement. Ses affaires allaient mal. Il était fort embarrassé, entre ce créancier tout-puissant et Lucile, qui, soutenue par sa mère, faisait la sourde oreille aux représentations les plus sages, aux supplications les plus pathétiques. Il louvoya tant qu’il put. Enfin, la situation n’étant plus tenable, il provoqua une explication directe entre sa fille et Rouillon.

Celui-ci ne manqua ni d’aplomb ni d’adresse. Lucile, qui ne voulait pas rompre avant le retour d’André, d’abord éluda la question, se plaignit d’être encore faible et souffrante. Il insista, affirmant avec autorité qu’elle était plus forte et plus belle que jamais. Froissée par ces compliments agressifs, offensée par cette insistance impérieuse, elle fut prise d’une irritation fébrile, ne put se contenir plus longtemps, déclara que présentement elle n’avait aucun goût pour le mariage, salua et sortit.

Rouillon revint chez lui exaspéré. Il résolut d’employer les grands moyens. Il déchaîna les hommes de loi, démasqua toutes ses batteries. Fraisier se sentit perdu.

Lucile restait, de son côté, aussi intraitable que Rouillon du sien ; elle attendait André, comme une Providence.

XXI

Un matin, Fraisier voulut faire une dernière tentative auprès de son créancier.

- Je n’ai pas même pu lui parler ! dit-il en rentrant au magasin. Il ira jusqu’au bout ; il ne nous fera grâce de rien. C’est la faillite, c’est la ruine.

- Dois-je me vendre à cet homme ? répliqua Lucile avec énergie. Si nous en sommes là, est-ce ma faute ?

Mais subitement, elle se dressa, transfigurée, radieuse :

- André ! André ! s’écria-t-elle.

Et, emportée par un irrésistible élan, elle se jeta dans les bras du jeune homme, qui venait d’apparaître sur le seuil.

- Oui, père, reprit-elle après la première effusion, oui, c’est lui que j’aime. Il nous défendra, il nous sauvera, j’en suis sûre. Je ne crains plus rien maintenant. Mais regardez donc ! Il a la croix ! Il a l’uniforme d’officier ! Oh ! que je suis heureuse ! Il ne nous en avait rien dit dans sa lettre, l’égoïste ! Il voulait voir notre surprise. Vite, il faut nous conter cela.

André dut raconter tout au long, puis répéter et répéter encore, la suite accidentée de ses aventures militaires. Après Sedan, après les tortures subies au funèbre campement de la presqu’île d’Ige, il avait pu s’échapper, gagner la Belgique. Revenu en France, incorporé à l’armée du Nord, il avait pris part aux batailles de Villers-Bretonneux et de Pont-Noyelles, au combat d’Achiet-le-Grand. Il avait été décoré et promu sous-lieutenant le 3 janvier, après la victoire de Bapaume. Blessé au front et à l’épaule droite devant Saint-Quentin, il était retombé entre les mains de l’ennemi, et avait été interné à Stettin d’où il arrivait.

A son tour, il voulut savoir tout ce qui s’était passé à Verval en son absence.

- Tranquillisez-vous ! dit-il à Fraisier, en apprenant les dernières manoeuvres de Rouillon. Lucile a raison de ne plus rien craindre. D’après ce que m’a montré ma mère, nous avons une fortune à présent ; et je pourrai bientôt désintéresser cet homme.

- Oui, c’est la vérité, ajouta Mme Jorre qui avait accompagné son fils. Le notaire est venu en personne, hier soir, à la maison, pour m’apprendre que, toutes informations prises, nous héritons des Moussemond. Ce malheureux Victor a été fusillé sur la côte, tandis que son père succombait dans l’incendie. Nous sommes les plus proches, et, je crois, les seuls parents qui leur survivent.

- Ne perdons pas une minute ! reprit André. Monsieur Fraisier, accompagnez-moi chez Rouillon. Nous ne reviendrons pas sans l’avoir vu. Je lui donnerai ma parole, et au besoin ma signature. Il faut que ses poursuites contre vous cessent immédiatement.

XXII

Ils rencontrèrent Rouillon devant sa porte. Il rentrait chez lui. Il ne put décliner leur visite et les introduisit dans son bureau. André lui soumit l’état de la situation dressé pour Mme Jorre par le notaire et s’offrit comme caution de Fraisier.

- Mais Fraisier ne pourra jamais vous rembourser ! fit Rouillon, stupéfait au point d’en oublier ses intérêts pécuniaires. Il est insolvable. Pourquoi le garantissez-vous ?

- J’espère être bientôt de sa famille.

- Vous ! Comment ?

- Depuis longtemps, Mlle Lucile et moi, nous nous aimons.

Rouillon devint livide. Un moment, il resta étourdi du coup.

- Ce n’est pas possible ! dit-il enfin d’une voix rauque, les yeux braqués sur le jeune homme avec une expression farouche de stupeur et de haine. Fraisier, est-ce vrai ?

Fraisier hochait la tête sans répondre, et, le regard oblique, tournait son chapeau de paille entre ses mains.

- Vous m’avez indignement trompé ! s’écria Rouillon.

Il s’était levé, le visage menaçant. Fraisier recula. André allait s’interposer, quand la porte s’ouvrit ; un brigadier de gendarmerie parut.

- Monsieur Rouillon, dit le brigadier, j’ai le regret de vous déclarer que je vous arrête au nom de la loi. Voici le mandat ; veuillez me suivre.

Rouillon semblait ne pas comprendre. Avait-il bien entendu ? Arrêté, lui ! Pourquoi ?

Le brigadier tendait le papier. Il lut. C’était bien contre lui, François Rouillon, qu’était libellé le mandat. Il passa sur son front blême une main qui tremblait.

- Que signifie cela ? demanda-t-il au gendarme.

- Vous êtes prévenu, paraît-il, d’avoir eu des intelligences avec l’ennemi et d’avoir fait fusiller trois personnes.

Rouillon chancela, hagard, accablé. Il avait revu tout d’un coup, avec une effroyable intensité, la scène de la villa des Roses. Là, devant lui, sur le guéridon du salon, elle luisait comme du feu, la liste des trois noms, la liste rouge ; et il croyait tenir encore ce crayon qui lui brûlait les doigts. Il entendait les voix, les cris, les pas, Mme Dufriche suppliante, Madeleine traînée par les cheveux, puis, sur la route, Victor Moussemond répétant aux soldats : – Je n’ai pas touché un fusil ! J’aime les Allemands, c’est injuste !....

Ainsi, cette abominable dénonciation, ce triple meurtre, aboutissait à quoi ? Au mariage de Lucile avec André Jorre qu’elle aimait, avec André enrichi par son crime, à lui Rouillon, par ce crime qui maintenant, comme un monstre mal dompté, se retournait contre le criminel pour le mordre au coeur !

Il se sentait défaillir. Par un violent effort, il reprit possession de ses facultés. Était-il donc perdu sans rémission ? Avait-on des preuves ? C’était invraisemblable. Pourquoi les Prussiens auraient-ils témoigné contre lui ? Ces réflexions rapides lui rendirent un peu de calme.

- Dès que je serai libre, dit-il à Fraisier, nous recauserons de votre affaire. Excusez-moi ; il faut que j’aille voir ce qu’on me veut. Je n’y comprends rien.

Puis, s’adressant au brigadier :

- Je vous suis, mon brave. Il doit y avoir méprise ; tout sera vite éclairci.

XXIII

Les preuves que Rouillon croyait impossibles à produire, étaient acquises contre lui.

Tant que l’ennemi avait occupé Verval, tant que la tranquillité n’avait pas été complètement rétablie, Madeleine Cibre avait gardé son secret. Elle ne se décida pas sans trouble et sans déchirement à perdre le misérable qu’un moment elle avait aimé ! Mais chaque jour, à toute heure, elle voyait la navrante douleur des braves gens qui l’avaient recueillie, sauvée, et dont le fils unique avait été victime d’une si odieuse lâcheté. Un jour elle ne put se contenir, et dit tout à M. Dufriche. Elle lui remit la pièce décisive. La justice fut saisie.

Devant le Conseil de guerre, Rouillon avait eu d’abord une attitude hautaine. Il comptait sur les nombreuses personnes à qui, pendant l’invasion, il avait procuré des affaires si lucratives. Est-ce que tout le monde, sauf les enragés, ne professait pas la plus haute estime pour lui à Verval ? Certes, les témoins à décharge ne lui manqueraient point.

Néant que tout cela ! De la fosse où il la croyait à jamais ensevelie, la vérité se dressa, irrésistible ! Madeleine, lorsqu’il lui eut reproché de le calomnier par vengeance personnelle, l’accabla sans pitié. M. et Mme Dufriche firent sur les juges une impression profonde. Maintes circonstances vinrent corroborer l’accusation. Enfin, un incident décisif dissipa les derniers doutes. Une enfant de dix ans, la fille du jardinier de la villa des Roses, surprise par l’arrivée des Allemands, s’était réfugiée dans le salon, où, blottie derrière un rideau, elle avait assisté à toute la scène de dénonciation qu’elle évoqua avec une ingénuité terrible.

Quand elle eut terminé, Rouillon se leva de son banc. La rumeur qui remplissait la salle, s’apaisa. Il se fit un silence solennel.

- C’est vrai, dit-il, je suis un misérable. Condamnez-moi, et qu’on en finisse au plus tôt ! J’aimais une femme qui ne m’aimait pas. J’étais jaloux ; je n’ai pu résister à la tentation de perdre ceux que ma jalousie soupçonnait. Crime absurde et inutile ! Mon rival heureux a survécu ; bientôt il épousera celle pour qui je vais mourir. Voilà mon châtiment, le vrai, le seul ! Il est juste. Mais je ne suis pas un traître. Je n’ai rien tramé contre la patrie. Je voudrais n’avoir jamais vécu.

XXIV

Condamné à mort, il refusa de se pourvoir en grâce.

Quand, aux premières pâleurs de l’aube, on lui annonça que l’heure suprême était venue, il prononça ce seul mot : Enfin !

- Je me repens, dit-il à l’aumônier ; et mon repentir est profond, absolu, résigné. Je ne saurais offrir autre chose au bon Dieu, s’il y a un bon Dieu, ce qui me paraît invraisemblable. N’insistez pas ! Mais vous pouvez me rendre un service. Voudrez-vous remettre, vous-même, ce billet à Mlle Fraisier ? Il est ouvert, je vous prie de le lire. Vous verrez que rien n’y est compromettant pour vous ni pour elle.

La lettre était ainsi conçue :

« J’aurais voulu vous revoir, mademoiselle Lucile, et vous supplier, non de me pardonner, mais d’avoir quelque pitié pour moi.

Ce qui me désespère, c’est l’exécrable souvenir que je vous laisse.

Certes, je suis châtié justement. Et pourtant, aimé par vous, j’aurais été un honnête homme. Tout le mal vient de ce que vous n’avez pu m’aimer. Ce n’était pas votre faute, je le sais. Ce n’était pas non plus la mienne.

Je vous pardonne ce que j’ai souffert, ce que je souffre encore à cause de vous. Jamais vous ne serez aussi heureuse que je suis malheureux.

Je n’ai que des parents éloignés. Entre eux et moi aucun lien, nulle affection. Je vous lègue toute ma fortune. Acceptez-la pour secourir ceux auxquels j’ai nui, pour réparer autant que possible le mal que j’ai fait. C’est un devoir pour vous.

Tâchez de m’oublier. Adieu. »

XXV

Il faisait déjà grand jour.

Rouillon monta avec l’aumônier dans une voiture du train des équipages militaires.

Il en descendit sans faiblesse ; et, d’un pas ferme, il alla se placer devant le poteau, préparé au pied d’une des buttes du polygone.

Il ne voulut pas qu’on lui bandât les yeux. Pendant que l’officier d’administration, greffier du Conseil de guerre, lui lisait son jugement, il ôta tranquillement sa jaquette et son gilet. La lecture finie, il embrassa l’aumônier et resta seul devant le peloton d’exécution.

Alors, par cet instinct, si profondément humain, qui entraîne les moribonds à ressaisir et à résumer leur existence entière dans une manifestation suprême, il chercha une idée, un mot, un cri, où exhaler tout son être. Mille souvenirs s’éveillèrent en lui avec une promptitude et une acuité magiques. Il se rappela, pour les avoir entendu citer, pour les avoir lues çà et là, dans les journaux, dans les romans, ou même dans ses petits livres d’écolier, les dernières paroles des condamnés célèbres. Pouvait-il crier comme eux : « Vive le Roi ! » ou « Vive la France ! Vive la République ! Vive l’Humanité ! » Non. Il voulait pourtant crier quelque chose ; il le voulait obstinément, passionnément. Dans son entêtement enfantin et tragique, il mettait à le vouloir tout ce qui lui restait de libre volonté. Il n’avait plus qu’une seconde. Il ne trouvait rien. Il vit l’officier donner le signal ; et machinalement alors, avec une précipitation fébrile, il cria d’une voix folle, d’une voix tonnante :

- Vive la Mort !

XXVI

Vive-la-Mort ! tel est le sobriquet funèbre, sous lequel se perpétue, à Verval, la mémoire de François Rouillon.

Le petit voiturier, qui récemment me contait cette histoire, me disait en guise de préambule :

- Voulez-vous que je vous fasse connaître l’aventure de Vive-la-Mort ?

En guise de conclusion, il ajouta :

- Mieux vaut crier Vive la Vie ! n’est-ce pas, Monsieur ?

Ce brave garçon n’avait pas subi la pire des invasions tudesques, celle de Schopenhauer et de Hartmann.


ÉMILE BLÉMONT.

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