BERTHET, Élie (1815-1891) : Le pacte de famine (1847).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (16.VII.2010)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur l'exemplaire (Bm Lx : 4855) de la Médiathèque des Romans du jour illustrés publiés par Gustave Havard, 15 rue Guénégaud à Paris (ca1849).


Le pacte de famine
par
Élie Berthet


~ * ~


I

Le renégat.

Le 15 novembre 1768, au plus fort de la famine qui désola Paris et la France à cette époque, une foule nombreuse se pressait dans la halle aux blés, que l’architecte Camus de Muzière venait d’achever. On s’agitait, on se questionnait l’un l’autre, et sans doute les nouvelles qu’on échangeait à voix basse n’étaient pas satisfaisantes, car la consternation était peinte sur tous les visages. Il y avait là, contre l’usage, de pauvres femmes couvertes de haillons, au teint pâle, traînant par la main des enfants demi-nus ; elles s’approchaient timidement des groupes pour saisir quelques mots au passage, puis elles s’éloignaient en donnant des signes de désespoir. La colère et la menace brillaient dans les regards de quelques hommes du peuple ; mais ils n’osaient élever la voix et ils se serraient la main en silence avec une sombre énergie. Une troupe de soldats armés gardait, le fusil sur l’épaule, les avenues du marché, et des personnages rébarbatifs parcouraient les groupes, épiant les gestes et l’attitude des mécontents. Ce déploiement de forces comprimait également les cris de rage et les plaintes douloureuses ; il ne sortait de cette foule mobile qu’un murmure sourd, étouffé par la terreur.

Au milieu de ces gens en guenilles, ou du moins modestement vêtus, qui remplissaient la halle, deux hommes, dont l’extérieur annonçait l’opulence et dont l’air tranquille semblait insulter à la tristesse commune, se promenaient en causant amicalement et attiraient particulièrement l’attention. L’un, âgé d’environ trente ans, était en habit noir, et le reste de son costume, complétement noir aussi, l’eût fait prendre pour un membre du clergé, si l’épée, dont la poignée d’acier ciselé se jouait sur les poches de sa veste de velours, n’eût désigné un laïque attaché à la haute administration cléricale. Ses cheveux légèrement poudrés, seulement pour se conformer à la mode, encadraient un visage noble, régulier, plein de caractère et d’expression. Son compagnon, au contraire, gros financier d’une quarantaine d’années, à la tournure commune, avait une de ces figures fraîches, rondes, fleuries, faites pour refléter une béatitude toute matérielle ou pour recevoir l’empreinte d’un éternel sourire. Son costume annonçait plus de recherche et de richesse que celui du personnage vêtu de noir. Ses manchettes et son jabot étaient de la plus fines dentelle de Malines ; son habit de couleur changeante, les diamants qui brillaient à ses doigts, l’ampleur de sa perruque à la conseillère, son air fier et dédaigneux trahissaient un heureux du siècle au milieu des pauvres plébéins rassemblés dans le marché public.

C’étaient donc sur ces deux personnages que se portait surtout la curiosité passablement hostile de la foule. Quand ils s’approchaient en ricanant de quelque groupe, on s’avertissait par un signe, on se taisait, on baissait la tête et on ne reprenait la conversation à voix basse que lorsqu’ils étaient passés.

L’intimité qui semblait exister entre ces deux hommes était en effet de nature à exciter l’attention de ceux qui les connaissaient l’un et l’autre, et à justifier des suppositions étranges. Ce personnage si bouffi de graisse et d’importance s’appelait Pierre Malisset : c’était un ancien boulanger de la rue Baudrier, qui, après avoir fait banqueroute, avait acquis une funeste célébrité dans les marchés de blés, où il achetait d’immenses quantités de grains pour le compte du roi. Or, on se disait à l’oreille que cette entreprise des blés du roi, présentée comme un grand acte de prévoyance de la part du gouvernement, n’était, en effet, qu’un vaste système d’accaparement au profit de quelques financiers dont Malisset était l’agent responsable. On racontait qu’un pacte secret, flétri du nom de pacte de famine, avait été conclu par les membres de cette société ; au moyen d’une ferme énorme qu’ils payaient aux ministres et à la cour, ils avaient acquis le droit de vendre au poids de l’or le pain dont se nourrissait le peuple. Malisset et ses complices passaient donc pour être les auteurs de la misère publique ; on assurait qu’il dépendait d’eux de ramener l’abondance dans Paris et dans la France entière, alors en proie aux horreurs de la disette. Aussi l’indignation publique ne trouvait-elle pas de termes assez énergiques pour maudire très-bas cet audacieux, qui, couvert de bijoux, venait ainsi la braver ouvertement.

Mais une chose plus étonnante encore que l’audace de Malisset, c’était de voir à ses côtés, et sur le pied d’une familiarité amicale, un homme qui avait toujours été l’ennemi des accapareurs, qui les avait attaqués, soit clandestinement dans des pamphlets, soit ouvertement devant les parlements dans des mémoires d’économie sociale. Prévot de Beaumont, ainsi s’appelait le compagnon de Malisset, était secrétaire du clergé, avait passé jusque-là pour un chaud partisan des idées philanthropiques du docteur Quesnai, dont plus tard Turgot devint le continuateur. Les habitués de la halle avaient eu souvent occasion de le voir au milieu d’eux lorsqu’il venait les questionner avec intérêt sur les causes de la rareté des grains et sur les moyens d’y remédier ; ils le connaissaient bon, généreux, ami du pauvre ; ils ne pouvaient donc comprendre cette subite et bizarre liaison entre deux hommes si peu faits pour s’entendre.

– Parbleu ! disait l’un avec une rage concentrée, ne voyez-vous pas que votre M. de Beaumont a fait comme les autres écrivassiers ? Ces gens-là ont l’air de défendre le peuple, mais c’est pour qu’on achète leur silence. Les accapareurs sont riches ; ils ont encore fermé la bouche à celui-là, et ils se sont fait de lui un trophée, afin de nous apprendre que nous ne devons compter que sur nous-mêmes.

– Silence donc ! silence ! reprit son voisin d’un air mystérieux ; je connais M. le secrétaire du clergé, moi, et je sais qu’il s’occupe activement des intérêts du peuple... Si l’on osait parler, on vous en dirait plus long ; mais soyez convaincu, si M. de Beaumont paraît maintenant être l’intime de ce scélérat de Malisset, il a de bonnes raisons pour cela.

– Peut-être Malisset l’a-t-il pris pour sauvegarde, dit un autre ; on a parlé d’émeute, et ce poltron d’accapareur n’est pas fâché d’avoir près de lui quelqu’un dont l’influence pourrait le tirer d’un mauvais pas.

– Croyez-vous qu’il en ait besoin ? dit le premier avec ironie en désignant les soldats postés aux entrées du marché.

– Pendant que cette conversation avait lieu dans un coin obscur de la halle, Malisset et Prévot de Beaumont, après une assez longue promenade à travers la foule, s’étaient approchés de la porte qui donne dans la rue de Grenelle ; là ils s’arrêtèrent et ils échangèrent quelques paroles dernières avant de se séparer. Or, les soupçons exprimés par un des précédents interlocuteurs au sujet du secrétaire du clergé étaient bien fondés, si l’on en juge par le dialogue des deux nouveaux amis.

– Eh bien ! mon cher, disait le financier en haussant les épaules, vous le voyez, le peuple est très-sage, et ce serait folie de se porter son avocat, quand il ne songe pas lui-même à protester... Je vous félicite donc d’avoir renoncé enfin à vos projets de réforme, d’être venu franchement à nous... Vous avez des talents administratifs très-précieux, nous saurons les employer... votre charge de secrétaire du clergé, je crois, ne conduit pas à grand’chose. Vous avez, m’a-t-on dit, un père, une femme, un enfant, une famille, enfin, et vous n’êtes pas riche. Il faut songer à votre fortune !

Le jeune homme répondit par un signe équivoque.

– Depuis notre dernière et récente entrevue, continua Malisset d’un ton de bonhomie, j’ai vu nos messieurs, je leur ai fait vos conditions. Venez ce soir souper à ma petite maison ; ils y seront tous, et vous les trouverez, j’espère, de bonne composition. Plusieurs d’entre eux ont cependant encore sur le coeur une certaine proposition adressée par vous à M. d’Invau, et qui avait pour but de nous faire tous pendre. Mais je compte annoncer votre conversion franche, complète, définitive, je me porterai garant de votre bonne foi, et toutes les difficultés seront levées ; nous ne voulons pas la mort du pécheur. Eh bien ! mon cher, sur ma parole, ajouta-t-il en riant, aux termes où nous en sommes, je puis convenir avec vous que vous commenciez à nous faire peur ! N’abusez pas de mon aveu.

– Vraiment, demanda Beaumont de même, moi, je vous faisais peur, et pourquoi ?

– Non pas, repris Malisset en éludant la question, que nous ayons aucun danger à craindre de votre part ou de la part de tout autre... Notre ami et coassocié, le lieutenant de police Sartine, veille pour nous, et si l’on osait... Mais brisons là, interrompit-il en lui tendant la main avec une apparence de cordialité ; merci de n’avoir pas craint, vous, homme populaire, de vous compromettre publiquement avec moi, moi la bête noire de cette canaille. Car je vous ai véritablement compromis, ajouta-t-il d’un air qui voulait donner une grande opinion de son adresse, les badauds, tout à l’heure, jetaient sur vous des regards encore plus furibonds que sur moi. Je viens de vous faire brûler vos vaisseaux !

– Que m’importe, répondit le secrétaire du clergé en souriant, si vous et vos amis vous devez remettre ma barque à flot.

– Pas mal, jeune homme, dit le gros financier d’un ton protecteur, en frappant sur l’épaule de Prévot ; j’aime à vous voir cette bonne humeur... Mais, vraiment, ajouta-t-il en baissant la voix, toute réflexion faite, il me semble possible d’augmenter encore le prix du grain d’une livre tournois au moins par quintal... ces bonnes créatures-là ne bougeront pas davantage !

– Haussez, haussez encore, répondit Prévot de Beaumont avec une chaleur trop énergique pour être naturelle.

Il ajouta aussitôt d’un ton moqueur :

– Plus le mulet est chargé, mieux il marche.

Tous les deux poussèrent de bruyants éclats de rire.

– Allons, nous nous entendrons, dit Malisset en se dirigeant vers sa voiture qui l’attendait à la porte de la halle. Venez ce soir à ma petite maison du Roule, vous la connaissez déjà... nous causerons gaiement le verre à la main.

– A ce soir, dit Beaumont en s’inclinant.

Ils allaient se séparer ; une rumeur qui s’éleva à quelques pas d’eux attira leur attention. Un homme, misérablement vêtu, parlait avec chaleur au milieu d’un groupe ; la hardiesse et la véhémence de son langage devaient faire trembler pour lui quand on connaissait la brutale et inévitable police qui gouvernait alors la capitale et la France.

– N’est-ce pas une infamie, s’écriait-t-il, cinquante livres le sac de blé ? Comment vivront les pauvres gens ! Il faudrait donc que nous allions paître l’herbe dans les champs comme les troupeaux ? J’avais deux enfants ; moi qui vous parle : l’un est mort de faim dans la famine de 1752 ; certainement l’autre mourra de la même manière pendant celle-ci ? Ah ! si le roi savait ce que l’on fait en son nom pour réduire au désespoir le pauvre monde ?... S’il savait à quel prix ses agents accaparent le blé et à quel prix ils le revendent !

Un murmure d’approbation accueillit ces plaintes. Malisset, qui allait monter dans son carrosse en fredonnant un air d’opéra, revint sur ses pas. Sûr d’être soutenu, il marcha droit à l’homme qui venait d’élever la voix.

– Que parles-tu d’accaparements, drôle ? demanda-t-il avec mépris : sais-tu devant qui tu oses prononcer de telles paroles ? Sais-tu qui je suis ?

– Vous êtes M. le contrôleur général de la manutention des blés du roi, dit l’homme du peuple en baissant involontairement les yeux.

– Eh bien  maraud, qu’as-tu voulu faire entendre au sujet de l’administration philanthropique dont je suis le chef ?... Ignores-tu, toi qui te plains, que cette administration, aux termes de ses statuts, doit donner douze cents livres par an aux pauvres, et que cette somme est prise sur des bénéfices déjà presque nuls ! Va, si, au lieu de crier à l’accaparement, toi et tant d’autres fainéants vous travailliez à la terre, ou si vous payiez exactement vos impôts au trésor de Sa Majesté, il n’y aurait pas de famine !

Ces paroles, prononcées d’un ton sévère, ne reçurent pas de réponse. A la vérité, quelques fronts se plissèrent, quelques poings se fermèrent convulsivement, mais personne ne souffla.

– Tiens, dit Malisset en paraissant se radoucir et en présentant au plaignant un écu de six livres, si vraiment tu es père de famille, voilà de quoi acheter du pain pour aujourd’hui. Mais va-t’en bien vite, sinon je vais donner l’ordre de te mettre dans un lieu où tu ne pourras plus claquebauder contre personne.

Et il s’éloigna avec le secrétaire du clergé auquel il dit en souriant ;

– Tout ceci ne prouve rien. Nous allons préparer la hausse pour demain. A ce soir donc, Prévot, à ce soir, chez moi, et tout ira bien.

Il monta dans sa voiture en présence du peuple consterné, fit encore un signe d’adieu à Prévot et disparut.

II

La recrue.

Alors le jeune homme vêtu de noir rentra dans la halle, et sembla chercher quelqu’un du regard ; puis il s’avança vers un homme du peuple appuyé contre la muraille dans un coin isolé ; ce nouveau personnage avait le costume et le tablier de cuir d’un ouvrier.

– Boyrel, lui dit-il à voix basse, je n’ai pu refuser à ce Malisset de me montrer en public avec lui pour preuve de ma sincérité. Hâte-toi de rassurer nos amis que cette démarche a sans doute étonnés... dis-leur que nos projets tiennent toujours pour ce soir. Je compte sur toi.

L’ouvrier s’inclina respectueusement et se perdit dans la foule.

L’attention de Prévot de Beaumont tomba alors sur le malheureux qui venait de se plaindre avec tant d’amertume. Il était encore là, entouré de pauvres gens comme lui qui applaudissaient, mais seulement du regard et du geste, à ses audacieuses paroles ; il tournait et retournait dans ses mains la pièce d’argent du financier, et il disait avec son intrépide franchise :

– Oui, c’est cela, ils nous volent des millions et ils nous font l’aumône d’un écu ! Ne faut-il pas leur baiser la main à ces gens charitables qui, avec l’argent pris sur notre faim et notre misère, achètent de beaux habits, des hôtels, des carrosses ! Ah ! s’il y avait ici des gens de coeur qui ne voudraient pas se laisser arracher le dernier morceau de pain de la bouche...

Il s’interrompit tout à coup en voyant fuir tous ses auditeurs. Il se retourna vivement, et il se trouva en face d’une escouade de soldats.

– A moi ! mes amis, s’écria-t-il sans reculer d’un pas.

La foule continua de fuir vers le côté opposé de la halle ; les soldats cernèrent l’audacieux orateur et s’emparèrent de lui.

– Les lâches ! murmura-t-il d’un ton méprisant en regardant le vide qui s’était formé tout à coup autour de lui.

On allait le conduire en prison, lorsque Prévot de Beaumont s’élança vers l’exempt de Police qui commandait l’escouade, et lui dit avec autorité :

– Laissez aller cet homme, je réponds de lui.

– Qui êtes-vous ? demande l’exempt en le toisant avec insolence.

Prévot de Beaumont lui glissa quelques mots à l’oreille.

– Alors, c’est différent, dit l’homme de police avec une sorte d’ironie en faisant signe à ses limiers de lâcher leur proie ; si vous êtes l’ami de M. le contrôleur général, je n’ai rien à dire ; c’est votre affaire.

Les soldats poussèrent brutalement le pauvre diable et lui administrèrent quelques bourrades que Prévot ne put empêcher ; puis ils retournèrent à leur poste en échangeant de grossières plaisanteries. Le secrétaire du clergé s’empressa d’entraîner son protégé, de peur qu’il ne laissât échapper encore des paroles trop hardies. Ils traversèrent ensemble la halle, si pleine un moment auparavant, et maintenant déserte, puis ils sortirent par la porte qui donne rue du Four.

Quand ils furent à quelque distance du marché, dans une de ces rues solitaires qui l’avoisinent, Prévot se mit à examiner celui à qui il venait de rendre un si grand service. C’était un homme de taille moyenne, dont les habits, sans être élégants, n’attestaient cependant pas une profonde misère. Son visage mâle ne portait pas la trace de la faim et des privations ; ses petits yeux noirs, enfoncés, mobiles, exprimaient plus d’astuce et d’avidité que de courage et de résignation. Dans la scène qui venait d’avoir lieu, et qui pouvait avoir pour lui de si funestes conséquences, il n’avait montré ni faiblesse ni étonnement ; mais cette sécurité était-elle le résultat d’un grand courage ou d’un complet désespoir ? C’est ce que de Beaumont ne pouvait expliquer.

– Tu dois être bien malheureux, dit-il après un moment d’examen silencieux, pour t’être compromis avec tant d’imprudence. Qui es-tu ? comment te nommes-tu ?

– Je m’appelle Jérôme Picot, répondit l’inconnu avec un peu d’hésitation, et, comme vous le dites, je suis bien malheureux. Je suis père de famille ; j’ai une femme et un enfant à ma charge. Jusqu’ici j’ai vécu bien misérablement, mais enfin j’ai vécu de mon état de tisserand. Comme l’argent est rare et le pain cher, mon maître m’a renvoyé depuis plusieurs jours ; ma famille et moi nous sommes sans ressources. Aujourd’hui, en allant à la halle, j’ai appris que le prix du grain était encore augmenté ; ma foi, le désespoir et la colère m’ont tourné la tête, et sans votre bienveillante protection, dont je vous remercie mille et mille fois...

– A quoi bon cette colère ? dit Beaumont tranquillement ; pourquoi rendre les gens du roi responsables de la cruelle famine qui désole Paris ! L’année a été stérile, et les fonds manquent dans les caisses de prévoyance et de secours ; voilà tout le secret de la misère publique.

Celui qui se donnait le nom de Jérôme Picot fixa sur son interlocuteur un regard pénétrant, et lui dit avec une expression railleuse :

– Ecoutez, monsieur ; le peuple n’est pas dupe de tous ces mensonges. Ce n’est ni la stérilité de l’année, ni la pénurie du trésor qui causent la famine et s’il en voulait les preuves, il irait les chercher dans les bureaux de la rue Saint-Laurent, de la rue Bourbon-Villeneuve, de la rue...

– Parle plus bas. Sais-tu bien que tu désignes là les bureaux de l’administration des blés du roi ?

– Les bureaux des accapareurs qui ruinent la France au nom de Louis le Bien-Aimé, répondit Jérôme d’une voix grave, les bureaux de ces misérables qui ont fait le pacte de famine, et qui, depuis plus de trente ans, s’engraissent de la misère publique !... La famine de 1741, où mon père mourut de besoin ; celle de 1752, où mon fils expira sur le sein tari de sa mère qui manquait de nourriture depuis plusieurs jours ; celle d’aujourd’hui, qui fera peut être périr ma femme, l’enfant qui me reste et moi avec eux : tout cela est leur ouvrage... Oh ! continua Jérôme avec rage, s’il se trouvait un homme assez généreux, assez ami du peuple pour démasquer ces scélérats, pour venir devant le roi ou à la barre du parlement dénoncer tout haut ce que l’on dit tout bas...

Il y avait dans ces paroles une allusion trop directe, qui excita la défiance de Prévot ; il interrompit brusquement son interlocuteur.

– Ceci est un conte absurde, fit-il en présentant un nouvel écu de six livres à Jérôme qui accepta sans trop se faire prier ; tiens, voilà de quoi subvenir aux besoins de demain, puisqu’on a déjà pourvu aux besoins de la journée. Je ne puis faire davantage, car je ne suis pas riche. Maintenant, voici ton chemin, voilà le mien, et adieu.

Malgré ce ton décidé, Prévot de Beaumont ne se montrait pas plus empressé de s’éloigner que Jérôme lui-même. L’un et l’autre s’étaient arrêtés sur le trottoir sans s’inquiéter des passants qui les coudoyaient, et chacun d’eux semblait attendre que l’autre reprît l’entretien...

– Eh bien ! dit Jérôme d’un ton brusque ; je ne puis m’empêcher de vous dire que vous êtes un brave jeune homme ! et si je ne vous avais vu avec Malisset, le plus fieffé coquin de la terre...

La main de Prévot s’appuya tout à coup sur l’épaule du tisserand, et la pressa d’une manière significative.

– Tu es donc véritablement un homme de coeur et de résolution ? demanda-t-il vivement comme s’il venait de prendre un parti.

– N’ai-je pas fait mes preuves tout à l’heure au milieu de ces lâches ?

– C’est vrai, mais ce n’est pas encore assez. Serais-tu disposé à risquer ta vie, s’il le fallait, pour faire cesser cet horrible fléau qui désole le pays ? Pourrais-tu jurer par tout ce qu’il y a de plus sacré de concourir à l’exécution d’un projet qui aurait pour but de forcer les hommes puissants à punir ceux qui affament le peuple ?

– J’en jurerais par le souvenir de mon père et de mon enfant, tous deux morts de faim !

– Dieu a entendu ton serment, dit Beaumont avec un accent solennel. C’est assez, maintenant tu es mon ami ; pardonne-moi ma défiance.

– C’est assez pour vous, mais non pour moi !... A mon tour, qui êtes-vous ?

– Qu’importe ?

– Mais ces liaisons avec l’infâme Malisset et les autres accapareurs...

– Ne faut-il pas jouer de ruse jusqu’à ce qu’on puisse agir ouvertement de force ! dit le secrétaire du clergé d’une voix sourde ; crois-tu qu’on puisse s’emparer d’un secret d’Etat, sans de longues et pénibles manoeuvres ? j’ai besoin de preuves authentiques pour combattre nos ennemis. Ces preuves, j’en ai déjà eu par la ruse, il en faut arracher d’autres par la force, tu m’aideras, si tu veux, dans cette dernière partie de mon noble projet... Quant à ces misérables, je les hais plus que toi, parce que je les connais mieux.

– Eh bien, donc, que faut-il faire ?

– Viens ce soir, à la nuit, dans le faubourg du Roule, près de la petite maison de Malisset. Tu y trouveras beaucoup d’autres personnes ; on te demandera ce que tu veux ; tu répondras du pain !

– C’est bien ; j’y serai.

– Tu auras des armes.

– Oui.

– Une poignée de main silencieuse termina l’entretien, et Prévot de Beaumont s’éloigna sans se retourner.

Quand il eut disparu à l’angle d’une rue, Jérôme Pichot, ou du moins celui qui avait pris ce nom, releva la tête et aspira une longue bouffée d’air, comme un acteur qui vient de jouer un rôle pénible. Puis il regarda autour de lui. Deux hommes de figures suspectes, le chapeau enfoncé sur les yeux, et armés de gros bâtons, le suivaient à quelque distance. Sitôt qu’ils le virent seul, ils accoururent.

– Tout va bien, camarades, leur dit-il en argot d’un ton joyeux. Allons boire ; nous avons dix minutes à nous.

III

Le conseiller au parlement.

Pendant que le secrétaire du clergé poursuivait ainsi l’accomplissement de quelque périlleux projet, où l’attendait avec impatience dans sa demeure de la rue de la Barillerie. Au second étage d’une maison d’assez belle apparence, dans une pièce meublée avec élégance, deux personnes étaient assises, devant une vaste cheminée de marbre, où brillait un feu vif à cause de la rigueur de la saison. A la place d’honneur, un vieillard d’un aspect vénérable, presque octogénaire, occupait un fauteuil de damas à grandes fleurs. Ses jambes, immobiles et étendues douillettement sur un tabouret, annonçaient un goutteux. Cependant les traits de ce vieillard avaient conservé une sévérité de lignes, indice d’une âme forte et inflexible ; ils portaient l’empreinte de cette dignité solennelle dont les magistrats français gardèrent si longtemps les traditions. L’autorité accordée par le droit romain aux pères de famille sur leurs enfants et sur les personnes de leur maison, semblait revivre dans ce personnage austère. La roideur et la majesté de son attitude, sa perruque à la Louis XIV, dont les longues boucles flottaient sur ses épaules, achevaient de donner à toute sa personne un caractère de commandement qui inspirait le respect. Un peintre l’eût pris pour modèle, s’il eût voulu personnifier la paternité dans une époque, où la paternité et la vieillesse étaient une religion.

Ce vieillard était M. Anselme de Beaumont, ancien conseiller au parlement de Paris et père de Prévot de Beaumont, le héros de cette histoire ; il paraissait très-occupé à lire un de ces volumineux in-folios qui ne peuvent être que des ouvrages ecclésiastiques ou des livres de jurisprudence ; calme et silencieux, il ne faisait d’autre mouvement qu’un geste machinal pour tourner de temps en temps une page du massif volume, arrangé convenablement sur un pupitre près de son fauteuil. Cependant on eût pu deviner à ses lèvres légèrement pincées, au regard rapide qu’il jetait de côté par intervalles, qu’il ne donnait pas réellement à sa lecture une attention absolue. Un sentiment de curiosité, d’inquiétude même, se faisait jour à travers cette dignité que le vieillard paraissait avoir tant à coeur de conserver.

Sur un pliant, de l’autre côté de la cheminée, était une jeune femme d’une figure mélancolique mais régulièrement belle. Son costume ne se distinguait que par une simplicité de bon goût ; elle n’avait ni paniers ni poudre, comme une maîtresse de maison dans son intérieur ; elle tenait à la main un ouvrage de tapisserie. Mais son ouvrage l’occupait moins encore que le livre de droit n’occupait l’ancien magistrat ; car elle se levait à chaque instant pour aller coller son front aux vitres d’une fenêtre, donnant sur la rue ; puis elle revenait à son siége en soupirant, pour se relever un moment après. Parfois aussi elle calmait d’un signe les écarts un peu vifs d’un joli petit garçon de trois ou quatre ans qui jouait sur le tapis aux pieds de M. de Beaumont ; l’enfant, tout jeune qu’il était, semblait déjà comprendre ce respect pour le vieillard dont sa mère lui donnait l’exemple, et il se taisait aussitôt.

Enfin, la jeune dame, après une dernière et infructueuse promenade à la fenêtre, vint s’asseoir près d’un guéridon de laque et murmura avec accablement :

– Voici la nuit... il n’est pas encore de retour !

M. de Beaumont releva lentement la tête et fixa ses yeux gris sur la jeune femme ; elle restait penchée sur son ouvrage, comme si elle venait de se parler à elle-même.

– Angèle, dit le magistrat en éloignant doucement son pupitre, je ne vois pas pourquoi le retard de votre mari vous préoccupe aujourd’hui plus qu’à l’ordinaire... C’est encore à l’heure où il remplit les devoirs de sa charge à l’archevêché.

Angèle laissa tomber une larme sur son ouvrage. Le vieillard s’en aperçut.

– Qu’y a-t-il donc, ma fille ? demanda-t-il en tressaillant ; pourquoi pleurez-vous ? Depuis quelques jours on semble se cacher de moi. Mon fils et vous, vous avez des secrets que je ne connais pas ; depuis quand donc ne méritai-je plus la confiance de mes enfants ?

Angèle ne répondit pas et donna un libre cours à ses sanglots. M. de Beaumont reprit avec autorité :

– Parlez, Angèle, j’exige la vérité... Pourquoi ces larmes ? Je vous prie, je vous ordonne de répondre...

La jeune femme essuya ses yeux, s’appuya sur le fauteuil du vieux magistrat et essaya de sourire. Puis elle lui dit en faisant une petite moue câline et en joignant les mains d’un air suppliant :

– Mon excellent père, promettez-moi de ne pas le gronder...

– Mon fils a donc commis quelque faute ? Si cela est, pourquoi, moi qui suis son père et son juge naturel, ne lui adresserais-je pas des reproches ?... S’il n’y a rien à lui reprocher, pourquoi demander son pardon ?

Cette logique rigoureuse brisa l’assurance factice de la pauvre petite femme ; elle s’éloigna avec une sorte d’effroi et retomba sur son siége en pleurant toujours.

– Allons, ma fille, reprit le vieillard d’un ton radouci qui, cette fois, commandait la confiance, c’est mal de me tourmenter !

Angèle emprisonna les deux mains ridées et chargées de bagues de M. de Beaumont dans ses petites mains blanches et potelées.

– Eh bien ! oui, mon père, dit-elle, avec chaleur, vous saurez tout, vous me conseillerez, vous m’éclairerez. Depuis bien longtemps ce secret enfermé dans mon coeur veut s’épancher dans le vôtre, car je sais combien vous êtes prudent, juste et bon !

– Mais tout cela, petite folle, reprit le vieillard d’un ton moitié grondeur, moitié affectueux, ne m’explique pas pourquoi le retard de votre mari...

– Mon mari, depuis huit jours, n’a pas paru dans les bureaux de l’archevêché ! dit Angèle tout d’une haleine.

Aucune émotion ne se trahit sur les traits du vieux légiste.

– Et pourquoi mon fils, demanda-t-il d’une voix austère, néglige-t-il ainsi les devoirs d’une charge qui le fait vivre lui et sa famille ?

– Pourquoi, monsieur ! Dieu seul le sait !... N’avez-vous pas vu combien il est sombre et contraint avec nous depuis plusieurs jours ! La nuit il écrit continuellement ou il prononce des mots entrecoupés comme s’il avait la fièvre... Ensuite, avez-vous remarqué ces hommes aux figures hâves, aux costumes misérables qui l’attendent dans la rue quand il monte ici quelques moments pour vous saluer et embrasser son enfant ? Ce que signifie ceci, mon père, c’est ce que je me demande, tout le jour quand je l’attends sans le voir venir, toute la nuit quand je pleure en silence ; c’est ce que je vous demande, à vous, qui connaissez si bien son coeur, à vous qui l’avez élevé, qui devez deviner ses pensées...... »

M. de Beaumont opposa un calme, peut-être apparent seulement, aux plaintes douloureuses d’Angèle.

– Eh bien ! ma fille, qu’y a-t-il là pour tant vous effrayer ? Ne savez-vous pas que votre mari s’est passionné pour les idées des économistes, et qu’il les soutient secrètement par ses écrits ?... Ces études n’auraient rien que de louable, si elles ne l’empêchaient pas de remplir ses fonctions de secrétaire du clergé... Ne vous effrayez pas, encore une fois ! je parlerai à Prévot, je le gronderai...

– Et il ne vous écoutera pas ! dit Angèle d’un ton bref, comme en désespoir de se faire comprendre.

– Il ne m’écoutera pas, moi ? s’écria le magistrat en se redressant, Angèle, ce serait alors pour la première fois.

– Oh ! pardon ! pardon ! monsieur ; mais ne jugez-vous pas à ses yeux ardents, à son front pâle, à cette expression triste et rêveuse de son visage, que mon mari nourrit secrètement quelque projet terrible devant lequel seront impuissantes les larmes d’une femme et les volontés d’un père ?

M. de Beaumont se laissa aller dans son fauteuil d’un air abattu.

– Allons, dit-il avec un profond soupir, Angèle, je le vois, vous avez conçu les mêmes craintes que moi ; je cherchais à me dissimuler la gravité du mal ; mais, puisque ce mal est réel, nous pouvons parler de notre funeste découverte... Jusqu’ici je n’ai pas voulu presser Prévot de mes questions ; car, je vous l’avouerai, malgré sa soumission à mes volontés, j’ai senti cette fois combien je pourrais compromettre ma dignité de père, qui doit toujours être sainte et respectée... Mais il n’y a plus ni hésitations ni faiblesse possibles.... il faudra que mon fils s’explique, Angèle ; il faudra qu’il m’apprenne dans quel but il compromet son avenir, celui de son enfant, le vôtre et le mien ; car lui, c’est nous, et s’exposer au péril c’est nous y exposer tous !

Après un moment de silence il reprit :

– D’où vous vient cette pensée, Angèle, que votre mari songe à exécuter quelque projet... illégal ?

L’ancien magistrat n’avait pas trouvé d’expression plus énergique pour caractériser ses craintes.

– Ce qui m’a donné cette pensée ? reprit la jeune femme. Ses actions, ses paroles, ses gestes ; son exaltation quand il parle des misères du peuple, son indignation quand on prononce devant lui les noms de ceux qu’on accuse d’en être les auteurs, ses relations avec des gens d’une classe inférieure... Tenez, mon père, ajouta-t-elle en baissant la voix, il y a là, dans la chambre de mon mari, une cassette toujours parfaitement close qui doit jouer un grand rôle dans cette affaire ; j’ai vu Prévot en tirer des papiers et les examiner avec une satisfaction enthousiaste ; il les méditait, il les commentait ; dans ces moments de contemplation, ses yeux brillaient comme des charbons ardents... Mon père, cette cassette contient notre sort à tous !

– Vous croyez ? répondit M. de Beaumont dominé par l’énergie de la jeune femme ; mais enfin, quel projet lui supposez-vous ?

– Il veut arracher le masque aux accapareurs de grains, dénoncer en plein parlement le pacte de famine, et présenter aux juges les preuves authentiques de cette exécrable convention, dit Angèle en pâlissant.

– C’est-à-dire, reprit le vieux magistrat comme entraîné par ses prévisions, attaquer en face le gouvernement ; et s’il ne réussit pas, ou même s’il réussit, tomber dans les cachots de la Bastille qui se refermeront sur lui comme un tombeau !

Un morne silence suivit cette explication. Le vieillard était pensif, Angèle pleurait toujours.

- Vous allez trop loin, ma fille, dit enfin M. de Beaumont de son ton austère et majestueux ; laissez-moi éclaircir cette affaire avec Prévot. Il aime son enfant, il nous aime tous deux... s’il voulait s’engager dans quelque entreprise insensée, vous verriez ce que peut un père sur un fils respectueux.

Comme il achevait ces mots, des pas précipités se firent entendre dans l’escalier, et presque au même instant Prévot de Beaumont entra dans la salle.

IV

La malédiction.

Le vieux goutteux se redressa pour prendre une attitude imposante. La jeune femme sourit et s’élança vers son mari en lui présentant son enfant. Prévot était encore plus animé qu’à l’ordinaire ; sa démarche avait quelque chose de vif et d’impétueux qui annonçait une profonde préoccupation.

– Bonjour, Angèle, dit-il, en déposant rapidement un baiser sur le front de sa femme ; bonjour, mon père, ajouta-t-il en pressant affectueusement la main du vieillard. Je suis venu bien tard, et cependant je ne peux vous accorder un instant... je vais faire un peu de toilette... une affaire importante me réclame...

Et sans attendre de réponse, il entra dans la chambre voisine pour changer de costume.

– Vous voyez, mon père ! dit Angèle avec désespoir.

Prévot ne tarda pas à reparaître ; il était en brillante toilette, quoique toujours vêtu de noir. Avant de partir, il s’approcha de madame de Beaumont.

– Angèle, dit-il en s’efforçant de paraître calme, je vais à un bal, à une fête ; peut-être reviendrai-je bien tard, peut-être même ne rentrerai-je pas avant le jour... Ne vous effrayez pas et surtout ne m’attendez pas...

La jeune dame regarda tristement son père, comme pour lui faire entendre que leurs prévisions s’accomplissaient déjà. Prévot, sans remarquer ce mouvement, ajouta plus bas :

– Ma bonne amie, je vous demande un service sans importance, mais dont je vous expliquerai le motif demain... Si, lorsque le jour paraîtra je ne suis pas de retour, vous prendrez une cassette qui est dans ma chambre, et vous la cacherez en lieu sûr...

– Prévot ! Prévot ! murmura Angèle avec angoisse en se laissant aller sur un fauteuil, vous me faites trembler !

Mais son mari ne l’avait pas entendue. Il allait sortir sans lui dire un dernier adieu, sans embrasser son enfant qui lui tendait ses petits bras, sans saluer son vieux père infirme, quand la voix sonore et imposante du vieillard éclata comme la foudre.

– Où allez-vous, monsieur ? restez... je le veux.

Prévot de Beaumont s’arrêta tout à coup et se retourna. Il pâlit en voyant l’expression de majesté et de résolution répandue sur les traits de l’ancien magistrat. Il prévit une lutte, et il se hâta de répondre avec une respectueuse déférence :

– Je crois vous l’avoir dit, mon excellent père ; je vais à un souper chez le contrôleur général des greniers du roi. Il y aura nombreuse société, et nous devons causer d’affaires... Pardonnez-moi, ajouta-t-il en faisant un mouvement pour sortir, l’heure me presse et l’on m’attend en bas... Demain je vous expliquerai ma conduite... demain sans doute mes voeux seront comblés, et alors, mon père, je ne vous laisserai plus seul si souvent, non plus que ma bonne Angèle... Je serai toujours près de vous, comme autrefois... Adieu, adieu.

– Restez ! répéta M. de Beaumont avec un geste impérieux qui cloua le jeune secrétaire à sa place.

– Mon fils, reprit-il d’un ton plus doux, après un moment de silence, pour la première fois de votre vie, vous vous défiez de moi ; pour la première fois, vous vous cachez de votre père comme d’un ennemi... mais je vous ai deviné... vous tramez quelque chose qui épouvanterait sans doute un pauvre vieillard maladif et une faible femme... Mon devoir, monsieur, est, s’il le faut, de vous imposer les conseils de mon expérience, de vous éclairer, de vous sauver de vous-même... Vous êtes ici devant un tribunal bien plus auguste, bien plus sacré que les tribunaux institués par les lois humaines. Votre famille vous demande, monsieur, sur quel coup de dé vous jouez son existence et son bonheur ?

Prévot de Beaumont resta immobile et les yeux baissés comme un écolier d’un bon naturel, mais opiniâtre, qui reçoit une réprimande de son précepteur. Il était impatient d’échapper à cette torture morale, mais il n’osait s’y soustraire brusquement.

– Et d’abord, monsieur, continua le rigide vieillard après une pause, dites-moi sans détours pourquoi ces liaisons avec des hommes méprisables, tels que ce Malisset ?...

– Mon père, je traite en ce moment une affaire grave qu’il serait trop long de vous expliquer. Demain, vous saurez tout, je vous le jure ; demain est bien proche. L’heure où je suis attendu va sonner, pardonnez-moi si je vous quitte... Oh ! mon père, vous ne pouvez pas comprendre...

– Répondez, répéta le vieillard avec force ; comment, mon fils, élevé dans des principes sévères, ose-t-il se mêler aux fêtes de ces débauchés, prendre part à leurs orgies, quand il néglige sa bonne et honnête femme, la mère de son enfant ?

Prévot saisit avidement l’occasion de prendre le change.

– Ah ! je vois de quoi il s’agit ! dit-il en jetant un regard terrible sur la pauvre Angèle ; on vous a fait des plaintes sur mon peu d’assiduité auprès de ma femme ; la jalousie...

– Oh ! ne crois pas cela  ne crois pas cela ! s’écria madame de Beaumont toute tremblante ; je ne doute pas de toi, Prévot, je crois à ton amour !

– Vous ne me tromperez pas avec ces subterfuges, s’écria l’ancien magistrat ; vous oubliez que je suis habitué à interroger des coupables... Répondez : qu’allez-vous faire ?

Toutes ces adjurations, ces prières, ces menaces, vinrent se briser contre la volonté énergique de Prévot, comme les vagues d’un torrent contre un pic de granit. Renonçant à la ruse, il montra cette fermeté indomptable qui semblait être le fond de son caractère.

– Adieu, mon père, adieu, Angèle, répéta-t-il d’un ton bref en se dirigeant vers la porte ; demain vous me bénirez...

Alors le vieillard fit un effort désespéré. Oubliant ses souffrances et ses infirmités, il se dressa de toute sa hauteur par un mouvement convulsif, s’élança vers la porte et se plaça sur le passage de son fils ; celui-ci recula avec une terreur religieuse.

– Ainsi donc tout ce que je craignais est vrai ! s’écria l’aïeul d’un ton solennel ; voulez-vous que je vous dise où vous allez, moi ? Vous allez à la Bastille, malheureux, et peut-être... à l’échafaud !

Un cri s’échappa douloureusement de la poitrine d’Angèle ; elle tomba presque évanouie aux pieds de son mari.

– Je vais où un grand devoir m’appelle, dit Prévot de Beaumont avec un regard sublime ; si je dois être martyr, eh bien, mon père, souvenez-vous qu’il y a là-haut une palme brillante pour les martyrs !

– Mais vous n’avez pas le droit d’aspirer à cette palme, s’écria le vieillard immobile à son poste, vous ne vous appartenez pas. Vous ne sortirez d’ici qu’en nous foulant sous vos pieds !

– Tu ne sortiras pas ! s’écria Angèle en saisissant avec frénésie les vêtements de son mari.

Prévot hésita quelques secondes. Son père, ce vieillard en cheveux blancs était toujours là, obstacle vivant et infranchissable, sur son passage. Sa jeune et belle femme, pâle, oppressée, se traînant à ses pieds en prononçant des paroles suppliantes. Son petit enfant blond et rose était là aussi, pleurant de voir pleurer sa mère, élevant ses petites mains pour implorer une faveur dont l’instinct lui faisait presque comprendre le prix. Certes, il y avait dans ce tableau de quoi émouvoir un homme bon et généreux par nature, quelle que fût d’ailleurs l’inflexibilité de sa volonté ou l’impérieuse conscience de son devoir.

Pendant cette lutte intérieure, dont les péripéties se trahissaient énergiquement sur le visage du jeune enthousiaste, un bruit singulier retentit tout à coup dans la rue comme un signal ; au même instant une voix, qui devait sortir de quelque poitrine vigoureuse, fit entendre avec un accent plaintif ces deux seuls mots : Du pain !

Alors une nouvelle ardeur sembla passer dans les membres de Prévot de Beaumont. Son oeil brilla.

– L’entendez-vous ? s’écria-t-il ; mon père, il y a quelque chose de plus puissant encore que la voix de la famille : c’est la voix d’un grand peuple qui souffre et qui a faim ; cette voix m’appelle, je dois lui obéir sans retard.

Il enleva le vieillard dans ses bras avec autant de facilité qu’il eût fait de l’enfant lui-même, s’ouvrit passage et s’enfuit rapidement sans regarder derrière lui.

– Sois maudit ! soit maudit ! s’écria M. de Beaumont en fureur, comme s’il eût voulu poursuivre son fils de ses imprécations.

– Mon Dieu ! ayez pitié de lui et de nous ! murmura Angèle.

Prévot de Beaumont, en fuyant le théâtre de cette scène déchirante, descendit dans la rue obscure et solitaire où l’homme grossièrement vêtu qu’il avait appelé Boyrel l’attendait depuis longtemps. Il lui fit signe de le suivre, et ils commencèrent à longer les quais presque déserts pour gagner le faubourg Saint-Honoré. Beaumont marchait en silence, la tête penchée sur la poitrine, en proie à ses tumultueuses pensées. Mais bientôt son énergique volonté domina les sentiments de son coeur ; l’air frais de la nuit en glissant autour de son front contribua à calmer l’effervescence de son sang. Il passa la main sur ses yeux, regarda autour de lui, et dit enfin à son robuste compagnon qui marchait à ses côtés avec une sorte d’insouciante intrépidité :

– As-tu une famille, Boyrel ?

– Oui, répondit l’homme du peuple brusquement ; une femme qui gronde quand je ne lui rapporte pas le soir l’argent de ma journée, et des enfants qui pleurent quand il leur faut s’étendre sur leur paille sans avoir soupé !

Prévot de Beaumont redevint pensif.

– Boyrel, dit-il enfin, quand donc la famille égoïste comprendra-t-elle que l’intérêt de tous doit passer avant celui de quelques-uns ?

Pendant cette conversation ils avaient franchi la barrière du Roule et ils étaient arrivés, en suivant les rues désertes et à peine éclairées, à l’endroit où sont à présent les rues de Montaigne et du Colysée. Ce quartier, aujourd’hui si peuplé, était alors un vaste terrain nu, marécageux, où les voleurs avaient beau jeu par une soirée aussi noire. Cependant, sur cette vaste étendue de terrain vague, qui s’étendait d’un côté jusqu’à l’avenue de Neuilly et de l’autre jusqu’à la plaine de Mousseaux, on voyait s’élever çà et là d’élégantes et mystérieuses habitations, à demi cachées dans des massifs de feuillages, entourées de grilles et de murailles pour tenir les curieux à distance respectueuse. Le jour, ces petites maisons, comme on appelait ces luxueuses demeures, semblaient entièrement désertes. Un grand silence régnait à l’entour, les volets en étaient fermés, rien n’annonçait qu’elles eussent d’autres habitants que de vieilles femmes à mine discrète ou des domestiques sans livrée. Mais la nuit cette solitude se peuplait ; des lumières brillaient à toutes les fenêtres ; le son doux et lointain des instruments de musique arrivait jusqu’au passant attardé dans ces quartiers dangereux. On voyait çà et là glisser dans l’ombre, sur ces terrains non pavés, des équipages sans fanaux et sans écussons ; les grilles dorées s’ouvraient comme d’elles-mêmes ; puis, un moment après, commençait quelque bruyante orgie qui durait jusqu’au lendemain.

Ce fut vers une des ces petites maisons que se dirigèrent Prévot et son compagnon en quittant les quartiers fréquentés. Cependant à mesure qu’ils avançaient on eût pu voir qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans ce lieu écarté. Des ombres noires se montraient çà et là par petits groupes, avec des chuchotements mystérieux. Plus les deux amis approchaient de l’habitation que Prévot venait de montrer à son compagnon par un geste muet, et dont les fenêtres rayonnaient de lumières, plus ces groupes devenaient nombreux. Enfin, quand ils furent arrivés à une muraille dont l’ombre augmentait encore l’obscurité, ils s’arrêtèrent ; un homme qui les suivait depuis un moment, leur demanda avec un accent singulier.

– Que voulez-vous ?

– Ne me reconnaissez-vous pas ? demanda Prévot de Beaumont.

L’inconnu ôta son chapeau et fit signe à d’autres personnes qui erraient à quelque distance. Bientôt une foule de gens dont on découvrit les traits menaçants rien qu’à entendre leurs voix, et la vigueur rien qu’au bruit de leurs pas, se rapprochèrent du lieu où Prévot s’était arrêté.

– Tout est prêt, mes amis ? demanda le secrétaire du clergé.

– Oui, répondit-on.

– Nos gens sont-ils à leur poste pour agir au coup de dix heures ?

– Oui... les bureaux sont déjà cernés.

– C’est bien ; notre tâche à nous est de nous emparer de tous les misérables réunis dans cette infâme maison... A l’heure convenue, je vous donnerai le signal de cette fenêtre, que vous voyez d’ici... Courage, braves gens, demain vous aurez du pain et vous serez vengés !

Un murmure sourd produit par des imprécations étouffées, des menaces, des plaintes, témoigna des sentiments de haine dont la foule était animée contre les accapareurs. Prévot de Beaumont s’approcha de la porte de la petite maison.

– Encore un mot, dit-il, n’y a-t-il pas ici un ouvrier tisserand nommé Jérôme Picot ?

Le nom circula dans la foule, mais personne ne répondit, personne même ne connaissait celui qui le portait.

– C’est étrange ! dit le secrétaire du clergé d’un ton rêveur.

Mais ne voyant rien qui pût exciter sa méfiance, il salua de la main, et s’élança vers la grille en disant :

– Au moment où dix heures sonneront, soyez prêts.

V

La petite maison

La petite maison du financier Malisset tenait à l’intérieur ce que promettait son apparence coquette et somptueuse. Les escaliers dérobés en bois de citronnier, chefs-d’oeuvre de menuiserie et de sculpture, étaient couverts de tapis moelleux qui étouffaient le bruit des pas. Des portières de damas s’abaissaient et se soulevaient en silence devant les habitants de cette opulente demeure ; des domestiques alertes et muets comprenant à demi-mot, obéissant à un signe, allaient et venaient pour satisfaire les plus frivoles caprices de leurs maîtres voluptueux.  Des fleurs qu’on ne voyait pas embaumaient l’air tiède de ce séjour féerique ; une musique invisible comme les fleurs, et douce comme leurs parfums, se faisait entendre par intervalles. Une prodigieuse quantité de bougies étincelait dans des candélabres d’argent et de cristal, répandant des flots de lumière.

Mais c’était surtout dans le salon où se tenaient en ce moment les hôtes de Malisset, que le luxe avait épuisé tous ses raffinements. L’oeil ne rencontrait que des tentures de soie, des coussins de velours, des bronzes, des marbres, des broderies, de l’or. Les consoles étaient chargées de ces petites bagatelles sans nom dont chacune vaut la fortune d’une honnête famille. Des fresques peintes par les plus grands maîtres offraient partout des images gracieuses. Au plafond, une Vénus, enlevée dans un char de saphir par deux colombes blanches, semblait laisser tomber sur les assistants un sourire et une pluie de roses. Sur les lambris, Boucher avait représenté des scènes d’amour dans le goût de l’époque. De beaux bergers poudrés, ornés de rubans, étaient à genoux devant des pastourelles en paniers et en talons rouges ; celles-ci, appuyées sur leurs houlettes, les regardaient sans colère, tandis que des amours aux traits malins voltigeaient autour d’eux, en laissant flotter au zéphir une bande de gaze sur laquelle un vers de Gentil-Bernard servait de devise. De grandes glaces reflétaient ces merveilles et les multipliaient à l’infini.

La société réunie dans ce boudoir en était en quelque sorte le complément indispensable. D’épais financiers, couverts de bijoux et de dentelles, riaient d’un gros rire, en agitant leurs breloques de perles sur leurs ventres arrondis. Un petit abbé, frisé, musqué et insolent, disait tout haut des impertinences graveleuses qui ne faisaient rougir personne et dont il ne rougissait pas. Deux ou trois femmes, en tuniques de satin, à la taille mince et élancée, assises languissamment autour du feu dans des fauteuils dorés, minaudaient en causant modes, opéra et cachemires.

Dans un coin du salon, Malisset s’entretenait chaleureusement avec Rousseau, l’un de ses associés les plus importants. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, aux manières sèches et hautaines, qui fronçait le sourcil d’un oeil opiniâtre en écoutant le maître du logis.

– Malisset, dit-il enfin en se levant, vous le voulez, j’y consens ; mais certainement vous nous faites faire une sottise... Cet homme à qui vous allez livrer nos secrets s’est toujours montré notre ennemi...

– Mais mon cher Rousseau, s’écria Malisset avec impatience, puisque je connais parfaitement Prévot de Beaumont, que je réponds de lui corps pour corps.

– Bon ! bon ! reprit le financier en hochant la tête ; cependant votre protégé nous a attaqués devant les parlements de Rouen et de Grenoble ; il a écrit contre nous plusieurs de ces pamphlets qui finiraient par nous faire égorger par la populace quelque beau jour, si Sartines n’y prenait garde... Il y a bien là de quoi nous mettre en défiance.

– Ces pamphlets ne sont pas de lui ! s’écria Malisset.

– Oui, vous pouvez le nier... en effet, on ne signe pas ces choses-là... mais nierez-vous qu’il ait composé avec Turgot ce fameux mémoire...

– Je vous ai expliqué tout cela, reprit Malisset. Cela prouve seulement que Beaumont a voulu se faire craindre pour se faire payer plus cher... Maintenant il vient à nous, franchement. Accueillons-le à bras ouverts, sa conversion nous fera le plus grand bien auprès du public ; on le croira de bonne foi dans son amitié comme dans ses attaques... Qu’en dites-vous, messieurs ? ajouta-t-il en se tournant vers les autres assistants qui jouaient au tric-trac en attendant le souper.

– Vraiment, dit l’un d’eux, ce Beaumont est un aigrefin qui a manoeuvré très-adroitement pour en venir à compter avec nous, et, ma foi, puisque Malisset s’est tant avancé, le plus court est de nous exécuter... Il faut jeter un gâteau à Cerbère quand on ne peut l’enchaîner.

– Oui, reprit Rousseau d’un ton d’humeur, et ce sera un gâteau de moins dans la part des autres...

– Voilà, ce qui le blesse, ce cher ami, dit Malisset en riant et en frappant sur l’épaule de son associé ; la plus minime fraction en moins dans ses dividendes mensuels lui donne la fièvre... Mais songez donc, ajouta-t-il en baissant la voix, que les recettes du mois se sont élevées à trois millions, et que pour une bagatelle...

– Trois millions ! trois millions ! grommela Rousseau. C’est pardieu un beau denier avec un ministre des finances qui nous pressure continuellement et une cour gourmande, qui avalerait tout si nous la laissions faire ! trois millions !...

– A l’amende ! messieurs, dit gaiement une femme qui partageait avec Malisset le soin de faire les honneurs de la maison ; monsieur le surintendant, pour avoir parlé de millions avant le souper, malgré vos promesses, vous me donnerez cet attelage gris pommelé dont vous me leurrez depuis si longtemps !

– Vous l’aurez, Fanny ! s’écria Malisset en riant ; je suis pris en flagrant délit, je l’avoue.

– Et vous, monsieur le conseiller du roi, dit une autre femme d’un ton mignard en s’adressant à Rousseau, vous me donnerez enfin les boucles de diamants que je veux porter dans mon rôle nouveau... vous êtes coupable aussi, vous devez être puni.

– Vous demandez toujours, Cydalise, gronda l’avare financier.

– Un bon mouvement, Rousseau, dit Malisset, faites comme moi... D’ailleurs la canaille payera tout cela ; nous haussons demain le prix du blé.

– Vive la canaille ! dit l’abbé.

– Vive la canaille ! répétèrent les autres assistants en riant.

– M. Prévot de Beaumont ! annonça un domestique.

Ce nom produisit un effet magique sur l’assemblée. Les femmes relevèrent vivement la tête ; les financiers se turent tout à coup ; au milieu de cette attention générale entra le secrétaire du clergé.

Il salua avec aisance, sans forfanterie comme sans humilité. Son maintien ne décelait aucun embarras en présence de ce monde nouveau pour lui. Un sourire poli errait sur ses lèvres ; ses manières indiquaient l’intention d’être parfaitement convenable avec ces gens qu’il avait tant de raisons de ne pas considérer comme des amis.

Le brusque sans façon de Malisset ne contribua pas peu en ce moment à faire disparaître la froideur causée par la présence de Prévot de Beaumont dans cette réunion intime. Le financier s’approcha de lui, le prit par la main et le présenta à ses invités en s’écriant d’un ton jovial :

– Le voilà, messieurs, ce philosophe farouche qui nous a fait si longtemps la guerre ! il a heureusement fini par comprendre qu’une bonne paix avec nous lui serait plus lucrative... Félicitez-moi tous de cette excellente conquête, messieurs, car c’est à moi, à moi seul que vous la devez !...

Prévot de Beaumont salua de nouveau et cette fois avec une effronterie marquée, comme s’il eût voulu justifier par sa contenance les paroles peu mesurées de son introducteur. Les autres financiers, habitués à ce langage du monde avec lequel on pallie si bien les infamies, semblaient déconcertées par cette présentation passablement cynique. L’un d’eux cependant adressa au nouvel arrivé quelques mots de politesse.

– Allons, allons, laissons les compliments ! reprit Malisset avec sa bonhomie de bas lieu ; si j’ai engagé M. de Beaumont à venir nous joindre ici préférablement à tout autre endroit, c’est qu’ici nous pourrons nous entendre sans phrases, sans détours, en petit comité... Après souper nous dirons deux mots d’affaires sérieuses... ; en attendant, mon cher de Beaumont, permettez-moi de vous présenter à ces aimables dames.

Il l’entraîna vers le canapé où les femmes chuchotaient entre elles, sans doute, au sujet du nouveau venu. Le premier mouvement du jeune homme fut de se détourner avec dégoût ; mais il regarda la magnifique pendule en rocailles qui ornait la cheminée : elle ne marquait encore que neuf heures.

Il adressa à ces coquettes fardées, au regard effronté, à la contenance hardie, des compliments ampoulés, comme c’était la mode alors, sur la fraîcheur de leur teint, la douceur de leurs yeux et la candeur de leur maintien.

Bientôt le souper fut annoncé, et on posa dans une salle à manger resplendissante d’argenterie, de cristaux et de porcelaines. Les hommes avaient repris toute leur confiance, les femmes toute leur gaieté. Au moment où l’on allait se mettre à table, une demi-heure sonnait à la pendule du boudoir.

– Ils n’achèveront pas ce souper ! pensa Beaumont en offrant galamment la main à Cydalyse.

Le repas était délicieux ; les mets les plus rares, les plus exquis fumaient dans les plats de vermeil. Les vins les plus généreux pétillaient dans les verres artistement ciselés. La musique cachée se faisait entendre toujours, légère et sautillante. La joie se montrait sur tous les visages ; les propos égrillards et les épigrammes s’échangeaient d’un bout à l’autre de la salle.

– Buvons à nos amours ! dit un des convives en élevant son verre au-dessus de sa tête.

– A nos amours ! répétèrent les autres en choeur.

Prévot de Beaumont écouta si le timbre de la pendule résonnait dans la pièce voisine. Les modulations de la musique, les rires argentins des femmes, vinrent seuls frapper son oreille. Il prit tranquillement son verre et but en souriant, comme les autres, aux amours de ses compagnons de table.

Un moment après, ce fut le tour de Malisset de porter un toast.

– A la santé du peuple de Paris, s’écria-t-il, ce bon peuple que nous nourrissons si mal et qui nous nourrit si bien !

– A la santé du peuple de Paris, répéta-t-on avec de grands éclats de rire.

Prévot de Beaumont écouta encore ; dix heures sonnèrent.

Il lança son verre à l’autre bout de la salle, et se leva en s’écriant d’une voix tonnante :

– Le peuple de Paris portera sa santé lui-même avec votre vin et dans vos verres, messieurs !

VI

Le peuple

Cette action et ces paroles, quoiqu’elles n’eussent pas encore un sens précis pour tous les assistants, attirèrent sur Prévot l’attention générale : les uns le regardaient avec effroi, les autres avec étonnement.

– Eh bien, monsieur, qu’avez-vous donc ? demanda Malisset. Etes-vous déjà ivre ? Pourquoi quitter la table sitôt ?

– Je quitte cette table, reprit le jeune homme avec une profonde expression de haine, et en se rapprochant de la fenêtre, parce que dans ce vin délicieux il y a les larmes d’une nation entière, parce que ces rires, ces toasts, cette musique ne peuvent m’empêcher d’entendre les malédictions d’un million de familles qui manquent de pain ; parce que vous êtes des infâmes, et que l’heure de la vengeance est venue pour vous !

– Cet homme est fou, balbutia un des financiers. Il faut envoyer prier Sartines...

– Vous n’y avez donc jamais songé ? continua le secrétaire du clergé debout près de la fenêtre de laquelle il pouvait plonger son regard dans la plaine environnante ; vous n’avez donc jamais pensé, pendant que vous vous livriez à vos orgies nocturnes, prodiguant à vos maîtresses l’or extorqué à la misère publique, qu’une nuit peut-être, pendant quelqu’une de vos fêtes de grands seigneurs, ce pauvre misérable peuple, si honni, si foulé aux pieds, viendrait tout à coup demander sa part à votre table somptueuse, briser dans vos dents votre coupe de cristal, faire taire vos rires et votre musique, en vous disant de sa voix menaçante : « Du pain ! du pain ! »

Ce cri se prolongea jusqu’à la campagne voisine ; mille voix s’élevèrent tout à coup du dehors au milieu du silence et répétèrent, semblables à un écho formidable : Du pain ! du pain !

En même temps les portes de la maison furent enfoncées ; la foule se répandit d’abord dans la cour avec des vociférations et des menaces ; puis des pas précipités retentirent dans l’intérieur de la maison même. Les femmes étaient évanouies dans leurs fauteuils ; les financiers, pâles et tremblants, se regardaient avec terreur.

– Fuyons ! fuyons ! s’écria Malisset en s’élançant vers une issue cachée ; nous sommes trahis !

Mais l’impitoyable de Beaumont avait prévu cette tentative ; il tira son épée et vint se placer devant la porte secrète.

– Par ici, mes amis ! cria-t-il aux gens du dehors.

Malisset, éperdu, tomba à ses pieds :

– Sauvez-nous, dit-il rapidement ; nous avons assez d’or pour en remplir cette salle du plancher au plafond ; tout sera pour vous.

– Sauvez-nous, répétèrent les autres en entendant les cris de la foule qui se rapprochaient toujours ; notre fortune...

– Cette fortune revient aux pauvres, à qui vous l’avez extorquée par vos coupables manoeuvres, dit Prévot avec un sourire insultant ; d’ailleurs, insensés que vous êtes, aurais-je maintenant le pouvoir d’arrêter le torrent impétueux dont j’ai brisé les digues ?

– Oh ! je suis perdu ! balbutia Malisset ; c’est moi qu’ils haïssent surtout ; je vais être massacré...

– Ils ne toucheront pas un seul cheveu de votre tête, dit le jeune secrétaire en étendant sur lui son épée nue ; vous et les autres, vous appartenez à la justice !

En ce moment, la foule se rua dans le salon avec des hurlements de joie. Cependant, en dépit de la haine qui animait ces hommes du peuple, un embarras involontaire vint se mêler au désir de la vengeance, quand ils se virent, eux, avec leurs vestes grossières, leurs haillons, leurs figures sauvages, dans cet asile somptueux de la mollesse et du plaisir. Ces crépines d’or, ces mille bougies, ce service éblouissant, ces belles femmes évanouies, ces riches seigneurs pâles d’effroi, tout les frappa d’une sorte de stupeur ; mais Prévot de Beaumont les rappela aussitôt au sentiment de la réalité.

– Approchez, mes amis, s’écria-t-il avec un accent de triomphe ; notre oeuvre est bien commencée... Nous avons pris dans un même coup de filet tous ces hommes odieux qui depuis tant d’années font la ruine de la France... Tenez, ajouta-t-il en montrant un des prisonniers qui se couvrait les yeux avec la main pour ne pas voir les figures menaçantes qui l’entouraient, celui-ci est Perruchot, régisseur général des armées du roi... il a été chargé d’affamer le Berri, le Perche, la Picardie, l’Artois, la Normandie, la Bretagne, le Maine, la Touraine et l’Anjou. Cet autre, continua-t-il, c’est Rousseau, conseiller du roi ; il a eu pour tâche de causer la famine dans la Brie, la Beauce, le pays Chartrain, la Bourgogne, la Champagne. Cet autre, c’est Trudaine de Montigny, l’insolent qui se vante de savoir le mieux faire suer de l’argent au peuple... Cet autre encore, c’est Cromot, le premier commis du contrôleur général ; voilà Goujet, le directeur-caissier de l’horrible entreprise, enfin, celui qui se roule à nos pieds avec tant de lâcheté, c’est Malisset, l’exécrable Malisset, le premier signataire, l’agent responsable, le provocateur du Pacte de Famine. Je vous les ai tous promis, les voilà !

– A mort ! à mort ! s’écrièrent quelques hommes exaspérés par cette longue énumération de crimes.

– Non, s’écria Prévot de Beaumont en faisant de son corps un rempart aux financiers ; souvenez-vous de vos promesses. Si j’avais pu arrêter le fléau qui désole mon pays sans avoir recours à la force, j’aurais agi différemment. Mais, quoiqu’on n’ait pas voulu prendre les mesures légales que je proposais, nous n’en devons pas moins nous rappeler que c’est à un tribunal régulier de juger ces coupables ! Nous les garderons cette nuit ; demain nous les conduirons à la barre du parlement.

– Allons donc ! dit un des assistants d’un ton farouche ; le roi Louis est du complot... il donnera l’ordre au parlement de renvoyer ces coquins, et le parlement obéira... Il vaut mieux nous venger de suite.

Cet avis parut un moment sur le point de prévaloir. Les yeux caves, les physionomies maigres et livides de ces hommes souffrants rongés par la misère, n’exprimaient aucune pitié. Mais le chef de la conspiration se hâta d’effacer l’impression produite par cette proposition.

– Vous vous trompez, dit-il d’une voix ferme à celui qui venait de parler. Le roi, au milieu de sa puissance, n’oserait pas avouer qu’il a donné l’ordre de vendre le pain du peuple au poids de l’or... Ces misérables sont de ceux qu’on désavoue toujours quand ils n’ont pas réussi. Le parlement contient des hommes courageux et justes qui, vous le savez, ne reculeraient pas devant une lutte avec le roi lui-même. Demain, quand nous présenterons solennellement la preuve du crime, le parlement condamnera les coupables. Du moins on ne dira pas que le peuple s’est vengé de ses persécuteurs en les assassinant !

Un murmure approbateur accueillit ces paroles. Quelques-uns des accapareurs avaient repris un peu de courage en voyant quel système de légalité suivaient les révoltés. L’un d’eux dit avec timidité à Prévot de Beaumont, peut-être afin de connaître toute l’étendue du danger :

– Ces preuves dont vous parlez, monsieur, n’existent pas. Ce pacte qu’on nous reproche si amèrement est une invention de nos ennemis ; vous vous repentirez de votre précipitation.

Le chef des conjurés jeta un regard de dédain sur son interlocuteur.

– Insensé ! reprit-il, aurais-je joué ma vie dans une pareille entreprise sans savoir ce que je faisais ? sans m’être assuré de l’existence des preuves qui peuvent seules expliquer et excuser ma rébellion ? Ce traité existe, monsieur Perruchot, ajouta-t-il avec une ironie foudroyante ; il est daté du 28 août 1765 ; il est signé de votre nom et du nom de quatre autres encore... Oh ! depuis longtemps je travaille aussi, moi, pour la cause du peuple ! j’ai eu ma police aussi ; j’ai semé l’or, moi aussi, tout humble que je suis, et je possède des preuves claires, positives, dont j’aurais pu me servir pour tenter de vous écraser. Mais elles ne me suffisaient pas encore ; ce n’est pas seulement le déshonneur d’une suspicion que je demande contre vous, mais une flétrissure entière, une condamnation capitale. Je veux présenter à vos juges ce pacte abominable signé de vous, exécuté par vous, et dont vous avez encore dépassé la lettre sacrilège ; au moment où je vous parle, messieurs, le peuple est en marche pour saisir tous les papiers relatifs à vos infernales spéculations. Une troupe s’est portée chez vous, monsieur Cromot ; une autre chez vous, rue de la Jussienne, monsieur Perruchot ; une autre chez vous, monsieur de Caumont, rue Notre-Dame-des-Victoires ; une autre chez vous, monsieur Malisset, dans la rue Saint-Laurent ; chez vous tous, tant que vous êtes ici qui avez pris part à cet agiot parricide. Et dans une heure, dans une heure, entendez-vous, ces preuves que vous avez cru enfouies dans les entrailles de la terre, seront dans mes mains, à moi, dans les mains du peuple que vous avez honteusement dépouillé ; et, demain, elles passeront sous les yeux de vos juges. Oh ! toutes les mesures ont été bien prises !

– Nous sommes perdus, dit un des financiers à ses compagnons d’infortune.

– Je l’avais prévu, murmura Rousseau, ce Beaumont est pour nous le génie du mal.

VII

La trahison

En ce moment, un homme hors d’haleine et tout en sueur entra précipitamment dans la salle. Il vint dire quelques morts à l’oreille de Prévot de Beaumont, qui pâlit involontairement.

– Etes-vous bien sûr de cette nouvelle ? demanda le secrétaire du clergé.

Le messager fit un signe affirmatif.

Beaumont lui recommanda le silence par un geste suppliant.

– Mes amis, reprit-il en s’adressant aux gens du peuple qui avaient pris sans façon quelques morceaux sur la table et mangeaient avec avidité, je vais donner du courage à nos camarades en leur apprenant le succès de notre entreprise... Pour vous, vous répondrez sur vos têtes à vos familles, à votre patrie, des personnes que je laisse à votre garde. Si le Pacte de Famine, renouvelé de nos jours, existe depuis dix-huit ans, c’est que le peuple a eu trop de patience... Il faut cette fois un exemple !... Ces hommes, ajouta-t-il en tendant la main vers les financiers, vous les devez à la vengeance du pays !

– Ils ne nous échapperont pas ! fit-on de tous les points de la salle.

– Et ces femmes, demanda un des insurgés en montrant les malheureuses créatures tremblantes d’effroi, qu’en ferons-nous ?

– Ce sont peut-être des filles du peuple que le luxe a corrompues, dont le mauvais exemple a flétri le coeur !... Disons-leur comme le Christ : Allez, et ne péchez plus !

Les femmes sortirent en silence, sans oser regarder derrière elles.

Prévot de Beaumont prit à part Boyrel, qui lui servait d’aide de camp.

– Je reçois de mauvaises nouvelles, lui dit-il ; il est urgent que je m’assure par moi-même si nos gens ont réussi dans Paris... Boyrel, tu as de l’influence sur tes compagnons ; veille à ce qu’ils ne se rendent coupables d’aucun excès et qu’ils ne laissent pas échapper nos ennemis !

– Comptez sur moi, lui fut-il répondu d’un ton ferme.

– A demain donc ! dit Prévot de Beaumont avec enthousiasme à ses compagnons ; vous serez vengés et vous aurez du pain !

– Du pain ! du pain ! s’écria la foule comme pour le saluer.

Prévot de Beaumont sortit brusquement avec l’homme qui venait de lui apporter des nouvelles.

Le calme et la confiance que le secrétaire du clergé avait montrés à ses gens n’étaient pas dans son coeur. Sitôt qu’il fut hors de la petite maison, sa physionomie changea tout à coup et il demanda tristement à son compagnon :

– Il est donc vrai, tout va mal...

– Je le crains, monsieur. Je commandais la troupe qui s’est rendue chez le grand-maître des eaux et forêts, rue Notre-Dame-des-Victoires. Je me suis approché en silence du côté de la place des Petits-Pères, pendant qu’une autre troupe de cent hommes environ débouchait du côté de Feydeau. Nous nous croyions sûrs d’atteindre sans encombre la maison que nous devions attaquer, lorsque tout à coup nous avons vu des baïonnettes briller dans l’ombre ; des sentinelles nous ont crié : Qui vive ! Toute la rue était pleine de soldats.

– Cela est impossible, répliqua Prévost avec précipitation, vous vous êtes trompés ; la peur aura grossi les objets... Nous ne sommes pas trahis, nous ne pouvons pas être trahis ! aucun homme du peuple ne serait assez lâche, assez insensé pour déserter ainsi sa cause, celle de ses frères... et cependant...

Il réfléchit un moment et songea à Jérôme Picot ; mais il abandonna aussitôt cette pensée.

– Allons, cela est impossible encore, répéta-t-il en doublant le pas ; un père de famille si malheureux, un ouvrier sans ouvrage... son fils mort de faim... Convenez que vous en avez peur, continua-t-il en serrant avec force le bras du messager ; vous avez vu tout simplement le guet et vous avez pris pour de véritables soldats les pauvres diables toujours battus qui le composent. Car enfin, continua-t-il avec énergie, si nous étions trahis, serais-je libre, moi, l’instigateur et le chef de ce coup de main ? Ne m’aurait-on pas arrêté dans la maison de Malisset, autour de laquelle sans doute on a répandu une foule de gens de police. Vous voyez pourtant que je puis encore leur tailler de l’ouvrage ?

Tout en causant, on était entré dans Paris. Prévot heurtait et coudoyait les passants, entraînant avec lui son compagnon, honnête père de famille, prudent et posé, que la misère seule avait jeté dans ce périlleux complot.

– Ecoutez, monsieur, dit cet homme avec le bon sens de ceux qui ont l’éducation de l’expérience, la police aura reçu, sans doute, l’avis de la conspiration un peu tard et aura couru d’abord au plus pressé. Or, comme je crois, ajouta-t-il en baissant la voix, qu’il valait mieux pour elle et pour ceux qui lui donnent des ordres, sauver les pièces accusatrices dont nous voulions nous comparer...

Un mouvement brusque de Prévot apprit à l’interlocuteur combien cette supposition lui semblait probable. Cependant, le chef de cette généreuse entreprise ne voulait pas croire au renversement de ses projets.

Ils n’échangèrent plus une parole jusqu’à la place des Petits-Pères. Les lanternes ayant été brisées, une obscurité profonde y régnait. Au moment où ils approchaient de l’entrée de la rue voisine, une voix s’éleva qui criait d’un ton impérieux :

– Qui vive ? au large !

– C’est le guet, répétait de Beaumont refusant toujours de se rendre à l’évidence.

Il essaya de passer outre et répondit d’un air tranquille par la formule d’usage.

– Au large ! au large ! cria la sentinelle.

Prévot résista : un coup de feu partit. A la lueur de la détonation, le jeune homme, qui n’avait pas été blessé, vit, comme on le lui avait annoncé, la rue pleine de soldats.

Il n’y avait plus moyen de se faire illusion ; les troupes venaient de prendre les armes et s’ébranlaient déjà pour s’emparer de ceux qui étaient la cause de cette alerte. Prévot et son compagnon s’enfuirent rapidement : ils s’engagèrent dans les rues étroites et obscures où ils pouvaient braver toute poursuite. Au bout d’un instant, Prévot s’arrêta.

– Eh bien ! je n’ai pas encore perdu tout espoir, dit-il avec une obstination courageuse. Nous avons encore les bureaux de la rue Saint-Laurent, ceux de la rue de la Jussienne et les autres... et si nous avons eu le bonheur de prévenir cette abominable police sur un seul de ces points, nous pouvons nous relever... Frère, courons à la maison de Rousseau, rue du Petit-Bourbon... Là doit se trouver cette copie du pacte que je voudrais acquérir au prix de tout mon sang... Si l’on a réussi de ce côté, la victoire est encore à nous.

L’homme du peuple secoua la tête en murmurant :

– C’est inutile ; on m’a assuré qu’un régiment entier de cavalerie gardait les abords du quartier Saint-Sulpice.

– Allons toujours ! s’écria Prévot se roidissant avec désespoir contre une vérité incontestable ; allons toujours ! si nous ne faisons d’autre bien, nous empêcherons du moins quelques honnêtes gens de se compromettre inutilement.

Le père de famille se laissa conduire ; mais il obéissait à un sentiment de pitié pour cet héroïque jeune homme, car il n’avait plus aucune espérance de succès.

Un moment après, ils débouchaient sur la place Saint-Sulpice. Elle était noire et de loin elle semblait déserte ; mais un piétinement de chevaux, des cliquetis d’armes, un bruit confus de voix en disaient assez. Il y avait là en effet tout un régiment de cavalerie.

– C’est donc vrai ! murmura Prévot de Beaumont en laissant tomber ses bras d’un air accablé.

Des gens du peuple qui rôdaient dans l’ombre lui firent signe de les suivre à l’angle de la place.

– Eh bien ! quelle nouvelle ? demanda Prévot haletant.

– Tout est perdu à l’égard des bureaux, répondit un des rôdeurs tristement, nous avons complétement échoué. Les maisons des accapareurs sont protégées par des troupes nombreuses.

– Mais les accapareurs eux-mêmes sont en notre pouvoir ! s’écria Prévot avec chaleur, Malisset et ses complices sont nos prisonniers ; nous pouvons encore gagner la partie...

– Expliquez-vous, dirent ceux qui l’entouraient.

– Est-il possible de réunir encore une centaine d’hommes courageux et dévoués ?

– Oui ; au premier appel beaucoup de nos amis vont accourir ici.

– Eh bien ! profitons du moment de stupeur de la police pour mettre en sûreté nos prises... Ces soldats ont été purement passifs jusqu’ici ; mais, si je ne me trompe, ils ne tarderont pas à prendre l’offensive pour nous disperser et opérer des arrestations... Prévenons-les... Un de vous va courir à la petite maison de Malisset, faubourg du Roule ; il portera l’ordre à Boyrel de conduire les prisonniers dans ma maison, rue de la  Barillerie... Là, Boyrel nous trouvera tous, car vous allez me suivre, mes amis... Ces papiers, dont la possession est si importante à la cause du peuple, j’en possède quelques-uns, et s’ils ne suffisent pas demain pour faire condamner par le Parlement les accapareurs, ils suffiront du moins, je l’espère, pour les flétrir et nous faire absoudre.

L’effet de ces paroles fut prompt et décisif. Quelques-uns des émeutiers hésitèrent pourtant et se retirèrent afin de ne pas courir les hasards de cette nouvelle entreprise. Mais le plus grand nombre se rapprocha du secrétaire du clergé et lui dit avec détermination :

– Nous vous suivrons !

Prévot sembla retrouver sa confiance, qui avait fléchi un instant.

– Marchons donc, mes amis, dit-il avec une ardeur nouvelle. Venez tous et veillez bien sur moi, car je suis maintenant votre seul espoir !

Il prit le chemin des quais, entraînant à sa suite la foule électrisée.

VIII

La cassette.

Comme Prévot de Beaumont l’avait prévu, les troupes, qui d’abord se tenaient sur la défensive, reçurent bientôt des ordres pressants pour attaquer à leur tour et disperser les rassemblements. La bande nombreuse qui accompagnait le secrétaire du clergé fut obligée de se fractionner plusieurs fois et de prendre des détours, afin d’éviter les patrouilles qui déjà se montraient dans toutes les directions. Les réverbères, assez mal entretenus à cette époque, éclairaient d’une lueur douteuse cette marche précipitée ; à chaque instant on rencontrait d’autres groupes qui s’enfuyaient avec défiance. Les bourgeois paisibles, effrayés de ces bruits sinistres d’émeute, s’étaient renfermés dans leurs maisons. Cependant des lumières brillaient à presque toutes les fenêtres malgré l’heure avancée de la nuit ; et sans doute derrière les vitres bien des yeux cherchaient à apercevoir furtivement ce qui se passait à l’extérieur, bien des oreilles écoutaient les qui vive des patrouilles ou les protestations des malheureux qu’on arrêtait.

Prévot de Beaumont, grâce à ses précautions et à sa prudence, parvint à éviter les partis armés qui sillonnaient la ville, et on arriva à la rue qu’il habitait. Cette rue semblait encore plus sombre et plus déserte que les autres. Un inconnu, arrêté sous une porte cochère, semblait être seul debout dans ce quartier isolé ; il s’éloigna rapidement à la vue de cette bande tumultueuse.

Le chef des conjurés, sans faire attention à ce léger incident, s’arrêta devant sa maison. Puis, levant la tête, il aperçut de la lumière aux fenêtres de la salle où avait eu lieu le soir même sa douloureuse scène avec sa famille.

– Attendez-moi ici, dit-il à demi-voix à ses compagnons ; votre présence effrayerait une pauvre femme timide et un vieillard qui n’a plus le courage du patriotisme... D’ailleurs, toute réflexion faite, ma maison ne convient pas pour l’exécution de nos plans ; elle doit être étroitement surveillée et entourée d’espions... il nous faudra conduire ailleurs nos prisonniers... mais il importe, avant tout, de nous munir des importants papiers que je vous ai promis ; un moment de patience.

Il tira de sa poche une clef avec laquelle il ouvrit la porte, et il laissa dans la rue la foule inquiète, après avoir fait signe à l’un de ses compagnons de prendre garde à quelque surprise. Alors il monta l’escalier d’un pas égal et tranquille, comme s’il eût craint, par une précipitation trop grande, de jeter l’alarme dans la maison.

Le calme qui y régnait lui sembla de favorable augure. Cependant il chercha à rasséréner son visage pour augmenter encore la sécurité des personnes chères qui l’attendaient sans doute. Il traversa l’antichambre sans bruit, et il entra dans la pièce où se tenait d’ordinaire la famille.

Tout était tranquille ; à la lueur d’une bougie qui brûlait sur la table, il vit son père endormi dans son fauteuil, la main encore étendue sur un in-folio, comme si ce sommeil eût résulté d’une assoupissante lecture autant que de l’épuisement de l’âme et du corps. Son fils dormait aussi dans un berceau entouré de rideaux de gaze ; la douce haleine de l’enfant, l’haleine oppressée du vieillard s’alternaient au milieu du silence de l’appartement. Angèle veillait seule, assise devant le foyer presque éteint ; son front était appuyé sur sa main ; la pâleur de ses joues faisait ressortir encore l’état fiévreux de son regard. Quand Prévot entra, elle poussa un cri de joie, et se précipita dans ses bras.

– C’est lui, mon père ! s’écria-t-elle avec transport ; le voilà ! il nous est rendu ! Nos alarmes étaient fausses : voyez, mon père, c’est bien lui ! il ne nous quittera plus maintenant !... Mon Dieu, je vous remercie !...

Et en parlant ainsi, elle riait, elle pleurait, elle pressait son mari dans ses bras. Prévot était profondément ému de tant d’affection ; une grosse larme tomba de ses yeux.

– Calme-toi, Angèle ! dit-il, pourquoi ces craintes, ma bien-aimée ? ne dois-je pas toujours revenir près de toi, près de notre père, près de notre enfant ?

Angèle l’embrassa mille fois ; elle était folle de bonheur.

Cependant M. de Beaumont s’était éveillé lentement, et écartait les cheveux qui couvraient en partie sa figure vénérable ; ses yeux s’arrêtèrent d’abord sur Prévot, qui était à quelques pas de lui, et oubliant, dans ce premier mouvement, les événements de la soirée, il lui sourit avec bonté.

– C’est vous, mon fils ? lui dit-il.

Mais aussitôt la mémoire lui revint ; son visage changea ; un ton sévère remplaça cette douceur d’un instant.

– C’est donc vous, monsieur ? reprit-il. Après être resté sourd aux prières de votre femme, aux ordres de votre père, après avoir joué leur bonheur et leur vie en même temps que les vôtres, vous venez sans doute réclamer indulgence et pardon !

– Oui ! oui, pardonnez-moi comme elle, dit Prévot de Beaumont en désignant Angèle. Monsieur, ajouta-t-il avec une profonde tendresse, savez-vous combien est lourde la malédiction d’un père ?

Ces mots, dits avec mélancolie, semblèrent toucher vivement M. de Beaumont. Il tendit la main à son fils.

– Soit, reprit-il d’une voix altérée, je révoquerai cette malédiction funeste échappée dans un moment de colère et de désespoir, si vous voulez désormais vivre pour nous, pour nous seuls, si vous renoncez à ces projets insensés qui, j’en suis sûr maintenant, auraient des suites terribles !

– Je ne puis encore promettre ceci, mon père ; demain peut-être je reviendrai à vous pour toujours ; mais en ce moment... des devoirs impérieux m’appellent.

– Qu’est-ce à dire ? dit le vieillard en retirant sa main.

– Mon Dieu ! toujours ces inexorables volontés ! s’écria Angèle éperdue ; pourquoi m’avoir donné tant de bonheur pour me le retirer si vite ! Mais où vas-tu, Prévot, à cette heure, par cette nuit noire ? Paris n’est pas tranquille ; il y a des émeutes, des soldats dans les rues... mon ami, mon bien-aimé, serais-tu donc du nombre des conspirateurs ?

– Vous oubliez, ma fille, qu’il n’est pas prudent de vouloir le retenir, dit M. de Beaumont avec une amère ironie.

Prévot baissa la tête tristement, sans répondre, et entra dans la chambre voisine pour y chercher les papiers dont il avait besoin. Au bout d’un moment il reparut, pâle, tremblant, les cheveux hérissés comme s’il venait de voir un spectre se dresser devant lui.

– La cassette, la cassette, s’écria-t-il sans pouvoir s’expliquer davantage.

– Prévot, mon ange, mon mari, pardonne-moi, s’écria Angèle en tombant à genoux.

– Eh bien ! ces papiers...

Elle désigna du doigt le foyer, où se voyait encore la forme légère des papiers réduits en cendres.

– Je les ai brûlés pour que tu renonces à tes projets de rébellion, pour que tu restes toujours auprès de ta famille, dont le bonheur dépend de toi.

– Malheureuse, qu’as-tu fait ?

– Elle a agi par mon ordre, s’écria le vieux magistrat en se levant avec autorité.

Mais cette fois Prévot regarda son père en face, et lui dit d’un ton hardi :

– Vous avez commis un crime, monsieur ; ces papiers appartenaient au pauvre peuple, qui avait fondé sur eux sa dernière espérance... Ah, si vous n’étiez pas mon père, ce serait mon tour de vous maudire !

Il retomba épuisé dans un fauteuil ; il resta absorbé dans sa douleur, et quelques sanglots sortirent de sa poitrine. Mais cet abattement ne fut pas de longue durée ; bientôt il releva la tête. Son visage exprimait la plus sublime résignation, il dit avec un calme mélancolique à sa femme agenouillée devant lui :

– Relève-toi, Angèle ; votre punition à tous les deux sera bien cruelle ; vous avez voulu me sauver, vous m’avez précipité dans l’abîme...

– Oh ! non, non, mon bien-aimé, laissez-nous croire...

Un triste sourire se joua sur les lèvres de Prévot.

– Je suis gravement compromis dans les événements de cette nuit, reprit-il. Ces papiers devaient être demain sous les yeux du parlement et ils eussent suffi peut-être pour me justifier... Maintenant je n’aurai pas de juges, on étouffera ma voix entre les murailles d’une prison, comme celle d’un obscur agitateur. On n’eût pas osé faire disparaître sans une apparence de légalité un citoyen qui protestait particulièrement contre un abus.

– Il a raison ! s’écria le vieillard frappé d’une idée subite, tout recours à un tribunal est impossible maintenant, la preuve des griefs populaires étant anéantie... Mon Dieu ! ajouta-t-il avec un cri du coeur, n’ai-je vécu si longtemps que pour causer la perte de mon fils ?

Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et demeurèrent étroitement embrassés.

– Prévot, s’écria la jeune femme, ils vont venir t’arrêter. Fuis, au nom du ciel ! fuis pendant qu’il est temps encore...

– Le peuple est en bas qui m’attend pour me flétrir sans doute du nom de traître, dit le secrétaire du clergé de la même voix triste et résignée ; d’ailleurs où me cacher, que mes ennemis puissants ne sachent me trouver ?

– Oh ! fuyez ! fuyez ! reprit à son tour M. de Beaumont ; fuyez, mon fils, cherchez à échapper quelques jours seulement à la captivité... Pendant ce temps, nous travaillerons à obtenir votre grâce ; nous irons nous jeter aux pieds du roi, nous l’implorerons, nous le supplierons...

– Il est trop tard, murmura Prévot en faisant signe d’écouter.

En effet la rue, jusque-là silencieuse, retentit tout à coup de mille bruits divers. On entendit d’abord les pas précipités d’une foule de gens qui s’enfuyaient, des cris de détresse, puis un galop de chevaux, des cliquetis d’armes, le roulement d’une voiture. On approcha avec grand fracas, on s’arrêta devant la maison même, et bientôt une voix forte prononça du dehors ces terribles paroles :

– Ouvrez, au nom du roi !

Quelques minutes après, une nuée de gens de police et de soldats se précipitait dans la salle où étaient Prévot de Beaumont et sa famille. A leur suite entra Malisset, dont la figure bouleversée rayonnait pourtant d’une joie infernale ; il était assisté d’un commissaire et d’un inspecteur de police.

– Vous êtes mon prisonnier, dit le commissaire au secrétaire du clergé ; rendez-moi votre épée.

Prévot obéit sans résistance.

– Montrez-moi la lettre de cachet, dit le pauvre vieux magistrat, qui ne voyait que la légalité pour défendre son fils.

Le commissaire exhiba un papier timbré de la griffe royale et signé de Duval, secrétaire de M. de Sartines. Pendant ce temps, Malisset disait à l’infortuné jeune homme d’un ton insultant :

– Eh bien ! chacun son tour, monsieur le philanthrope ! Tout à l’heure c’était à nous de trembler devant vos goujats et votre canaille ; maintenant nous prenons notre revanche... vous payerez cher, je vous jure, le quart d’heure que vous nous avez fait passer. Imprudent ! ajouta-t-il plus bas, vous oubliiez que si nous sommeillions, nous, notre ami le lieutenant de police avait les yeux ouverts... quoique, en vérité, ajouta-t-il avec amertume, comme s’il se parlait à lui-même, il ait été bien lent à nous secourir !

– Nous n’avons connu que fort tard tous les détails du complot, monsieur, dit respectueusement l’inspecteur qui avait entendu ces dernières paroles ; il nous a fallu obtenir des ordres pour faire marcher les troupes, puis courir aux bureaux menacés, avant d’aller vous délivrer des mains de cette populace... Je vous l’assure, nous n’avons pas perdu de temps !

Le son de cette voix fit tressaillir Prévot ; il regarda l’inspecteur avec attention.

– Jérôme Picot ! s’écria-t-il enfin.

L’agent de police sourit ironiquement.

– Oui, reprit-il, ce matin j’étais Jérôme Picot, le pauvre tisserand, le père de famille dont l’enfant est mort de faim ; mais, ce soir, je suis l’inspecteur Marais, qu’on veut bien appeler, ajouta-t-il avec modestie, la plus fine mouche de police de sûreté.

Prévot se détourna avec dégoût et dit seulement :

– Au moins ce n’est pas un homme du peuple qui a trahi la cause du peuple.

– Marchons, s’écria le commissaire, à qui M. de Beaumont venait de rendre la lettre de cachet avec un geste de désespoir.

– Je veux le suivre, dit Angèle en se précipitant dans les bras de son mari ; au nom du ciel, messieurs, ne nous séparez pas !

– Et votre fils ! et moi ! dit le vieillard douloureusement.

Le commissaire et l’inspecteur Marais lui-même semblaient émus de pitié à la vue de cette scène déchirante ; mais un signe de Malisset les rappela à leur devoir. On repoussa brutalement la pauvre femme, qui alla tomber dans les bras de son père, et on entraîna Prévot de Beaumont.

– Adieu, mon père ; adieu, Angèle ; Adieu, mon enfant ! s’écria-t-il d’une voix brisée : que Dieu et le peuple vous pardonnent comme je vous pardonne moi-même !

Angèle trouva encore assez de force pour s’élancer vers son enfant, que le bruit de cette scène avait éveillé ; elle le prit dans ses bras.

– Il te vengera ! s’écria-t-elle d’une voix perçante en l’élevant au-dessus de sa tête.

Un éclat de rire de Malisset lui répondit. M. de Beaumont reçut l’enfant dans ses bras ; la mère tomba évanouie de toute sa hauteur.

Quand elle revint à elle, des personnes de la maison lui prodiguaient les soins les plus affectueux. M. de Beaumont sanglotait et tenait encore sur ses genoux le petit garçon, qui observait avec étonnement ce désespoir de son aïeul. Malisset et quelques gens de police étaient encore là, occupés à fouiller dans les papiers du secrétaire du clergé...

– Allons ! il n’y a rien, dit enfin le surintendant d’un ton de regret ; on nous aura trompés...

Il se préparait à sortir, sans même jeter un regard sur ses malheureuses victimes, quand Angèle se leva tout à coup avec cette vigueur passagère que donne une fièvre ardente.

– Où est-il ? s’écria-t-elle.

– A la Bastille, et pour toujours ! dit le financier durement.

IX

La mansarde.

Le soir du 13 juillet 1789, Paris était en alarmes. Le tocsin sonnait à toutes les églises, les tambours battaient le rappel ; de moment en moment, on entendait les coups de canon que l’on tirait pour tenir le peuple en éveil ; on voyait passer des troupes des bourgeois bizarrement armés et courant vers la bastille.

C’était, en effet, ce vieux rempart solide encore de la féodalité que l’on allait attaquer. Ces bataillons, mal alignés, mal vêtus, mal disciplinés des faubourgs s’avançaient vers la formidable prison d’Etat en poussant des cris de liberté. Plus d’un, parmi les révoltés, sentait encore son coeur se glacer rien qu’à entendre ce terrible nom de la Bastille. On se souvenait de tous les hommes énergiques engloutis, depuis quelques années, par la lugubre forteresse. On prononçait presque en tremblant le nom des martyrs qui avaient gémi derrière ces murs de douze pieds d’épaisseur. Le pauvre peuple ne savait ni les souffrances du Masque de fer, ni les tortures de tant de grands seigneurs, victimes mortes et oubliées des siècles précédents ; mais il déplorait, en regardant ses armes, les douleurs de l’infortuné Masers de Latude, le sort affreux de ses plus braves défenseurs, Prévot de Beaumont, qui, disait-on, était mort depuis vingt-deux ans à la Bastille, après une courte incarcération à Vincennes.

Or, pendant que la ville entière était en rumeur, pendant que les femmes, les enfants, les vieillards suivaient, en marchant au pas du tambour, leurs maris, leurs pères, leurs fils enrégimentés pour la cause populaire, les habitants d’une mansarde de la rue du Temple semblaient prendre une vive part aux événements qui se préparaient. La propreté, ce luxe du pauvre, donnait au simple et modeste mobilier de la petite pièce où ils étaient réunis, un caractère d’élégance et de bon goût.

Deux portraits en pied, richement encadrés, ornaient ce réduit. L’un représentait un vieillard en robe rouge de conseiller au parlement ; l’autre, un jeune homme vêtu de noir, à l’oeil inspiré, au regard grave et fier à la fois. Au bas de cette dernière toile, on pouvait encore lire sur un petit écusson à demi effacé, peut-être par des larmes : Hommage à mon Angèle, le jour de sa fête, le... 1761. Evidemment, ces tableaux avaient pour leurs propriétaires un prix inestimable. C’était vers eux qu’on devait tourner les regards résignés dans la tristesse ; c’était à eux qu’on devait sourire dans les moments de bonheur. Les âmes de ceux qu’ils représentaient semblaient être les génies tutélaires de ce pauvre foyer.

L’aspect des habitants de la mansarde, où l’on devinait que le froid se faisait vivement sentir en hiver, quoiqu’en ce moment l’air embrasé d’une soirée d’été circulât lourdement sous les combles, présentait le même contraste de noblesse et de pauvreté. C’était, d’abord, une femme de quarante-cinq ans environ ; ses traits distingués, mélancoliques, disaient qu’elle avait été belle. Les souffrances, plus encore que l’âge, avaient dû creuser les rides profondes de cette figure douce et résignée. Quoique le costume de cette dame fût d’une étoffe commune et peu coûteuse, son extérieur trahissait une personne née pour le monde et l’opulence. Assise en face du portrait qui représentait un homme vêtu de noir, elle regardait les nobles traits reproduits sur la toile, comme la Madeleine devait regarder le Christ, du pied de la croix. Son visage était pâle ; des larmes silencieuses coulaient sur ses joues, et ses lèvres murmuraient une prière. Debout près d’elle, et silencieux comme elle, un beau jeune homme contemplait aussi avec recueillement la peinture sacrée. Il portait l’uniforme des bas officiers des gardes françaises, et sûrement il ne devait qu’à son mérite le grade dont il était revêtu, car ce grade ne s’achetait pas. Son épée, jetée négligemment sur une table voisine, semblait attendre d’être tirée du fourreau pour le peuple. Enfin, un vieillard en veste grossière et en tablier de cuir se tenait à quelques pas, dans l’attitude du plus profond respect ; il s’appuyait d’une main sur un vieux fusil rouillé et retournait dans l’autre son chapeau orné d’une large cocarde tricolore.

Cette contemplation pieuse semblait durer depuis quelques instants, quand la dame abaissa sur le jeune garde française ses yeux remplis de larmes.

– Jules, s’écria-t-elle avec exaltation, te souviendras-tu que tu es le fils de Prévot de Beaumont, et que tu as à venger ton père ?

– Oh ! je m’en souviendrai, ma mère, dit le jeune homme avec orgueil.

Madame de Beaumont, car c’était elle, sourit doucement. Puis elle fit signe à son fils de se rapprocher, et elle lui dit d’un air solennel :

– Avant de te laisser partir pour défendre une sainte cause, je te dois compte des motifs qui me poussent, moi pauvre femme et mère craintive, à te mettre les armes à la main, à t’exposer peut-être au sort du héros dont tu es le fils !

L’émotion la força de s’arrêter pendant quelques instants. Jules saisit ses deux mains qu’il couvrit de baisers. Elle reprit :

– Je t’ai parlé bien souvent, mon fils, de cette épouvantable nuit où je vis ton père pour la dernière fois. Tu étais encore presque au berceau, tu n’as pu en garder le souvenir ; mais en ce moment terrible où l’on entraînait Prévot, je lui dis en te prenant dans mes bras : « Ton fils te vengera. » Ce voeu que j’ai fait en ton nom, Jules, c’est à toi de l’accomplir... Quand je le prononçai, j’étais riche encore, je ne savais pas qu’un jour cette cause du peuple deviendrait la mienne, que j’aurais aussi, et pour toi et pour moi, à déplorer la cherté du pain... Quoi qu’il en soit, ton père, en m’entendant prononcer ces paroles, nous regarda avec une suave espérance, sourit et s’abandonna à ses gardes... depuis ce temps, Dieu et les pierres de quelque cachot savent seuls ce qu’il est devenu !

Jules de Beaumont essaya d’interrompre Angèle, dont ces souvenirs déchiraient le coeur, mais elle continua :

– Ce n’est pas tout, mon enfant, je te dois l’aveu d’une faute dont j’ai bien des fois demandé pardon à Dieu et à la mémoire de ton noble père. J’ai été bien coupable, le jour où voulant conserver à sa famille l’homme prédestiné qui avait une haute mission à remplir, j’anéantis les papiers dont la perte a causé tant de maux... Peut-être un pauvre vieillard, mort depuis en gémissant des suites de ma faute (et Angèle jeta un regard sur un des portraits), pouvait-il réclamer une part dans la responsabilité de cet acte insensé, car il eût été trop hardi pour une femme ignorante et soumise aux ordres de son mari, comme je l’étais... Mon fils, c’est toi qui es chargé d’acquitter la dette de ton aïeul et la mienne envers ce malheureux peuple, qui, depuis si longtemps, souffre de la faim !

– Et je l’acquitterai, ma mère, je l’acquitterai, je vous le jure.

– Tu sais le reste, Jules ; à cette époque déjà si éloignée de nous, je voulus plusieurs fois aller me jeter aux pieds du roi pour lui demander la grâce de mon infortuné mari ; je ne pus jamais pénétrer jusqu’au trône. Je me disposais à renouveler mes tentatives, quand on vint brutalement m’annoncer que ton père était mort en prison. On s’empara de tout ce qu’il possédait ; on nous chassa de cette maison où tu étais né. Je fus forcée de me retirer dans cette mansarde avec une modique rente, qui est toute ma fortune, et ces deux portraits arrachés au prix de mes derniers bijoux, à la rapacité de nos persécuteurs... ce fut alors, mon fils, continua la pauvre femme en levant les yeux sur le vieil ouvrier d’un air affectueux, que cet excellent Boyrel, l’ami et le compagnon de ton père, vint nous trouver et nous offrit ses secours... il nous a aidés du travail de ses mains quand nos ressources ne pouvaient suffire à nos besoins, lui, père de famille, et qui avait aussi, de son côté, à lutter contre la misère !

Boyrel voulut parler ; mais la voix de madame de Beaumont était si vibrante et si plaintive, sa douleur avait un tel caractère de grandeur et de majesté, qu’il n’osa l’interrompre.

– J’ai dû te rappeler ces faits, mon fils, reprit-elle, afin qu’au moment de combattre les persécuteurs de ton père, tu comprennes bien tous tes devoirs, et aussi, Jules, pour que tu saches par quel douloureux sacrifice je veux expier mes anciennes fautes... je n’ai que toi, mon fils, pour tout bien, pour toute gloire et toute espérance, et je t’envoie peut-être à la mort !

Cette fois son courage de femme spartiate se brisa ; elle laissa échapper des sanglots.

– Non ! ma mère, non ! je ne mourrai pas, s’écria le jeune garde française en la pressant sur son coeur ; Dieu serait injuste de vous priver ainsi un à un de tous ceux que vous avez aimés sur terre... Je reviendrai près de vous, je reviendrai bientôt... et cependant j’aurai vengé mon père, j’aurai purifié de mes larmes la pierre du cachot où il a rendu le dernier soupir !

– Allons ! courage, morbleu ! dit à son tour le vieux Boyrel d’un ton cordial quoique rude, toutes les balles et tous les boulets n’arrivent pas à leur destination, que diable ! d’ailleurs, madame, ajouta-t-il en baissant la voix et en se rapprochant d’Angèle avec mystère, M. Jules ne manquera pas d’amis. Pour ma part je sais combien il est bouillant et emporté, je veillerai sur lui, soyez-en sûre !

– Oh ! oui, veillez sur lui, dit Angèle en joignant les mains ; mettez le comble à vos bienfaits en le protégeant dans les combats comme vous l’avez protégé dans les misères de son enfance. N’oubliez pas qu’il est le denier de la veuve dans cet impôt d’enfants généreux que chaque mère paye aujourd’hui à la patrie. N’oubliez pas...

– Je n’oublierai rien, interrompit Boyrel, qui sentait combien ces épanchements affadissaient le courage. Allons, monsieur, continua-t-il en prenant son fusil et en se tournant vers Jules de Beaumont, il est temps d’aller retrouver nos camarades, ils sont si impatients, qu’ils commenceraient sans nous... et vous, madame, bon espoir ! Vous verrez que tout ira mieux que vous ne pensez ! Qui sait, ajouta-t-il comme entraîné par une idée dominante, quels secrets nous découvrirons derrière les vieilles murailles de cette prison d’Etat ? qui sait si des morts ne se lèveront pas comme par miracle du fond de ses cachots obscurs ?On raconte d’étranges choses sur la Bastille, et peut-être...

– Que voulez-vous dire ? s’écria le garde française avec précipitation.

– Eh bien, reprit le vieillard en étudiant l’effet de ses paroles, si l’on croit certains bruits répandus depuis peu, il serait possible que l’on trouvât dans les caveaux de la Bastille bien des vivants qui ont disparu depuis longtemps, et dont les familles ont reçu les extraits mortuaires, sans vouloir donner des espérances peut-être vaines...

– Malheureux ! vous allez la tuer avec vos récits incroyables ? s’écria Jules en courant pour soutenir sa mère qui chancelait ; et moi, ajouta-t-il en portant la main à sa poitrine, vous voulez donc que mon coeur se brise à force de battements ?

– En effet, ceci est un conte absurde, dit brusquement le vieillard, je suis un fou de vous rapporter de semblables propos ; cependant... partons, partons ! interrompit-il précipitamment.

Il allait entraîner Jules quand un nouvel événement vint attirer son attention.

Pendant que le jeune de Beaumont faisait ses adieux à sa mère, une grande rumeur s’était élevée dans la rue en face de la maison. Bientôt ce furent des imprécations, des menaces proférées par mille voix irritées ; enfin un hourra terrible monta jusqu’à la mansarde où se passait la scène mélancolique que nous venons de raconter. Boyrel connaissait de loin le bruit de l’émeute comme le marin connaît le bruit de la mer ; il courut à la fenêtre.

– Un rassemblement, dit-il, vient d’arrêter en face même de cette maison une magnifique voiture... un homme, un vieillard en descend... il est bien vêtu, mais son chapeau m’empêche de voir ses traits.

– A mort l’aristocrate ! A la lanterne, l’accapareur de blés ! hurla la foule avec rage.

Boyrel se retourna vivement vers madame de Beaumont et vers son fils.

– Vous l’entendez ! dit-il avec une joie cruelle ; un de ces misérables vient de tomber entre les mains du peuple ; on l’aura reconnu sans doute pendant qu’il fuyait... Eh bien ! que justice se fasse, puisque le jour de la justice est venu !

– Oui, que justice se fasse, répéta Jules.

Et il cherchait à éloigner sa mère de la rue.

– Cependant, dit Angèle en frémissant, si l’on s’était trompé, si l’on avait pris pour un accapareur de blés quelque paisible bourgeois...

Elle n’avait pas achevé ces mots, que des pas précipités se firent entendre dans l’escalier de la mansarde. Tout à coup la porte s’ouvrit ; un homme s’élança, pâle et hors d’haleine dans la petite chambre en s’écriant d’une voix suppliante :

– On me poursuit ! sauvez-moi ! sauvez-moi !

Comme l’avait dit Boyrel, c’était un vieillard dont l’extérieur annonçait l’opulence. Son air égaré, ses vêtements en désordre, attestaient l’effroi dont il était saisi ; il n’avait plus d’épée, et une cocarde tricolore qui ornait son chapeau montrait jusqu’à quel point il était disposé à céder aux exigences du moment.

X

La révélation.

Quoique cet ennemi ne parût pas bien redoutable, Boyrel attacha sur lui pendant quelques secondes un regard magnétique, puis tout à coup il porta rapidement son fusil à l’épaule ; on eût dit d’un chasseur surpris un moment, ajustant une bête fauve qui vient de se lever sous ses pas.

Madame de Beaumont poussa un cri d’effroi.

– Boyrel, ce serait une lâcheté ! dit Jules en avançant le bras pour détourner le coup.

Il n’en eut pas besoin. Une réflexion aussi rapide que l’éclair avait fait changer de détermination au vieil ouvrier. Il laissa tomber son fusil, se précipita sur l’étranger et le saisit avec violence par le collet de son habit.

– Tu ne nous échapperas pas cette fois ! cria-t-il d’une voix tonnante en le secouant comme un roseau.

Le malheureux tomba sur ses genoux.

– Boyrel, dit le garde française en cherchant à dégager le suppliant des mains de l’ouvrier, vous êtes trop cruel dans votre haine !... Si cet homme est un de nos ennemis, comme vous paraissez le croire, livrez-le au peuple qui le cherche ; mais que son sang ne coule pas sous les yeux et dans la demeure de ma mère !

– Ce sang, versé ici, serait une juste et légitime expiation ! s’écria Boyrel avec autorité. Jeune homme, savez-vous pour qui vous demandez grâce ?

– Oh ! je suis un honnête homme, un bon patriote, je vous le jure ! s’écria l’inconnu ; on m’a pris pour un autre... je suis un ami du peuple, moi... Ils viennent, continua-t-il en désignant l’escalier où se faisait déjà entendre un bruit confus de voix et de pas ; ils me tueront ! sauvez-moi, je suis un honnête homme.

– Infâme ! vous, un honnête homme ? Mais vous ne savez donc pas chez qui vous êtes, monsieur Pierre Malisset ?

Ce nom retentit comme un éclat de la foudre sur la tête des assistants. Madame de Beaumont se leva tout à coup, et désigna du doigt le financier prosterné :

– C’est lui, mon fils, s’écria-t-elle ; que ton père me pardonne de n’avoir pas reconnu d’abord un de ses assassins.

Mais, effrayée de la sentence qu’elle venait de porter par ce geste et ces paroles, elle retomba sur son siége en se couvrant les yeux.

– Pierre Masselet ! répéta Jules de Beaumont.

Il bondit et tira son épée qui flamboyait moins encore que ses yeux.

Mais au même instant la foule qui cherchait Malisset se rua dans la chambre. Des hommes armés de leur seule colère, des femmes aux cheveux épars, des enfants même envahirent cette étroite mansarde pour s’emparer de l’ennemi commun.

– Le voilà ! disait-on ; c’est Malisset ! C’est ce brigand qui a si longtemps affamé le peuple ! A mort ! à la lanterne !

Des mains crispées par la rage se tendirent vers le financier.

Mais Boyrel n’avait pas lâché son prisonnier ; il repoussa par un effort énergique, le jeune de Beaumont qui voulait frapper l’assassin de son père ; la foule qui voulait mettre en pièces un de ses plus cruels ennemis. Il traîna Malisset jusqu’au pied du portrait de Prévot de Beaumont, comme pour le mettre sous la sauvegarde de cette sainte image.

– Silence et arrière tous, s’écria-t-il d’une voix qui domina la tumulte et les vociférations ; si je n’avais besoin que cet homme vécût encore quelques instants, aurais-je laissé à d’autres le soin de nous venger.

– Non, non, pas de retards ! répondit-on de tous côtés ; vous êtes des traîtres, vous voulez le sauver !

– Qui ose appeler traîtres, dit Boyrel d’une voix imposante, le fils et l’ami de Prévot de Beaumont, dans la maison de Prévot de Beaumont, en présence de la veuve de Prévot de Beaumont ?

A ce nom révéré, la foule se recula avec respect. L’ouvrier jouit un moment de ce triomphe.

– Mes amis, reprit-il avec chaleur, j’ai conservé la vie de ce misérable, parce que j’attends de lui de grandes et importantes révélations... J’ai voulu apprendre de sa bouche ce qu’il a fait, lui et ses infâmes complices, de l’homme sublime dont vous voyez ici le fils et la femme.

Cette question produisit sur Malisset l’effet d’une pile galvanique sur un cadavre. Il se releva, et s’appuyant contre la muraille, il demanda timidement :

– Et si je réponds avec sincérité, si je vous apporte de bonnes nouvelles au sujet de celui dont vous me parlez, dites, me ferez-vous grâce ?

La foule resta immobile et muette ; mais Angèle, dans un élan d’enthousiasme, se précipita aux genoux du financier. Le peu de mots qu’il venait de prononcer lui avait donné de bien douces espérances.

– Oh ! oui, oui, parlez, monsieur, s’écria-t-elle, dites-moi qu’on m’a trompée, qu’il existe encore, dites cela, monsieur, et, je vous le jure, vous serez libre ; je me traînerai à deux genoux s’il le faut, devant ces braves gens pour leur demander votre vie, et ils ne me la refuseront pas !

– Et moi, dit le jeune garde française en élevant son épée, je pourrais, je crois, vous défendre jusqu’à la dernière goutte de mon sang contre une nation entière, si vous m’apprenez que mon père est encore vivant !...

– Il est encore vivant ! dit Malisset en relevant la tête, et il osa pour la première fois regarder la foule.

Des cris de joie et d’étonnement s’échappèrent de toutes les bouches. Angèle tomba évanouie dans les bras de son fils.

Le premier moment de trouble et d’agitation passé, Boyrel, qui faisait les fonctions de juge-instructeur devant le tribunal populaire, reprit en s’adressant à Malisset :

– Ne nous trompez pas, monsieur ; malheur à vous si vous mentez !... Où est à présent Prévot de Beaumont ?

Malisset se tut pendant quelques secondes. Il semblait hésiter entre deux écueils également redoutables ; mais il pensa sans doute qu’en face d’une révolution les secrets d’Etat les plus importants ne pouvaient plus être des secrets : le danger le plus pressant l’emporta.

– M. Prévot de Beaumont est encore à la Bastille ! dit-il enfin.

– Vous l’entendez ! s’écria Jules en courant vers la porte, mes amis, à la Bastille !

Boyrel l’arrêta au moment où il allait sortir, entraînant une partie des assistants avec lui.

– Vous ne savez pas encore si cet homme ne nous trompe pas, afin de se sauver, dit-il ; laissez-moi l’interroger encore.

Le jeune homme revint près de sa mère ; elle le remercia par son sourire divin, d’avoir été oubliée dans cet élan d’amour filial.

– Monsieur, reprit Boyrel en se tournant vers Malisset, il nous faut la vérité et la vérité entière... Prenez-y garde ! Nous voulons connaître le sort de notre défenseur, à partir du jour de son arrestation. Parlez avec franchise, puisqu’on vous a promis de vous pardonner à ce prix. Nous le savons bien, on n’a pas eu de pitié pour l’ennemi des accapareurs ; nous ne vous croirions pas si vous disiez qu’on l’a traité avec douceur !

Malisset promena des regards inquiets sur ceux qui l’entouraient. Comme l’avait dit Boyrel, un mensonge n’aurait pu tromper le peuple ; d’un autre côté, la vérité nue était peut-être de nature à soulever contre lui quelque nouvel orage. Il se résigna pourtant à dire la vérité ; d’ailleurs, dans le désordre d’esprit où il était, il n’avait pas le temps de préparer un mensonge.

– M. Prévot de Beaumont, balbutia-t-il, avait commis un de ces crimes que certaines gens haut placées ne pardonnent pas. Sans se douter peut-être de l’importance de son entreprise, il avait menacé une institution sans laquelle, malheureusement, l’Etat ne pouvait plus se soutenir à cause du déplorable état des finances. Le traité des blés du roi...

– Le pacte de famine ! hurla de peuple.

– Le pacte de famine donc, puisqu’il vous plaît d’appeler ainsi cet acte financier, reprit Malisset tremblant, était un de ces secrets auxquels on ne doit pas toucher sous peine de haute trahison... Or on avait acquis la certitude que Prévot de Beaumont savait tout ce qui était relatif à ces vastes spéculations. Il n’avait pas besoin de fournir, par un appel aux armes, un prétexte à son arrestation ; le jour où il avait laissé seulement soupçonner de l’hostilité contre ces manoeuvres, il était perdu. Aussi ne faut-il pas s’étonner des rigueurs exercées contre lui dans les cinq prisons qu’il a successivement traversées !

– Cinq prisons ! répéta Angèle en levant les mains au ciel.

– Dites tout ! s’écria Jules d’une voix retentissante.

– Oui, cinq prisons, reprit Malisset de plus en plus convaincu que la vérité dans toute son horreur pouvait seule le sauver parce qu’elle ne serait pas suspecte à ses auditeurs ; d’abord il a été transporté à Vincennes. Là, on l’a enchaîné par le milieu du corps dans un cachot obscur, il couchait sur une planche ; sa nourriture se composait de deux onces de pain et d’un verre d’eau.

Un cri d’horreur s’éleva dans l’assemblée.

– Oh ! je repousse la responsabilité de semblables cruautés ! continua le financier. Je vous l’ai dit, braves gens, d’autres plus puissants et plus vindicatifs ont accompli cette épouvantable vengeance... Je suis un homme paisible, et depuis que je me suis retiré des affaires, je vis tranquille et sans passion dans ma retraite.

– Et vous jouissez en paix des richesses que vous nous avez extorquées liard à liard, dit une voix menaçante.

Malisset feignit de n’avoir pas entendu cette interpellation.

– Depuis, reprit-il, en cherchant à abréger ce pénible interrogatoire, M. de Beaumont a été transporté à la Bastille, où il a souffert les mêmes traitements qu’à Vincennes... De là, il a été envoyé à Charenton, et confondu avec les malheureux fous de cette maison, puis à Bicêtre, où il a été confondu avec les assassins, enfin il a été ramené à la Bastille, et il a été oublié.

– Mais, demanda madame de Beaumont, en faisant un effort pour prononcer quelques paroles, que signifie cet extrait mortuaire, cette confiscation de nos biens ?...

– On savait, madame, que vous aviez le projet d’aller vous jeter aux pieds du roi pour lui demander la grâce de votre mari ; il fallait à tout prix prévenir cette démarche ; elle eût été un scandale public.

– Ou plutôt les ennemis implacables de Prévot craignaient que le roi ne fît grâce !

– Le roi ne le pouvait pas, madame, dit Malisset comme entraîné par la force de la vérité ; le roi savait tout, et tout se faisait par son ordre.

– Vous l’entendez ! s’écria Boyrel en regardant la foule.

On entendit des imprécations contre le feu roi Louis XV, le Bien-Aimé.

– Eh bien ! comment Turgot et Necker qui, dit-on, étaient des ministres probes et honnêtes, n’ont-ils pas rendu la liberté à l’infortuné Prévot ? demanda un des assistants.

– Turgot et Necker avaient annoncé en arrivant au pouvoir qu’ils feraient pendre les accapareurs, qu’ils déchireraient le pacte de famine... Mais il y a quelque chose de plus puissant que les ministres et même que les rois, c’est la nécessité d’Etat. Le pacte existe encore et Prévot de Beaumont est encore à la Bastille.

Malisset s’arrêta et sembla attendre avec inquiétude de nouvelles questions.

– Voyez-vous cet homme !... s’écria Boyrel d’un ton exalté en désignant le financier, il vient de faire pour la révolution le plus beau plaidoyer qui soit jamais sorti d’une bouche humaine ! Avec de semblables récits un peuple peut reculer des montagnes.

– Laissez-moi donc me retirer, demanda Malisset timidement.

– Qu’il parte ! dit une voix dans la foule ; sa franchise l’a sauvé pour aujourd’hui, nous verrons plus tard.

Une demi-heure après, Boyrel, qui venait d’accompagner Malisset jusqu’à sa voiture pour le défendre contre les émeutiers, rentra dans la mansarde. La foule s’était retirée ; madame de Beaumont et son fils, agenouillés devant le portrait de Prévot, priaient toujours et pleuraient, mais cette fois de bonheur et d’espérance.

– Enfant, dit-il de sa voix rude, votre père vous attend à la Bastille !

– Mon père ! s’écria le jeune homme ; je croyais avoir à le venger, j’ai à le sauver... marchons !

Il embrassa sa mère et suivit Boyrel.

XI

Le combat.

Le lendemain dès le matin (14 juillet 1789), une foule immense était réunie devant la porte principale de la Bastille. Le temps était beau, le ciel pur ; le soleil brillait dans tout son éclat. Ce chaud soleil des jours caniculaires, qui brûle les cerveaux et fait fermenter dans les âmes les passions destructives, n’avait pas cette fois encore manqué son effet sur la population parisienne ; elle s’agitait menaçante et terrible autour de la forteresse.

Cependant le vieil et noir édifice ne s’était pas encore ému du bruit de cet orage prochain. Ses neufs tours s’élevaient toujours fièrement, avec leurs couronnes de créneaux gigantesques, avec leurs ceintures de murailles et de fossés. Pas un soldat ne se montrait aux petites fenêtres ouvertes çà et là comme des meurtrières ; on eût dit que la Bastille voulait se défendre seulement par l’épaisseur de ses murs, par la masse imposante de sa construction, mole suâ. Son pont-levis était levé, ses canons, bourrés de mitraille, dormaient immobiles au haut des plates-formes : elle attendait.

A midi, pas un seul coup de fusil n’avait encore été tiré. Le peuple et la Bastille, comme deux adversaires géants, se mesuraient du regard sans qu’aucun d’eux osât attaquer l’autre le premier.

Tout à coup une nouvelle troupe déboucha bruyamment par la rue de la Cerisaie. Les arrivants étaient armés :

– Vingt-sept mille fusils et des canons sont au pouvoir du peuple ! dit l’un d’eux d’une voix joyeuse. Que ceux qui n’ont pas d’armes aillent en chercher à l’hôtel des Invalides.

Un hourra universel accueillit cette grande nouvelle ; aussitôt une partie de la foule se précipita vers le boulevard en poussant déjà des acclamations de triomphe.

Cependant une petite troupe de gens déterminés et bien pourvus d’armes s’étaient cantonnés près de la place ; elle ne sembla pas s’apercevoir de l’espèce de mouvement rétrograde occasionné par cette désertion momentanée. Jules de Beaumont et Boyrel qui en étaient les chefs s’entretenaient à demi-voix d’un hardi projet qu’ils méditaient, quand un de ces personnages importants, qui jouent dans les émeutes le rôle de la mouche du coche, s’approcha du jeune militaire, et lui dit avec brusquerie :

– Est-ce ici votre place, monsieur ! ne devriez-vous pas être avec vos camarades, les gardes françaises ?... en ce moment ils conduisent ici les canons que nous venons de prendre aux Invalides !

Jules de Beaumont lui jeta un regard de dédain et de colère.

– Moi, m’éloigner un seul instant ! s’écria-t-il, oubliant dans sa préoccupation filiale que l’étranger n’était pas dans la confidence de ses secrets ; moi, perdre de vue une minute ces murailles derrière lesquelles gémit mon père !... Monsieur, ajouta-t-il avec chaleur en montrant une des grosses pierres sur lesquelles s’abattait le pont-levis, j’ai passé la nuit sur le seuil de la Bastille pour qu’on ne me ravisse pas le trésor qu’elle renferme... mon poste est là, au premier rang, et vous allez voir que je ne reculerai pas.

Un jeune ouvrier de la bande de Boyrel parut tenant à la main deux de ces lourdes haches dont se servent les charpentiers pour équarrir les poutres.

Boyrel en prit une, Jules de Beaumont s’empara de l’autre. Le meneur les regarda avec étonnement, sans comprendre leur projet.

En avant du pont-levis, sur les bords extérieurs du fossé, s’élevait un corps de garde abandonné par la garnison, qui s’était retirée dans l’intérieur de la forteresse ; le toit de ce corps de garde pouvait être atteint facilement, et de là on pouvait se trouver à portée d’abattre les chaînes du pont. Ce fut vers cet édifice que se dirigèrent Boyrel et son pupille. Jules, leste, ardent, eut promptement escaladé le toit, et il s’élança vers le point le plus rapproché des chaînes en brandissant sa pesante hache. La foule attentive ne savait encore dans quel but ces deux hommes s’exposaient à recevoir à bout portant le feu des assiégés.

Boyrel allait ainsi frapper la chaîne du pont ; Jules de Beaumont le retint par le bras.

– Au nom de mon père ! s’écria-t-il avec solennité, laissez-moi porter le premier coup à la Bastille !

Et sa hache s’abattit lourdement sur les énormes anneaux de fer ; Boyrel l’imita. Les coups des deux audacieux se firent entendre, à intervalles égaux, par-dessus le tumulte et se prolongèrent dans les vastes cours de la vieille prison d’Etat.

En ce moment, une terreur panique s’empara de la foule. On venait de voir des fusils sortir des meurtrières ; des artilleurs se montraient au haut des tours, tenant des mèches allumées au-dessus de leurs pièces. La plupart des assaillants prirent la fuite, épouvantés par cette terrible démonstration.

– Ces gens-là sont fous ! dit le meneur en jetant loin de lui son beau fusil neuf afin de courir plus vite ; par leur précipitation, ils vont nous faire massacrer tous.

D’autres, plus généreux, poussèrent de grands cris pour avertir Jules et Boyrel du péril ; mais Jules et Boyrel ne semblaient rien entendre. Les soldats qui venaient d’apparaître tout à coup aux fenêtres, aux meurtrières, derrière les créneaux, proférèrent des menaces et des imprécations en leur ordonnant de descendre de leur poste au plus vite ; mais les téméraires, sans se déranger, sans même tourner la tête pour savoir ce qu’ils avaient à craindre, continuaient leur bruyante besogne, frappant en cadence les chaînons de fer qui commençaient à céder.

– Retirez-vous, ou vous êtes morts ! cria une voix terrible du haut d’une tour.

Jules et Boyrel frappèrent à la fois un coup plus terrible que les autres ; les chaînes se rompirent, le pont tomba avec un bruit épouvantable, livrant aux assiégeants l’entrée de la première enceinte de la Bastille.

– Vive la liberté ! cria le peuple en s’avançant avec impétuosité au milieu du nuage de poussière que cette chute venait d’élever.

– Mon père ! mon père ! dit Jules de Beaumont.

Il jeta sa hache, devenue inutile, et s’élança dans l’avant-cour, où déjà se ruait la foule. Une effroyable décharge de mousqueterie se fit entendre ; Jules s’empara du fusil d’un homme blessé mortellement à ses côtés, et quand Boyrel vint joindre son pupille, le combat était définitivement engagé entre la garnison de la Bastille et la population parisienne.

On connaît la suite des événements de cette mémorable journée ; à cinq heures, la Bastille était prise.

Pendant la lutte, ni Boyrel, ni Jules de Beaumont ne reculèrent d’un pas. Entourés de quelques ouvriers, parents ou amis du vieux Boyrel, on les vit continuellement charger et décharger leurs armes, sans s’inquiéter de ceux qui tombaient autour d’eux ; ils semblaient puiser une ardeur toujours nouvelle dans ce nom magique de Prévot de Beaumont, qu’ils prononçaient parfois en jetant aux échos de la prison féodale le bruit d’une explosion nouvelle. Cependant, Boyrel n’avait pas oublié les prières de la mère de Jules ; souvent il le prit par le bras pour lui faire éviter une balle, souvent il couvrit de son corps le jeune soldat que son courage emportait trop loin. L’homme du peuple continuait d’acquitter la dette du peuple envers la courageuse famille de Beaumont.

Jules fut le premier à pénétrer dans l’intérieur de la forteresse, aussitôt que le second pont-levis fut baissé ; mais Boyrel, encore tout échauffé par le combat, s’arrêta sur le revers extérieur du fossé. Il appela le jeune ouvrier qui avait précédemment apporté des haches, et il lui donna une mission pour madame de Beaumont, qui était en proie sans doute à de mortelles inquiétudes.

Jules, entraîné par son impatience filiale, avait traversé la grande cour sans faire attention à la scène de terreur et d’extermination dont elle était le théâtre ; il ne voyait rien dans ce moment suprême où il allait enfin apprendre le secret de l’impitoyable Bastille à l’égard de ce père qu’il vénérait comme Dieu sans avoir jamais vu que son image. Un vaste escalier était devant lui ; il le franchit avec rapidité, fit tourner lourdement sur ses gonds rouillés une porte en chêne de vingt pieds de haut ; alors une longue suite de corridors humides et obscurs se montra devant lui.

Sans s’arrêter pour réfléchir ou pour chercher un guide, il s’élança dans ce dédale sans fin de galeries et de cachots. A mesure qu’il s’éloignait de la porte par laquelle il était entré, l’obscurité et le silence devenaient plus complets. Bientôt il n’entendit plus ces cris effrénés, ces coups de fusil continuels qui retentissaient encore dans le lointain ; les murs de la Bastille étouffaient le tumulte du dehors, comme ils avaient si longtemps étouffé les soupirs du dedans.

– Prévot de Beaumont ! Prévot de Beaumont ! cria-t-il d’une voix forte.

Il s’arrêta pour écouter si quelque plainte, quelque gémissement répondrait à cet appel. Sa voix se prolongea dans la profondeur des corridors, un écho sec répéta encore quelques instants le bruit de ses pas ; puis tout retomba dans un silence morne et sépulcral.

XII

Le cachot.

Tout à coup, à l’angle d’une galerie basse, plus effrayante que les autres, le jeune garde française aperçut une porte donnant accès dans les souterrains du château. Une petite lampe, à demi éteinte, faute d’huile, éclairait faiblement les premières marches d’un escalier qui semblait descendre dans les entrailles de la terre. Son coeur se serra à cette vue ; on eût dit de l’entrée d’un tombeau. Mais le souvenir de son père vint lui rendre la force et le courage.

– Il est là ! murmura-t-il en courant vers les souterrains.

Il s’enfonçait déjà dans ce gouffre méphitique et ténébreux, quand un bruit confus se fit entendre à l’autre bout de la galerie. Bientôt il reconnut Boyrel, accompagné de quelques-uns de ses compagnons qui s’étaient munis de flambeaux. Au milieu d’eux marchait un porte-clefs qu’ils avaient amené de force pour leur servir de guide. Boyrel courut avec joie vers son pupille, et il voulut lui faire des reproches de l’avoir quitté un moment.

– Boyrel, interrompit précipitamment l’impétueux Beaumont, un seul mot : mon père...

– Il vit ; il est là, répondit le vieil ouvrier en désignant l’entrée du souterrain.

– C’était Dieu qui me conduisait ! s’écria Jules en tombant dans les bras de son ami.

On se mit à descendre l’escalier tortueux et glissant des cachots. Tout en marchant sous ces voûtes noircies par le temps et par la fumée des lampes, Jules trouva assez de force pour demander au porte-clefs dans quel état ils allaient trouver son père.

– Oh ! il se porte bien, celui-là ! dit le géôlier d’un ton bourru, et adouci néanmoins par la terreur que lui inspirait la victoire du peuple ; c’est un de ces corps de fer qui usent les prisons... Cependant, ajouta-t-il avec un geste expressif, quelquefois la raison...

– Oh ! mon Dieu ! serait-il devenu insensé ?

Le geôlier, sans s’expliquer davantage s’arrêta devant une porte basse dont il chercha longtemps la clef dans l’énorme trousseau suspendu à sa ceinture. La minute qui s’écoula pendant cette recherche parut un siècle aux assistants. Quand la porte s’ouvrit, tous se précipitèrent dans le cachot ; Jules s’avança les bras tendus vers le prisonnier, il s’arrêta aussitôt frappé d’horreur.

A la lueur des torches que portaient ses compagnons, car le jour pénétrait seulement dans ce souterrain par un étroit soupirail qui brillait à la voûte comme une étoile près de s’éteindre, il aperçut, gisant sur un peu de paille, une pauvre créature écrasée sous le poids de ses chaînes. C’était un vieillard maigre, jaune, aux membres roidis par l’humidité du cachot. Il était vêtu d’un de ces sarreaux de toile grossière, costume ordinaire des prisonniers de la Bastille. Une longue chevelure blanche et une barbe blanche presque aussi longue que la chevelure, empêchaient de voir son visage profondément sillonné de rides. Il porta péniblement à ses yeux sa main décharnée, comme si l’éclat subit des lumières eût blessé sa vue.

– Qui est là ? demanda-t-il d’une voix cassée et traînante.

Jules, revenu de son premier mouvement de surprise et de terreur, allait s’élancer vers le vieillard et lui prodiguer les noms les plus doux ; mais Boyrel, qui voyait quels ménagements nécessitait la faiblesse physique et morale du malheureux prisonnier, retint par le bras l’impétueux jeune homme et lui fit signe de se taire. Jules obéit avec effort à cette injonction, dont il sentait l’importance. Tout le monde se tut à son exemple.

Alors Boyrel, dont les yeux étaient pleins de larmes, se mit à genoux devant le vieillard.

– Ami, soupira-t-il, c’est la liberté.

Le prisonnier ne répondit pas ; mais une expression de béatitude céleste se montra sur son visage, comme si un ange se fût penché sur lui pour glisser à ses oreilles des consolations divines.

– Vos sens ne vous trompent pas, Prévot de Beaumont, continua Boyrel, devinant sa pensée ; c’est un homme qui vous parle, c’est un frère...

– Qui êtes-vous donc ? demanda le vieillard après un nouveau silence.

– Je suis, dit Boyrel avec plus de force et avec un accent solennel, je suis un envoyé du peuple que vous avez tant aimé, et je viens vous dire : Prévot de Beaumont, levez-vous, vous êtes libre !

Le prisonnier sembla retrouver une partie de ses facultés ; il s’agita sur la paille.

– Cet appel, je l’ai attendu bien des heures, dit-il ; il ne s’est pas fait entendre... Maintenant, il est trop tard ; ils ont épuisé ma force et mon courage ; ils ont tué avant le temps, et l’âme qui pense et le corps qui agit... Voyez, je ne peux plus me lever à la voix du peuple, et puis mes souvenirs se sont éteints... Oh ! aidez-moi donc, aidez-moi donc ! continua-t-il en s’agitant, comme s’il eût voulu réveiller son intelligence engourdie par tant d’années de souffrances.

Boyrel ordonna au geôlier d’ôter les fers du prisonnier, et pendant que Jules, tout palpitant d’émotion, l’aidait dans cette pieuse occupation, il fit boire au vieillard quelques gouttes d’une potion cordiale qu’il avait eu soin d’apporter. Pendant cette opération, Prévot, qui jusque-là avait tenu sa main devant ses yeux pour les garantir de l’éclat des lumières, la laissa tomber un moment et poussa un grand cri. Il venait de voir les nombreux spectateurs de cette scène lugubre.

– Ces hommes, qui sont-ils ? demanda-t-il avec une terreur d’enfant.

Jules ne pouvait plus se contenir ; mais Boyrel sentit qu’il n’était pas prudent d’éprouver sitôt le malheureux prisonnier par une forte émotion.

– Prévot de Beaumont, reprit-il, ne connaît-il plus les enfants de ce peuple pour lequel il s’est si noblement dévoué autrefois ?... ne vous souvient-il plus de cette vie passée, de cette vie si pleine de grands projets, de riches espérances et d’actions héroïques ?

Le vieillard parut réfléchir, et dit en s’animant à mesure qu’il parlait :

– Attendez, oui, je commence à me souvenir... les pauvres avaient faim, n’est-ce pas ? partout la misère, des figures hâves, des haillons, des cris de rage... moi j’eus pitié de ces souffrances : oui, c’est cela. Il y avait une ligue entre quelques méchants ; moi je voulus briser cette ligue. Oh ! j’y suis maintenant ; le pacte de Famine ! je voulais anéantir le Pacte de Famine !...

Prévot de Beaumont s’arrêta encore ; Boyrel lui donna quelques gouttes de cordial, et le martyr sembla retrouver peu à peu les forces nécessaires à la continuation de ce douloureux entretien.

– Vous souvient-il aussi, reprit Boyrel en soulevant avec précaution la tête de Prévot, tandis que Jules frictionnait en silence les bras et les jambes de son père endoloris par les fers, vous souvient-il aussi d’un pauvre ouvrier qui vous aidait de son crédit auprès des petites gens comme lui ? cet ouvrier, cet ami, c’était Boyrel, le charpentier... c’était moi...

Le vieillard chercha dans sa tête une idée vague et presque effacée ; il dit au bout d’un moment :

– J’ai oublié votre nom, frère, mais je me souviens de votre personne.

Il tendit sa main tremblante à Boyrel ; ce fut Jules de Beaumont qui la couvrit de larmes et de baisers. Le vieil ouvrier lui fit signe de prendre patience encore quelques instants. Il allait recommencer ses questions quand le vieillard, qui, pendant cette pose avait balbutié quelques paroles inintelligibles, se dressa tout à coup sur son séant :

– Attendez, s’écria-t-il en se pressant le front comme pour aider l’effort de la mémoire, je me souviens encore... mon père ! qu’avez-vous fait de mon père ?... et Angèle, cette douce et belle créature qui m’est apparue si souvent dans mes rêves du cachot, au temps où je rêvais encore, qu’est-elle devenue ?... et mon fils, cet enfant si blond et souriant qui devait me venger ?...

– Le voici, mon père ! s’écria le jeune de Beaumont en s’élançant dans ses bras, il a tenu le voeu que sa mère avait fait en son nom.

Pendant cette scène, plusieurs assistants avaient éteint leurs flambeaux dont l’éclat fatiguait la vue de l’infortuné Prévot ; une seule torche était restée allumée, et cette lueur douce lui permettait de distinguer tout ce qui l’environnait. Il put donc contempler ce fils que le ciel lui rendait. Quand il eut envisagé ce noble et beau jeune homme dont les traits exprimaient tant de bonheur, de vénération et d’amour, un cri d’orgueil et de joie s’échappa de sa poitrine ; il le pressa dans ses bras, et une larme, la dernière peut-être, coula lentement sur ses joues osseuses, comme pour annoncer que dans ce vieillard presque mourant quelques minutes auparavant, le coeur venait de se réveiller après l’intelligence et la mémoire.

Tout à coup le prisonnier repoussa son fils.

– Enfant, qu’as-tu fait de ta mère ? demanda-t-il.

Jules allait répondre, quand madame de Beaumont, prévenue par les soins de Boyrel, entra dans le cachot ; elle se jeta à genoux sur la paille où gisait le martyr.

– Je viens vous demander pardon pour votre père qui n’est plus ! s’écria-t-elle. Prévot de Beaumont, ayez pitié de moi, car depuis plus de vingt ans j’ai cruellement expié ma faiblesse... Mon fils, ajouta-t-elle en s’adressant à Jules, intercédez pour votre mère.

Le prisonnier les regarda tous deux à genoux ; une ineffable expression de félicité se montra sur son visage. Il leur tendit la main ; mais, comme si cette dernière émotion eût été trop violente pour son organisation défaillante, il s’affaissa sur la paille en prononçant des mots inarticulés.

– Le voilà retombé dans ses accès, dit le geôlier avec indifférence. Maintenant vous ne pourrez de longtemps tirer de lui une parole...

– Portons-le en haut, dit Boyrel, l’air de la liberté le ranimera peut-être.

Il le prit dans ses bras ; Jules souleva avec de religieuses précautions la tête de son père, tandis qu’Angèle soutenait en pleurant ses mains glacées. Puis ils montèrent lentement l’escalier du souterrain, accompagnés de leurs amis ; ce triste cortége s’avança vers la grande porte qui donnait dans la cour principale de la Bastille.

Cette cour présentait en ce moment un aspect grandiose et terrible. Le soleil couchant dorait encore les créneaux des hautes tours, mais l’obscurité commençait déjà dans l’enceinte profonde qu’entouraient ces bâtiments lugubres. Les ponts-levis, baissés, laissaient apercevoir dans le lointain la foule bruyante, les batteries de canon dirigées par le peuple contre la forteresse. Un nuage de poussière et de fumée planait dans une atmosphère tiède et immobile au-dessus de toutes ces têtes flottantes. Des gardes françaises avec leurs brillants uniformes, des gens du peuple en vestes grises ou demi-nus, des clercs de la basoche avec leur costume écarlate, et même des ecclésiastiques en soutane noire, mais tous armés, tous glorieux de leur cocarde tricolore, la poitrine encore haletante de la fatigue du combat, allaient et venaient, faisant entendre continuellement des cris de triomphe et de menace, de haine et de liberté. Çà et là des cadavres étaient foulés aux pieds ; à l’écart, dans les angles obscurs de cette cour, gémissaient quelques blessés qu’on ne regardait pas. On avait aussi transporté là des prisonniers arrachés, comme Prévot de Beaumont, aux impitoyables souterrains de la Bastille. La foule se pressait alentour pour voir ces victimes des passions politiques, ces squelettes vivants qui avaient oublié leur nom et leur histoire, et dont plusieurs moururent de saisissement à la vue de la lumière du ciel.

Sans doute, cet éclat lumineux, cet air libre et léger, ce mouvement et ce bruit, au sortir d’un cachot où tout était silencieux, immobile et noir, produisit sur Prévot de Beaumont une impression non moins profonde. Il s’agita convulsivement entre les bras de ses libérateurs ; son organisation débile et maladive fut sur le point de se briser sous l’action d’une vivacité surabondante. On le déposa sur le perron, exposé aux regards de la foule, et il resta quelques instants sans mouvement et sans voix.

Cependant les gens du peuple qui remplissaient la cour, à la vue de cet homme effrayant de vieillesse et de maigreur, à la vue des soins respectueux et pleins d’amour que lui prodiguaient ce jeune militaire, cette femme en pleurs, ces jeunes gens, attentifs et empressés, accoururent avec empressement pour savoir quelle était cette triste victime des vengeances du pouvoir. Bientôt le nom de Prévot de Beaumont fut dans toutes les bouches ; on se rappelait son dévouement, ses souffrances. Dans ce moment d’enthousiasme, il ‘en fallait pas tant pour exciter l’admiration jusqu’au fanatisme ; chacun voulait contempler les traits flétris de celui qui avait fait jadis une si terrible guerre aux accapareurs et au pacte de famine.

– Vive Prévot de Beaumont ! crièrent mille voix.

– Portons-le en triomphe autour des remparts de la Bastille ! proposa l’orateur du matin.

– Oui, oui, en triomphe ! répéta-t-on de toutes parts.

On voulut élever le prisonnier sur quelques bras entrelacés ; mais Boyrel se jeta au-devant des enthousiastes et s’écria d’une voix de tonnerre en les repoussant :

– Insensés ! ne voyez-vous pas qu’il va mourir ?

Cependant, cette vigoureuse constitution, qui avait résisté aux privations et aux tortures du cachot, n’avait pas cédé tout à fait sous l’influence dévorante d’un air trop vif et trop pur. Bientôt elle sembla reprendre le dessus. Le vieillard, le premier moment de crise passé, respira plus librement ; on redoubla de soins pour le rappeler à lui, et on eut enfin la joie de lui voir rouvrir les yeux.

Le peuple salua par un redoublement de vivats et de cris de liberté ces symptômes favorables, et cette fois les acclamations ne semblaient pas frapper inutilement l’oreille de Prévot de Beaumont. Il écouta un moment ; sa physionomie prit une expression de méditation profonde ; puis tout à coup fit un violent effort, se leva debout, au grand étonnement des spectateurs, et prononça quelques paroles qu’on ne put entendre.

Aussitôt, un profond silence s’établit dans cette vaste cour ; les blessés eux-mêmes retinrent leurs plaintes et leurs gémissements. Tous les regards se tournèrent spontanément vers ce cadavre vivant, à la longue barbe blanche, aux membres tordus, comme s’il sortait d’une tombe étroite. Debout sur le perron, du haut duquel il dominait la foule, appuyé, d’un côté, sur un jeune homme plein de force et de vigueur, de l’autre, sur une femme vieille et courbée comme lui, il tendit son bras décharné vers la foule attentive :

– Le grand peuple qui a compris la liberté, dit-il d’une voix faible et cependant distincte, le peuple qui me fait revoir la lumière du jour, ce peuple a-t-il du pain ?

Un silence morne et solennel régna encore pendant quelques minutes. Puis, du milieu de la foule, sortit une voix lamentable qui répondit :

– Non !

Prévot de Beaumont resta un moment immobile, comme s’il n’avait pas compris cette parole. Puis son oeil s’anima, il fit un geste sublime de colère et de pitié :

– Pourquoi donc avez-vous pris la Bastille ? s’écria-t-il.


Huit jours après (le 22 juillet), madame de Beaumont et Jules veillaient sur l’infortuné prisonnier qui, depuis cette scène, n’avait pas eu un moment lucide. On l’avait transporté dans un petit appartement de la rue du Temple, et, d’un moment à l’autre, on s’attendait à le voir expirer. Cependant on eût dit que son âme ardente ne pouvait quitter ce corps usé avant quelque grand événement dont l’espérance la rattachait à la terre. Elle errait sur ces lèvres pâles et contractées, prête à s’envoler vers le ciel aussitôt qu’un signal inconnu lui serait donné.

La mère et le fils pleuraient en regardant cet infortuné qui ne leur avait été rendu que pour leur être enlevé si vite, quand tout à coup Boyrel, les vêtements en désordre et haletant d’une course rapide, entra dans la chambre, il s’approcha du lit où gisait le moribond :

– Prévot de Beaumont, s’écria-t-il, réjouissez-vous : le Pacte de Famine est anéanti. Foulon et Bertier, les chefs des accapareurs, viennent d’être mis à mort par le peuple ; les frères Leleu sont en fuite, et Pinié, le caissier de cette bande exécrable, s’est brûlé la cervelle dans la forêt du Vesinet...

A cette nouvelle, Prévot se souleva sur son lit et dit avec une douceur ineffable, en exhalant son dernier soupir :

– Adieu, mes amis ; je puis mourir maintenant, le peuple aura du pain.

Le martyr mourut et la famine continua. Que la honte en retombe sur les véritables auteurs ! La postérité saura leurs noms.


FIN.


retour
table des auteurs et des anonymes